A. Tocqueville

De la democratie en Amerique

이윤진이카루스 2011. 1. 4. 19:19

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G



ŒUVRES COMPLÈTES .

DALEXIS^DE TOCQUEVILLE

PAU MADAIaE de TOCQUEVILLE



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pAiiis. — iMP. sixux nAÇo:( kt comi'., hue b'EnFL'inii, 1.



o



DE LA



DÉMOCRATIE

EN AMÉRIQUE



ALEXIS DE TOCQUÈVILLE

MEMDIlt Db l'institut



QUINZIÈME ÉDITION



REVLE AVEC LE ILUS GRA!<D SOIN ET AUGMENTEE DE LA PREFACE
lllbE EN TÊTE DES ŒUVRES COMPLÈTES



TOME PREMIER




PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

nUE VIVIEXNE, 2 BIS, ET BOnLËVAttO DES ITALIENS, 15

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1868

Droits de reproduction et de traduction rvscrvés



PRÉFACE



Quand un homme, que ses écrits ont illustré, disparaît
de ce monde et que la popularité de ses œuvres lui sur-
vit, le moment est venu de les rassembler et de les publier
toutes ensemble.

Chacune d'elles semble acquérir un nouveau prix de
sa réunion avec les autres. on aime à connaître tout ce
qu'a pensé un auteur favori. Rien de ce qui est sorti
de sa plume n'est indifférent. Alors même qu'on établit
des degrés dans le jugement qu'on porte sur ses diverses
productions, on n'en met aucune dans la sympathie
qu'on leur accorde. L'écrivain regretté du public est
un ami qu'on vient de perdre et dont on s'efforce de
retrouver les traits. on lit et on relit ses écrits, on les
i^assemble ; on recherche sa pensée sous toutes les formes

1. a.



H PRÉFACE.

qu'elle a prisespours'exprimer, livres, discours publics,
lettres particulières, notes fugitives ; on forme du tout un
ensemble, .d'où l'on extrait la physionomie particulière
de l'auteur : comme ferait un sculpteur ou un peintre qui
n'ayant plus le modèle sous les yeux, au moyen de traits
épars recueillis çà et là, recompose une figure et crée
encore un portrait fidèle.

Cette disposition du public est encore plus naturelle,
quand celui qui la lui inspire s'offre à son souvenir sous
des aspects plus divers ; lorsque l'écrivain dont la
mémoire lui est chère a été tout à la fois homme de
lettres et homme politique; que, célèbre comme pu-
bliciste, il a joué un rôle dans rÉlat,etqu'il a, ne fût-ce
qu'un instant, comme ministre, tenu dans ses mains le
pouvoir.

On aime à juger du même coup d'oeil quelle influence
eurent les spéculations du philosophe sur sa participation
aux affaires ; si l'homme privé eut une autre morale que
rhomme public; comme il mit ses théories d'accord avec
sa pratique et comment le penseur sut agir.

Alors on envisage l'écrivain sous toutes ses faces. on
ne sépare point l'homme d'action du moraliste. Après
avoir écouté le savant à l'Institut, on va l'entendre à la
tribune. on juge ainsi le secours que les lettres prêtent à
la politique, l'autorité que la pratique offre à la science,
et l'influence que la moralité privée exerce sur les vertus
publiques.



PRÉFACE. m

L'édition dont ce volume forme le tome premier, con-
tiendra les œuvres complètes d'Alexis de Tocqueville :
celles qui ont déjà été publiées, et celles qui sont encore
inédites.

Ces œuvres sont en petit nombre : car Tocqueville,
dont l'esprit était toujoursen travail, écrivait peu, et il ne
publiait pas tout ce qu'il écrivait ; mais il est permis de
dire qu'il n'a publié que des chefs-d'œuvre.

On peut apparemment donner ce nom à ses deux grands
ouvrages sur la Démocratie en Amérique^ et à son livre
V Ancien Régime et la Révolution. Et si les deux volumes
de Correspondance et à'Œuvres diverses^ qui ont paru
après sa mort, n'attestent pas la même puissance de
composition et les mêmes efforts de génie que les précé-
dents ouvrages, peut-être ne leur sont-ils pas inférieurs
en mérite littéraire. Ils leur ressemblent du moins par le
succès égal qu'ils ont obtenu.

Ce n'est pas le nombre des œuvres d'un grand écrivain
qui fait sa puissance et la durée de sa gloire : c'est la
fixité et la permanence du but vers lequel tendent toutes
ses pensées, quand ce but est celui du bonheur de ses
semblables et de leur dignité. Les hommes peuvent aimer
un jour l'écrivain qui les intéresse et qui travaille à leur
plaire tout en les méprisant ; mais ils ne gardent un sou-
venir durable que pour l'écrivain qui lui-même lesaime,
les estime, les charme sans les corrompre, les reprend
sans les abaisser, aspire sans cesse à les grandir, et qui,



IV PRÉFACE.

mettant de nobles facultés au service de leurs destinées,
consacre tout ce qu'il a d'intelligence et de cœur à les
rendre tout à la fois meilleurs, plus heureux et plus libres.
C'est ce caractère, particulier aux écrits de Tocqueville,
qui, malgré leur petit nombre, explique leur autorité et
la renommée de leur auteur, grande en France, non moins
grande à Télranger ; renommée toujours croissante, et
dont le bruit retentit partout où se fait un écho ; dans la
presse quotidienne et périodique ; dans les journaux et
dans les revues comme dans les livres ; à la tribune fran-
çaise comme dans le parlement anglais ; à Bruxelles, à
Berlin, à Madrid et à Vienne, comme à Paris et à Londres ;
partout enfin où la pensée qui se produit croit avoir besoin,
pour se fortifier, d'une autorité universellement admise et
respectée.

C'est cet effort continu de la pensée vers l'amélioration
et la grandeur de ses semblables qui, également visible
dans la Démocratie en A mérique^ dans le livre r Ancien
Régime et la Révolution^ et dans les deux volumes déjà
publiés de Correspondance j établit entre ces ouvrages si
différents pareux-mêmesunlien commun et explique leur
succès égal et leur pareille popularité.

Cette unité morale qui relie entre eux tous les écrits de
Tocqueville, est telle que, si dans la polémique qui cha-
que jour les invoque, on n'indiquait pas avec précision la
source à laquelle on a puisé, la citation elle-même ne
ferait point reconnaître le livre auquel elle a été em-



PRÉFACE. V

prunlée. Les pensées extraites de la Correspondance ne
sont point d'un autre ordre que celles qui sont tirées des
grands ouvrages. Alors nfiême que les extraits sont diffé-
rents par la forme et par le ton du slyle, ils sont pareils
par le fond du sentiment et de Tidée. Le même esprit
anime tous les écrits de Tocqueville. Ils sont pleins de la
même passion, et leur forme est toujours celle de ce style
charmant et grave dont il lui était impossible de ne pas
revêtir sa pensée.

Et si Ton osait ici porter un pronostic, on se permet-
trait de prédire aux trois volumes nouveaux que con-
tiendra cette édition une faveur égale à celle de leurs
devanciers.

Ces trois volumes se composeront :

1** D'un nouveau volume de Correspondance entière-
ment inédite ;

2** D'un volume intitulé : Mélanges littéraires^ Souve-
nirs et Voyages;

3** D'un volume intitulé : Mélanges académiques^ éco-
nomiques et politiques.

L'édition entière formera neuf volumes.



En tête des œuvres de Tocqueville devait naturellement
se placer la Démocratie en Amérique.

Il n'y a plus rien a dire sur le mérite et sur le succès



VI PRÉFACE.

d'un livre qui a subi toutes les épreuves delà critique*,
et une épreuve plu§. décisive que toutes les autres, celle du

< n serait presque impossible de noter tous les journaux et revues qui,
en Europe et en Amérique, ont rendu compte de la Démocratie y depuis
que ce livre a paru ; et la difficulté serait plus grande encore de signaler
les écrits de toute nature, livres ou l)rochures, dans lesquels Touvrage a été
commenté ou invoqué. on se bornera à rappeler ici les noms de quelques-
uns des écrivains qui, les premiers, proclamèrent les mérites de la Démo-
cratie et prédirent son succès. Je les cite avec leurs articles sous les yeux:

Léon Faucher (le Courrier français, du 24 décembre 1854);

Le vicomte de Blosseville (VÉcho français, il février 1835);

Lutteroth (le Semeur, 25 février 1835);

F, de Champagny (Revue européenne, 1*' avril 1835);

Sainte-Beuve (le Temps, 7 avril 1835); ■

Salvandy (Journal des Débats, du 23 mars, du 2 mai et du 6 décem-
bre 1835);

Louis Blanc (Revue républicaine, du 10 mai 1835);

F. de Corcelle (Revue des Deux Mondes, du 15 juin 1855);

John-Stuart Mill (London Review, octobre 1855);

Lockart (gendre de Walter Scott) (Quarterly Review, du 7 septembre
1856);

Sir Robert Peel (Banquet de Glascow, 15 janvier 1857);

Discours prononcé par sir Roberl Peel, à Foccasion de sa réception
comme recteur de l'université de cette ville, en présence do tout ce que
r Angleterre possédait de plus éminent dans les lettres, dans les sciences et
dans la politique .

Blackwood's Magazine (Édinburgh, mai 1855);

British and foreign Review, Boston (janvier 1856);

Edinburgh Review (octobre \%A0);

Toutes les revues, tous les journaux du temps que le défaut d'espace
ne permet pas de mentionner, le National, la Quotidienne, VÊcho de la
jeune France, le Bon Sens, etc., etc., tiennent un langage uniforme que
résume très-bien ce mot adressé par Gentz à la Revue de Paris : « Le
livre de M. de Tocqueville a eu une singulière destinée : il a plu à tous
les partis. » (Numéro du 28 février 1836.)



PRÉFACE. vil

temps ; qui, publié il y a trente ans, traduit dans toutes
les langues d'Europe \ a été réimprimé en France qua-
torze fois, et dont la dernière édition, exécutée dans le
format des éditions populaires et tirée à un nombre
immense d'exemplaires, est aujourd'hui complètement
épuisée. Et jamais ce livre n*a été plus recherché qu'il ne
l'est aujourd'hui. Jamais les idées qu'il exprime et les
principes qu'il consacre n'ont eu plus de faveur dans le
monde intellectuel. Chaque jour on voit se grossir le nom-
bre de ceux pour lesquels il fait école. Ne serait-ce pas que
la démocratie, dont Tocqueville annonçait l'avènement
prochain etirrésistible, prend plus visiblement possession
de la société et constate son empire par des signes cha-
que jour plus manifestes? Ne devient-il pas ainsi plus im-
portant, aux yeux de chacun, de méditer le livre où en
montrant les progrès delà démocratie, l'auteur en expose
les dangers et les excès? Cette bienveillance croissante
des amis delà démocratie eux-mêmes envers Tocqueville
ne vient-elle pas de ce qu'ils n'ont jamais mieux com-
pris qu'aujourd'hui combien est nécessaire l'accord
tant recommandé par Tocqueville de la démocratie et
de la liberté; de ce que jamais peut-être la question



'. on sait que la première traduction anglaise de la Démocratie est due
à M. Henry Reeve, aujourd'hui secrétaire du Conseil privé delà reine d'An-
gleterre. La première édition américaine qui parut aux États-Unis était
accompagnée d'une préface de M. John Spencer, membre de la législature
de rÉtat de New-York (1836).



VIII PRÉFACE.

ne s'est posée plus étroitement de nos jours entre une
démocratie libérale et le despotisme démocratique?
N'est-ce pas qu'on se sent plus attiré vers l'auteur et
ses idées, en contemplant les périls que son génie pré-
voyant avait signalés?

Tout ce qui s'est passé en France en 1848 et en 1852,
tout ce qui de notre temps même est en voie de s'y ac-
complir, toutes ces phases continues de la révolution
démocratique qui suit son cours, rendent de plus en plus
précieux un livre dont l'étude de celte révolution forme
l'objet.

Il n'est pas jusqu'à la terrible conflagration dont les
États-Unis sont en ce moment le théâtre qui ne con-
tribue à en accroître le mérite et à en juslilier la popu-
larité *.

On a beaucoup admiré, et avec grande raison, la rare
sagacité avec laquelle Tocqueville a analysé la société
américaine et son gouvernement ; comment, au milieu
du chaos que présentent à l'œil des peuples d'origines
différentes, des coutumes opposées, des législations di-
verses et incohérentes, il est parvenu à créer en quelque
sorte un code d'institution parfaitement logique, inconnu
jusqu'alors de ceux même qui lui obéissaient et qui.



* Une nouvelle édition de la traduction anf^luise de M. Henrv Reeve
vient de paraître en Angleterre, avec une préface où le traducteur signale
le nouveau mérite d'opportunité que le livre de la Démocratie tire de ces
éfénements.



PRÉFACE. IX

depuis, est resté pour eux la plus fidèle image de leur
constitution.

Mais ce qui est peut-être plus digne d'admiration, parce

«

que c'était une œuvre plus difficile et plus utile, c'est
d'avoir à l'avance, au travers des images de prospérité et
de puissance dont l'Union américaine présentait le ma-
gnifique spectacle, aperçu les symptômes de division et de
déchirement qui pouvaient faire présager sa ruine. C'est
cependant ce que Tocqueville avait entrevu avec une
pénétration dont on demeure surpris, lorsqu'en présence
de l'événement on lit les pages prophétiques dans les-
quelles on le voit annoncé.

Quelques personness'imaginentpeut-êtrequele brise-
ment de la confédération américaine eût étonné Tocque-
ville. J'ose dire que cette révolution l'aurait profon-
dément affligé mais non surpris.

Alors que cette lutte fatale n'était encore qu'imminente
et prête à s'engager, un de ses amis de l'autre côté du
détroit, lui ayant, dans une lettre, exprimé une certaine
joie de la voir éclater et aboutir au démembrement de la
confédération américaine, Tocqueville répond le 4 sep-
tembre 1856 : V

« Je ne saurais désirer ainsi que vous ce démembre- \
ment. Un tel événement serait une grande blessure faite \
à l'humanité tout entière. Car il introduirait la guerre! j
dans une grande partie de la terre où depuis près d'un j
siècle déjà elle est inconnue. Le moment où l'Union amé- ;



X PRÉFACE.

ricaine se rompra sera un moment très-solennel dans

l'histoire ^ »

Mais si la rupture de TUnion américaine l'eût con-

tristé, elle ne l'eût point étonné. Il ne l'avait que. trop

prévue ; et cette catastrophe figure, dans tout ce qu'il a

écrit, parmi les éventualités néfastes qu'il lui paraissait

le plus désirable de prévenir et le plus -difficile de con- *
jurer.

Non -seulement il avait vu dans l'établissement de
l'esclavage en Amérique une plaie cruelle ; il y avait vu
aussi un péril permanent, le plus grand de tous pour
l'Union américaine*. Il avait fait plus : il avait aperçu la
forme sous laquelle ce péril éclaterait avec ses fatales
conséquences ; et il prédit l'événement, quand il montre
le pouvoir fédéral aux États-Unis succombant peu à peu
sous l'indépendance excessive des États particuliers, et
marchant fatalement à sa ruine par la faiblesse et l'im-
puissance.

« Ou je me trompe fort, dit-il, ou le gouvernement
fédéral des États-Unis tend chaquejour à s'affaiblir. Il se
retire successivement des affaires ; il resserre de plus en



* V. Lettre à M. Senior, du 4 septembre 1856, t. VI.

' « La question de Tesclavage, dit-il, était pour les maîtres au Nord,
une question commerciale et manufacturière; au Sud, c'est une question
de vie ou de mort. Dieu me garde de chercher, comme certains auteurs
américains, à justifier le principe de la servitude des nègres. Je dis seule-
ment que tous ceux qui ont admis cet nffreux principe ne sont pas éga-
lement libres aujourd'hui de s'en départir. » (T. II, p. 358.)



PRÉFACE. SI

pins le cercle de son action. Naturellement faible, il aban-
donne les apparence^ même de la force^

« on veut rUnion, mais réduite à une ombre. on la
veut forte dans certains cas et faible dans tous les autres;
on prétend qu'en temps de guerre elle puisse réunir dans
ses mains les forces nationales et toutes les ressources du
pays, et, qu'en temps de paix, elle n'existe pour ainsi dire
point; commesi cette alternative de débilité et de vigueur
était dans la nature.

« Je ne vois rien qui puisse, quant à présent, arrêter
le mouvement général des esprits. Les causes qui l'ont
fait naître ne cessent point d'opérer dans le même
sens. Il se continuera donc, et l'on peut prédire que,
s'il ne survient pas quelque circonstance extraordinaire,
le gouvernement de l'Union ira chaque jour s'affai-
blissant*. »

« Si la souveraineté de l'Union, dit ailleurs Tocque-
ville, entrait aujourd'hui en lutte avec celle des Étals,
on peut aisément prévoir qu'elle succomberait'. — L'U-
nion, ajoute-t-il, ne durera qu'autant que tous les Étals

qui la composent continueront à vouloir en faire
partie*. »

Il ne manque pas non plus de gens qui s'imaginent

« T. II, p. 597.

* T. n, cil. X, p. 598. Quelles sont les chances de durée de VVnion
ame'rtcaine? Quels dangers la menacent?

5 /ôid.,p.599.

* T. II, p. 555.



XII PRÉFACE.

que, l'union des États étant brisée, la république va périr
aussi en Amérique. Je ne parle pas de ceux chez lesquels
cette impression est une joie; qui se soucient peu de sa-
voir si les institutions républicaines en vigueur dans le
Nouveau-Monde rendaient heureux les peuples soumis à
leur empire, ne voient dans ces institutions qu'une forme
politique qui n'est pas de leur goût, et, dans leur ferveur
monarchique, rêvent déjà à la place des démocraties
Hbrcs des États-Unis, la formation sinon d'une autocratie
unique, du moins de quelques grands Étals, placés sous
la domination absolue d'un empereur ou d'un roi. Je ne
m'occupe ici que deceux qui, impartiaux enyers la répu-
blique américaine et plutôt bienveillants pourelle, croient
voir sa ruine dans celledel'Union. Etje disque ceux qui
mêlent dans leur esprit le sort de l'Union américaine, et
celui de la république aux États-Unis, confondent deux
choses très-distinctes et qui ne sont point liées l'une à
l'autre. Tocquevilleles avait séparées avec grand soin, et
avait établi cette distinction dans la partie même du livre
où il prévoyait la rupture de la confédération.

c< A la vérité, disait-il, le démembrement de l'Union,
en introduisant la guerre au sein des États aujourd'hui
confédérés et avec elle les armées permanentes, la dicta-
ture et les impôts, pourrait, à la longue, y compromettre
le sort des institutions républicaines.

« Mais il ne faut pas confondre cependant l'avenir de
la république et celui de l'Union.



PRÉFACE. XIII

a L'Union est un accident qui ne durera qu'autant
que les circonstances le favoriseront. Mais la république
me semble l'état naturel des Américains ; et il n'y a que
l'action continue de causes contraires et agissant toujours
dans le même sens, qui pût lui substituer lamonarchie*.»

Ainsi Tocqueville avait prévu précisément la lutte for-
midable dont nous sommes les témoins. Ah ! sans doute,
tout en l'apercevant dans l'avenir telle qu'elle éclate sous
nos yeux, il avait pu n'en pas prévoii* tous les détails.
Peut-être en la jugeant terrible et sanglante, il ne pen-
sait pas qu'elle dûtêtre si longue et si cruelle. Peut-être
n'avaitril pas soupçonné parmi quels gouvernements de
l'Europe la liberté américaine trouverait des haines, et
l'esclavage des sympathies. Mais la crise elle-même, à
laquelle nous assistons, il l'avait prévue ; et ces immenses
événements, inattendus pour le plus grand nombre, en
présence desquels un livre de circonstance serait rentré
dans le néant, viennent encore ajouter à l'autorité et à
l'éclat d'un ouvrage écrit en vue de l'avenir, et dont Pa-
venir a si singulièrement justifié les prévisions.

On sait que le livre de la Démocratie en Amérique
est divisé en deux parties : la première, où l'auteur dé-
crit l'empire de la démocratie sur les institutions poli^
tiques des Américains ; la seconde, où il montre l'in-
fluence de la démocratie sur leurs mœurs. La première

» T. n, ch. X, p. 599. Des institutions républicaines aux Étals-
Unis. Quelles sont leurs chances de durée?



XIV PRÉFACE.

partie formera deux volumes, qui seront les tomes pre-
mier et deuxième de l'édition . Le tome troisième con-
tiendra toute la seconde.

Cette seconde partie de la Démocratie en Amérique a
eu, il faut le reconnaître, un moindre succès que la
première Elle tfa pas sans doute été moins achetée,
mais je crois qu'elle a été moins lue. Beaucoup moins
de feuilles périodiques en ont rendu compte. Elle ren-
ferme une si grande quantité d'idées condensées dans
un étroit espace et toutes rigoureusement enchaînées les
unes aux autres, que plus d'un lecteur recule, avant de
s'engager dans un labyrinthe dont il craint de perdre le
fil. Je ne sais plus quel écrivain a fait la remarque que,
toutes lès fois qu'on veut lire cet ouvrage d'un bout à
l'autre et d'une seule traite, on éprouve quelque fatigue,
et que si on se borne à en lire une page prise au hasard,
on ne ressent que le charme d'une œuvre supérieure.
Il semblerait, dit-il, que le rayonnement continu des
idées qui abondent dans ce livre, exerce sur l'esprit
du lecteur l'effet produit par une vive lumière sur les
yeux, que cette lumière attire et qui ne peuvent la re-
garder longtemps en face. Les meilleurs esprits et les
meilleurs juges * persistent cependant à regarder cette
seconde partie de la Dém^ocratie comme l'œuvre de Toc-

*■ « C'est dans le volume où il est traité de rinfluence de la démoœatie
Sur les mœurs, et où rauteur a placé en finissant une vue générale du
sujet de tout Touvrage, que, selon moi, M. de Tocqueville fait voir le plus



PRÉFACE XV

queville qui atteste le plus de puissance intellectuelle ;
et elle sera peut-être son principal titre aux yeux de la
postérité. Il en est d'elle comme de ces mines, dont la
profondeur effraye et rebute d'abord, et qui, à mesure
qu'on les creuse, découvrent leurs trésors et récom-
pensent le labeur de l'ouvrier*.



Immédiatement après les ouvrages sur l'Amérique
nous classons, en suivant l'ordre des publications anté-
rieures, le livre intitulé : V Ancien Régime et la Révo-
lution^ qui formera le tome quatrième.

La publication de ce livre fut pour Tocqueville un évé-
nement solennel. Tout le monde comprend que, lorsque
après un silence de quinze années passées exclusivement
dans l'action politique, l'auteur de la Démocratie en
Amérique fit paraître un nouvel ouvrage, l'attention gé-



de finesse et le plus de profondeur; et ce volume restera peut-être, parmi
tous ceuxdont se compose la Démocratie en Amérique, comme son titi^e
le plus singulier à Tadmiration des hommes, i (Ampère, Correspondant
du 2 juin 4859.)

« Dans rétude remarquable qu'il a faite des ouvrages de Tocqueville,
M. de Laboulaye, qui n'épargne pas les critiques à cette seconde partie de
la Démocratie, la juge, sous quelques rapports, supérieure à la première,
f J'en considère, dit-il, le dernier chapitre intitulé de Vlnfluence des
idées démocratiques sur la société politique, comme le chef-d'œuvre de
Tocqueville. » (Journal des Débats du 2 octobre 1859.) Cette partie de
la Démocratie fut aussi, beaucoup moins que la première, analysée dans
les revues étrangères. V. cependant un article remarquable du Black-
wood's Magazine (octobre 1840, numéro 500).



XVI PRÉFACE,

nérale fut vivement excitée. Les conditions réciproques
dans lesquelles s'étaient trouvés dans l'origine l'écrivain
et ses juges avaient changé. Le public devant lequel
comparaissait Tdcqueville n'était plus le même public
devant lequel l'auteur de la Démocratie avait comparu
en 1835 et en 1839. Lui-même se montrait aux yeux
de ce public sous un aspect nouveau. Il avait cessé d'être
un publiciste étranger aux luttes et aux passions des
partis ; et s'il est permis de penser que, chez quelques
lecteurs, la sympathie politique inspirée par les derniers
événements (1851 et 1852) ajoutait à la sympathie
éprouvée pour l'homme de lettres, il faut admettre aussi
que d'autres, placés sous l'influence d'un sentiment tout
opposé, auraient vu, sans grand déplaisir, sinon la chute,
du moins la diminution d'un écrivain qui ne s'était point
rallié à leur cause et pour lequel, après tant d'éclatants
succès, un échec ne serait après tout que l'épisode na-
turel des destinées littéraires.

La faveur qui accueillit le livre de V Ancien Régime
et la Révolution^ ne peut cependant se comparer qu'à
celle dont la Démocratie en Amérique avait été l'objet *.

* Toutes les revues et tous les journaux n'eurent qu'une voix pour cé-
lébrer Tapparition du livre. Et si, dans leur examen, MM. Villemain, de
Rémusat, de Pontmartin, Léon Plée, llauréau, etc., etc., n'ap}K)rtèrent
pas le même esprit et n'aboutirent pas à la même appréciation que MM. Ni-
sardj, de Parieu, Forcade de la Roquette, elc , etc., tous du moins s'uni-
rent pour rendre hommage au talent du livre et au caractère de l'écrivain.
« Les qualités de r Ancien régime et de la Révolution, dit M. Nisard,



PRÉFACE. XVII

La faveur fut la même en Angleterre^ qu'en France. Il est
même une partie du Continent, l'Allemagne, où il eut en-

sont les mêmes qui ont fait la juste renommée de la Démocratie en Amé-
rique. Dans Tun comme dans Tautre ouvrage, ce qui domine» c'est Tob-
senraieur h la fois patient et pénétrant. » Voici, du reste, l'indication pa r
ordre de dûtes des principaux articles qui, au moment où le livre parut,
signalèrent sa publication :

M. Villemin (Journal des Débats, du 1" juillet 1856) ;

M. de Pontmartin [V Assemblée nationale, du 5 juillet 1856);

MM. Texier et Léon Plée (le Siècle, des 6, 18, 19, 21 et 27 juillet
1856);

M. Hauréau (C Illustration, du 19 juillet 1856) ;

M. de Rémusat (Revue des Deux Mondes, du 1" août 1856) ;

M. Laurentie (CUnion, des 16 août et 4 septembre 1850).

M. E. Despois (Revue de Paris, du 1" octobre 1856) ;

M. Forcade de la Roquette (Revue contemporaine^ du 15 décembre
1856).

II. Frédéric Passy (Journal des Économistes, janvier 1857) ;

M. Laverlujon (la Gironde, du 29 janvier 1857) ;

M. Nisard (la Patrie, du 6 mars 1857);

En France, V Ancien régime et la Révolution a déjà été réimprimé
quatre fois. Cette édition sera la cinquième.

* Voyez the Saturday lievievj (28 juin 1856) .

(Pour les revues et les journaux anglais on ne peut indiquer les auteurs
desarticlcs, qui paraissent toujours anonymes) .

Tfie Alhœneum (9 août 1856).

The ïlluslraled Times (16 août 1856).

The Examiner (2 août 1856) ;

The Press (2 août 1856) ;

TlieSpectator (2 noti 1856);

The Leader (9 SiOùi 1856);

The Economist (9 août 1856);

The Litterary Gazette (9 août 1856) ;

The Times (5 et 10 beplembre 1856) ;

Fraser's Magazine (septembre 1856);

The Edinburgh Review (octobre 1856) ;

j. ù



XVIII PRÉFACE.

core plus dejifîlfîiitissement que n'en avaient eu les ou-
vrages sur TAmérique : ce qui s'explique par l'état so-
cial et politique de ce pays, dont la révolution non encore
achevée, aspirant à s'accomplir, porte sans cesse ses
yeux vers la première révolution française, la grande
révolution j selon l'expression des publicistes allemands,
et vers l'assemblée constituante de i 789, la véritable j
comme ils l'appellent ^

En suivant toujours Tordre chronologique des publi-
cations antérieures, nous placerons, après les ouvrages
qui précèdent, les deux volumes de Correspondance et
Œuvres inédites ^ qui parurent pour la première fois
en 1860, et qui formeront les tomes cinquième et
sixième.

London litterary Journal (15 novembre 1850);
The Monthly Review (novembre 185G) ;

V Ancien régime et la lie'volutioyiaéià traduit en anglais par M. Henry
Reeve, traducteur de la Démocratie, « Ce livre, dit une revue de Lon-
dres, est Touvrage historique le plus philosophique qui ait paru depuis
Burke. »

* V. la Gazette (TÀugsboiirglAllfiemeine Zeitung) 10juillet,22, 24,
25,27 et 51 août 1850;

Die Kôlmsche Zeitung (15 juillet 1850) ;

Das Deutsche Muséum (i septembre 1850) ;

Der Grenzbote (7 novembre 1850) ;

Das Jahrhundert (0 décembre 1850);

Parmi les publications étrangères dont ce livre a été le sujet, nous cite-
rons encore les articles qu'ont publiés la Bibliothèque universelle de
Genève (décembre 1850), articles de M. \V. de la Rive, et la Reviata
conteniporanea de Turin (du 25 juillet 1850), article écrit par Ampère.



PRÉFACE. XII

On sait le succès qu'ont obtenu ces deux volumes de
Lettres et de Mélanges. L'un des mérites de celle publi-
cation a été de jeler sur le talent et sur le caractère de
Tocqueville un jour nouveau.

Bien des gens croyaient jusqu'ici que le talent de

Tocqueville, monotone de sa nature, était exclusivement

celui d'un génie austère et mélancolique. on ne voyaif

en lui ^que Je penseur profond, mais un peu morose,

y/ ourdissant la trame toujours serrée de ses idées dans

un style toujours grave. La publication de sa corrfis-

pondance et de quelques pièces fugitives a révélé dans

Tocqueville tout à la fois un autre style et un autn?

homme. Elle a montré non-seulement que Tocquevilb;

possédait une nouvelle supériorité dans les lettres, celle

du genre épistolaire; mais encore elle a fait voir dans

l'écrivain l'homme jusqu'alors inconnu du plus grand

nombre, l'homme bon, simple, naturel, ac<:frrsibl<! à

toutes les impressions, prompt à ressentir tout^5S lf.*s

joies de ce monde, sensible aux moindres comme aux

plus grands intérêts de la vîe.

Dès son apparition, ce livre reçut une immense publi-
cité, à rélranger comme en France. Une excellent»* tra-
duction anglaise, due^à la plume élégante d'un t!criv:tin
distingué % obtint en Angleterre et aux Ëtafs-Unis h

* ht traducteur de la corre$pondance de Napoléon avec le rai J»>-
iepk. Toat le laoo Us sait rine cet écrÎTaio anonirnie n*e<t autre ^ue nuf-
demoifelie Semar.



XX PRÉFACE.

même succès que l'ouvrage original avait en France. Et
telle fut la faveur avec laquelle l'ouvrage fut accueilli du
public dans les deux mondes, que, au milieu de la mul-
titude d'articles de journaux et de revues de tous les
pays qui en ont rendu compte, on en trouverait à peine
un seul d'où soit sortie une critique ^ Toutes les voix du
dedans et du dehors se sont confondues en un concert
de bienveillance et d'éloges. Partout on a été frappé du

' Indiquons seulement les principaux organes de la presse quotidienne
et p 'riodique auxquels on fait ici allusion :

Le Correspondant, du 25 décembre 1860 (article Je M. Albert Gigot).
Le Correspondant avait, peu de temps auparavant, le 2 juin icbo, publié
une charmante notice d*Ampère sur Tocqueville. La même revue fit pa-
raître, le 25 avril 1861, un travail très-remarquable du comte Louis de
Kergorlay, intitulé : Élude littéraire sur Alexis de Tocqueville, el que
nous mentionnons ici parce que, si la publication des Lettres de Tocque-
ville n'était pas précisément le sujet de cette étude, elle en était Tocca-
sion.

Le Moniteur universel, des 31 décembre 1860 et 7 janvier 1861 (ar-
ticles de M. Sainte-Beuve) ;

La Revue contemporaine, du 31 décembre 1810 (article de M. de
Parieu);

Le Journal des Débats, du 4 janvier 1861 (article de M. Prévost
Paradol) ;

La Critique française, du 15 janvier 1861 (article de M. Elias Re-
gnault) ;

Le Siècle, du 21 janvier 1861 (article de M. Taxile Delort);

U Opinion nationale, du 5 mai 1861 (article de M. Jules Levallois);

Le Temps, du 7 mai 1S61 (article de M. Scherer) ;

La Revue de l'Instruction publique, du 9 mai 1861 (article de
M. Mourin) ;

La Revue Britannique (août 1861), de M. Pichot (emprunté à la 7?ei;ii«
d'Edimbourg) ;



PRÉFACE. ui

contraste singulierqu'offrail celte correspondaDce, pleine
d'idées neuves, d'aperçus tins et délicats, de jugements
profonds élégamment exprimés, avec la plupart des cor-
respondances de personnages illustres, publiées de notre
temps, surtout à l'étranger, dans lesquelles on ne Irouve
rien de saillant, et dont il semble qu'on dût épargner la
publication à la mémoire de leurs auteurs.

La Revue des Deux Mondes, des 1" et 15 octobre 1861 (articles de
M. de Rémusat) ;

Le Progrès de Lyon, du 12 jaoTÎer 1860 (de M. Jourdan).

BEVUES ET JOIRXAUX ÉTRl!iGERS.

The Salurday Review (15 janvier 1861); y

The Litterary Examiner (2 février 1861);

T/iePfl/no/(7féviierl86i);

7he National Review, avril 1861 (article attribué à M. Greg);

The Edinburgh Review, avril 1861 (article attribué à M. Henry
Rceve) ;

T/ieTa6^/(27juiUetl861);

The Quarterly Review, juillet et octobre 1861 (article attribué à
N. MoDkton Milnes); ^

The Globe (7 octobre 1861) ;
The Cntic (12 octobre 1861);
The Litterary Gazette (t2 octobre 1861); ^
The Spectator Gazette (12 octobre 1861);
Beli:s Weekly Messenger (12 octobre 1861);
John Bull (9 novembre 1861) ;
MaC'Millan's Magazine (novembre 1861) ; ^
The Weekly Review (15 novembre 1861);
The Scotsman (11 décembre 1861) ;
The Caledonian (décembre 1861);
IHeZeit (21, 22 et 25 juin 1861), etc., etc., etc.
The new Englander, octobre 1 862 (article attribué au rcvôrend Ray
Falmer. D. D.).



XXII PRÉFACE.

Quoique aujourd'hui on attache peut-être au style une
moindre importance qu*on ne faisait autrefois, il est
digne de remarque que le mérite de la correspondance
de Tocqueville, sous ce rapport, n'a échappé à personne,
pas plus à l'étranger qu'en France; et s'il m'était permis
de citer l'autorité d'un écrivain qui était, il est vrai,
l'ami intime de Tocqueville, mais que tout le monde re-
connaît en même temps pour un homme de lettres émi-
aient et d'un goût exquis, je dirais qu'Ampère^, si grand
admirateur de toutes les œuvres de Tocqueville, plaçait
ses lettres, sous le rapport du style, au-dessus de tout ce
qu'il avait écrit, et prétendait que, dans ce genre, il n'y
avait rien dans notre littérature qui leur fût supérieur.
Les tomes cinquième et sixième de la Oorrespon-
ilance et Mélanges forment la dernière partie des œu-
vres déjà publiées.



Le premier des trois volumes nouveaux (le tome sep*
lième) se composera de nouvelles lettres, toutes inédites.

Le cours du temps a rendu possible aujourd'hui la
publication de lettres dont, il y a quelques années, l'a-
journement était nécessaire. on verra d'ailleurs paraître.



* Ampère! au moment où j'écris ces lignes, Ampère, le savant ingé-
nieux, Térudit agréable, le voyageur véridique, Fami fidèle, dont le cœur
était intarissable comme Fcsprit, Ampère n'est plus! La mort vient de le
frapper prématurément comme Tocqueville, sans merci pour tant de qua-
lités cliarmantos, sans pitié pour ses amis.



PRÉFACE. xxm

parmi les correspondants de Tocqueville, des noms qui
ne figurent point dans les premiers volumes et qui
étaient dignes d'y être placés.

Ces nouvelles lettres, comme on voit, formeront un
volume à part et complètement distinct de la correspon-
dance qui a été publiée antérieurement. Notre premier
mouvement avait été de les fondre avec les précédentes,
en plaçant chacune à sa date, et de donner ainsi à
toute la correspondance de Tocqueville plus d'ensemble
et d'unilé. Mais la publication séparée que nous avons
résolu d'en faire, permettra de mieux juger le mérite
de ces nouvelles lettres, précisément parce qu'elles se
présenteront isolées de celles qui les ont précédées.

C'est le même motif qui nous a décidés à ne rien
changer aux deux volumes de Correspondance déjà pu-
bliés, et à y laisser quelques morceaux littéraires, tels
que : Quinze joursau désert ; Y État de la France sous le
Directoire et avant le 18 brumaire, etc., etc., lesquels
se trouvent entremêlés dans là Correspondance, et qu'il
eût été plus logique d'ôter de cette place pour les repor-
ter dans le volume composé d'éléments analogues. Tout
ce qui a déjà paru des œuvres de Tocqueville sera donc,
dans l'éditiondes œuvres complètes, distribué de la même
manière, et classé dans le mêmeordreoù la publication
en a été faite d'abord. Le lecteur distinguera ainsi du
premier coup d'œil, et sans confusion possible, ce qui
dans ces œuvres a déjà été publié et cequi est nouveau.



XXIV PRÉFACE.

Sous le titre de : Mélanges littéraires^ Notes et Voyages^
le tome huitième renfermera deux parties distinctes.

Dans la première, on trouvera tous les morceaux iné-
dits qui se rapportent au livre F Ancien Régime et la
Révolution. on sait que le volume qui porte ce titre
n'était, dans la pensée de l'auteur, que le tome premier
d'un grand ouvrage, plus grand sans nul doute qu'aucun
de ceux qu'il a exécutés, et dans lequel il devait non-
séulement parcourir toutes les phases de la révolution
de 1789, mais encore tous les temps qui ont suivi celte
grande époque : 1795, le Directoire, l'Empire; l'Em-
pire surlout. Il avait déjà préparé presque tous les élé-
ments de cette œuvre immense, quand la mort l'a inter-
rompu .

Cependant, en compulsant les matériaux qu'il avait
réunis pour l'exécution de son entreprise, on aper-
çoit déjà çà et là quelques grandes lignes où se révèle le
plan de l'auteur. Quelques pensées y apparaissent déjà,
qui portent l'empreinte de son style. Quelques chapi-
tres même se rencontrent non-seulement esquissés, mais
*

presque rédigés.

Parmi ces chapitres, deux étaient tellement finis, ou
du moins si près de Tètre, que nous avons pensé tout
d'abord pouvoir les publier. Ils ont paru en 1860 ^ Mais

* V. Correspondance et mélanges publié en 1860. Ces chapitres figu-
rent dans le tome V sous le litre de Fragments cViin ouvrage qui devait
faire suite à V Ancien régime et la Révolution.



PRÉFACE. XXV

notre premiereimpression, vivement exprimée ailleurs \
avait élé de ne rien publier de plus de ces fragments. Il
était évident pour nous que, quelques saillants qu'ils fus-
sent, ces morceaux n'étaient point achevés. Le papier
qui leur sert d'enveloppe porte écrits de la main même
de Tocqueville, ces mots : Mont exte ébau ché. Il nous
semblait que nous ne pouvions publier de pareils frag-
ments sans méconnaître la plus constante de ses tradi-
tions, et sans manquer en quelque sorte à la mémoire
d'un écrivain qui poussait le respect pour le public jus-
qu'à ne vouloir lui livrer aucune œuvre qui n'eût atteint
le degré de perfection dont elle était susceptible. Cepen-
dant, nous devons le reconnaître, partout, à l'étranger
comme en France, notre réserve a élé jugée excessive et
nos scrupules exagérés. c< Dût-on ne trouver dans ces
fragments que la moitié de la pensée de Tocqueville,
pourquoi, nous a-t-on dit, en priver le public? et quand
ce ne seraient que des ébauches, n'auraient-elles pas en-
core leur prix, comme les esquisses trouvées dans l'ate-
lier d'un grand peintre? » La critique ne s'est pas bor-
née à l'expression de ces regrets; elle a pris la forme
même des reproches les plus vifs et des blâmes les plus
amers. Il nous en coûte peu de nous avouer vaincus.
Nous tenons seulement à répéter encore une fois que ces
chapitres nouveaux, faisant suite à r Ancien Régime et la

* V. Notice sur Alexis de Tocqueville, t. V.



XXVI PRÉFACE.

Révolution j que nous prenons le parti de publier, ne sont
point ce qu'ils eussent été s'ils eussent passé de la main
de Tocqueville dans celle de l'iniprimeur. on ne doit y
voir quele premier jet de sa pensée, le dessin des lignes
principales de son œuvre. Le petit nombre de développe-
ments qui s'y trouvent çà et là sont de la nature de ceux
qui, dans le moment où un auteur conçoit son plan géné-
ral, s'offrent à son esprit, et qu'il jette à la hâte sur le
papier dans la crainte de ne pas les retrouver plus tard.
J'ajoute que ce texte ébauché par Tocqueville, je le livre
absolument tel que le manuscrit le présente, avec ses la-
cunes et même ses incorrections. Rien n'eût été plus
facile que d'en mieux lier toutes les parties ; mais c'eût
été altérer l'œuvre de Tocqueville que de la compléter.
Nous avons sur ce point poussé le scrupule jusqu'à signa-
ler, par la différence des caractères typographiques, ce
qui, dans le manuscrit, paraît constituer le texte, et ce
qui s'y rencontre comme des citations ou des notes dont
Tocqueville n'avait encore ni arrêté le choix ni fixé la
place.

Quel que soit le jugement que l'on porte sur ces frag-
ments, leur lecture ajoutera certainement aux regrets
qu'on éprouve de ce que ce travail de Tocqueville sur la
révolution française n'ait point été achevé. Tocqueville
possédait pour l'exécutiond'une telle œuvre un ensemble
de conditions intellectuelles et morales, que peut-être ne
réunira jamais au même degré aucun autre écrivain.



PRÉFACE» xxvii

Abordant tour à tour et successivement, sans parti pris
d'avance, toutes les phases de cette grande époque, re-
prenant un à un tous les faits, soumettant toatàsapuis-
sante analyse, il s'avançait pas à pas dans cette vaste
arène semée de tant d'écueils, que tant de viveslumières
éclairent déjà de leurs rayons, et que couvrent encore
tant de profondes ténèbres ; passant tout au creuset de
son admirable bon sens, avec une patience d'investiga-
tion que rien ne lassait, et avec un esprit assez haut pour
rester toujours impartial au milieu des passions encore
brûlantes de ses contemporains. Qui démêlera ce tissu
de préjugés, de paradoxes, d'erreurs et de demi-vérités
dont se composent jusqu'à présent les jugements portés
sur celte époque de notre histoire? Qui nous dira ce der-
nier mot, tantcherché, sur la révolution française? Com-
ment ne pas éprouver ces regrets et cette douleur, quand
on jette un coup d'oeil sur les éléments qu'il avait déjà
préparés pour la solution de ces grands problèmes ? Quels
innombrables matériaux! Quelle multitude de documents
déjà accumulés! que de mailles déjà formées, destinées à
se resserrer peu à peu, jusqu'à ce qu'elles formassent ce
fin réseau à travers lequel ne pourrait se glisser ni un
fait inexact, ni un jugement douteux !

J'ai entre les mains un immense manuscrit : notes,
extraits, réflexions, analysesdemémoires contemporains,
vaste recueil de faits etde pensées déjà classés par ordre
alphabétique, chaque fait se rapportant à une idée prin-



xxvm ^ PRÉFACE.

cipale, chaque idée a un chapitre auquel elle est ren-
voyée par un signe. on ne saurait songer sans doute à pu-
blier de pareils matériaux, destinés à la constructiond'un
édiûce dont le plan a été conçu, mais qui ne s'est point
élevé. Il m'a semblé cependant que le lecteur ne lirait
pas sans curiosité et peut-être sans intérêt quelques-unes
de ces notes, où se révèle l'idée de l'œuvre qui se prépa-
rait. on en trouvera donc un petit nombre dans le tome
huitième, à la suite des nouveaux chapitres inédits, fai-
sant suite à r Ancien Régime et la Révolution. Ce ne sont
que des esquisses, des tâtonnements, mais où s'aperçoi-
vent déjà le génie et le style de Tocqueville. Citons-en un
exemple. Je trouve parmi les manuscrits une page datée
deSorrente, décembre 1850. C'est l'époque où Tocque-
ville avait conçu le plan de ce grand ouvrage; alors que
déjà il en traçait les vastes proportions, et qu'à travers
les tableaux divers qui s'offraient en foule à son imagi-
nation, il rencontrait sans cesse la grande figure de Na-
poléon. Cette note est écrite sur un chiffon de papier;
elle est presque illisible. Je la déchiffre cependant au
moyen d'un vrai travail hiéroglyphique.



(x Sorcnte, décembre 1850.



«... Ce que je voudrais peindre, c'est moins les faits
en eux-mêmes, quelques surprenants et grands qu'ils
soient, que l'esprit des faits, moins les différents actes



PRÉFACE. XXIX

de la vie de Napoléon, que Napoléon lui-même : cet être
singulier, incomplet, mais merveilleux, qu'on ne sau-
rait regarder iattentivement sans se donner Tun des plus
curieux et des plus étranges spectacles qui puissent se
rencontrer dans l'univers. *

ce Je désirerais montrer ce que, dans sa prodigieuse
entreprise, il a tiré réellement de son génie et ce que lui
ont fourni de facilités l'état du pays et Tesprit du temps;
faire voir comment et pourquoi cette nation indocile
courait en ce moment d'elle-même au-devant de la ser-
vitude; avec quel art incomparable il a découvert dans
les œuvres de la révolution la plus démagogique tout ce
qui était propre au despotisme, et l'en a fait naturelle-
ment sortir.

« Parlant de son gouvernement intérieur, je veux con-
templer l'effort de cette intelligence presque divine gros-
sièrement employée à comprimer la liberté humaine;
cette organisation savante et perfectionnée de la force,
telle que le plus grand génie au milieu du siècle le plus
éclairé et le plus civilisé pouvait seul la concevoir. Et,
sous le poids de cette admirable machine, la société com-
primée et étouffée devenant stérile; le mouvement de
l'intelligence se ralentissant; Tesprit humain qui s'alan-
guit, les âmes qui se rétrécissent, les grands hommes
qui cessent de paraître; un horizon immense et plat, où,
de quelque côté qu'on se retourne, n'apparaît plus rien
que la figure colossale de l'empereur lui-même.



XXX PRÉFACE..

ce Arrivant à sa politique extérieure et à ses conquêtes,
je chercherais à peindre celte course furieuse de sa for-
tune à travers les peuples et les royaunaes; je voudrais
dire en quoi ici encore Tétrange grandeur de son génie
guerrier a été aidée par la grandeur étrange et désor-
donnée du temps. Quel tableau extraordinaire, si on sa-
vait peindre, de la puissance et de la faiblesse humaines,
que celui de ce génie impatient et mobile faisant et dé-
faisant sans cesse lui-même ses œuvres, arrachant et
replaçant sans cesse lui-même les bornes des empires,
et désespérant les nations et les princes, moins encore
par ce qu*il leur faisait souffrir que par l'incertitude
éternelle où il les laissait sur ce qui leur restait à
craindre !

« Je' voudrais enfin faire comprendre par quelle suite
d'excès et d'erreurs il s'est de lui-même précipité vers sa
chute ; et malgré ces erreurs et ces excès faire bien suivre
la trace immense qu'il a laissée derrière lui dans le
monde, non-seulement comme souvenir, mais comme
influence et action durable : ce qui est mort avec lui, ce
qui demeure,

ce Et pour terminer cette longue peinture, montrer ce
que signifie TEmpire dans la révolution française; la
place que doit occuper cet acte singulier dans celle
étrange pièce dont le dénoûment nous échappe encore.

ce Voilà de grands objets que j'entrevois : mais com-
ment m'en saisir?. . . »



PRÉFACE. XXXI

Ce ne sont que des notes ! mais combien de livres ne
valent pas de pareilles notes. Je les donne d'ailleurs,
bien moins comme des œuvres de Tocqueville, que
comme un spécimen du travail préparatoire auquel il se
livrait pour Texécution de son ouvrage.

On vient de voir que c'est en 1850 que Tocqueville
trace le plan de ce livre. C'est cependant jusqu'à une
date bien plus éloignée qu'il faut remonter pour trouver
l'époque à laquelle il en eut la première pensée. on a
dit ailleurs* comment en 1836 une revue anglaise (^Ae
London and Westminster Review) publia en anglais un
article intitulé : Etat social et politique de la France.
Cet article anonyme, œuvre de Tocqueville, formait la
première partie d'un travail, où l'auteur devait exposer
l'étatdela France avant et depuis la révolution de 1789.
Le premier article seul parut. Tocqueville, qui avait pro-
mis le second, fut alors saisi par la politique pratique,
qui lui enleva tous loisirs. Mais ce premier article suffit
pour montrer de quelles idées l'esprit de Tocqueville
était déjà en travail. Il est évident que dès cette époque
(1836) Toaiueville méditait l'œ^uvre dont il devait, vingt
ans après, reprendre l'exécution. Si l'on compare l'ar-
ticle du London and Westminster Revietv avec l'Ancien
régime et la Révolution^ on voit que la même pensée
est au fond de Tun et de Tautre. Le même esprit do-



' Notice sur Alexis de Tocqueville, t. V



xxxii PRÉFACE.

mine dans les deux. L'article contient en germe tout ce
qui sera développé dans ce livre. on trouve dans le pre-
mier des idées plus dogmatiques, des propositions plus
absolues; dans le second, uneétude plus mûrie des faits,
des affirmations appuyées sur des preuves, les mêmes
appréciations avec les tempéraments et les nuances dues
à rétude et à l'expérience. Du reste, dans le morceau
écrit en 1836, la pensée de Tocqueville se montre peut-
être plus vive et plus saisissante, parce qu'alors moins
asservie aux faits et moins contenue par une longue mé-
ditation, elle s'abandonnait plus librement à son élan.
Il est curieux d'observer, dans l'article de 1836, avec
quelle puissance d'intuition la sagacité de Tocqueville
avait dès lors pénétré les vérités que, vingt ans après, une
étude approfondie rendait manifestes à ses yeux. Aujour-
d'hui nous pouvons offrir ce morceau au public fran-
çais, grâce à deux circonstances heureuses. La première,
c'est que nous y avons été autorisés par John Stuart
Mill, rillustre ami de Tocqueville, dont cet article était
la propriété, et qui se l'était encore approprié par son
admirable traduction. Nous avons eu un autre bonheur,
celui de retrouver, parmi les papiers de Tocqueville, le
manuscrit original de cet article. Nous avons pensé que le
public mettrait du prix à connaître un écrit qu'on peut
considérer ajuste titre comme la préface d'un livre dont
malheureusement nous ne posséderons jamais que des
fragments. Le tome huitième commencera par ce mor-



PRÉFACE. xmn

ceau, après lequel viendront les chapitres inédits, puis
les notes dont on vient de parler.

La seconde partie du tome huitième contiendra les
souvenirs recueillis par Tocqueville dans ses voyages aux
États-Unis, au Canada, en Angleterre, en Irlande, en
Suisse, en Algérie, en Allemagne.

Ces souvenirs nous ont paru d'un grand intérêt; et
nous pensons que le lecteur en portera le même juge-
ment. Ce sont les notes que Tocqueville prenait jour par
jour et pour lui-même. Beaucoup d'entre elles sont
écrites au crayon, toutes à la hâte; aucune n'atteste le
moindre effort de composition, et c'est ce qui nous sem-
ble en rehausser le prix. on sait comment Tocqueville
exprimait sa pensée longtemps réfléchie : on verra dans
ces notes de voyage quelle était sa première impression
sur toutes choses. Ce qu'on estime le plus dans tout
écrivain, c'est la sincérité; et c'est pour cela qu'on atta-
che tant de prix à sa correspondance privée, où l'on
croit mieux voir le fond de son âme que dans le livre
destiné au public. Mais cette sincérité est bien plus
sûre encore dans les notes de voyage que dans les lettres.
Quels que soient les abandons du style épislolaire, l'au-
teur d'une lettre doit toujours, en récrivant, tenir
compte jusqu'à un certain point des sentiments et des
idées, des préjugés même de celui auquel il l'adresse.
Le voyageur, au contraire, en prenant ses notes, est
affranchi de toutes réserves. Il n'est en face que de lui-



I.



XXXI7 PRÉFACE.

même; ce qu'il écrit, c'est son impression; il la con-
state comme il l'éprouve et à mesure qu'elle se pro-
duit : impression peut-être trompeuse, qu'une autre plus
juste viendra rectifier, et qu'il notera non moins fidèle-
ment.

Beaucoup de ces notes sont déjà vieilles de date. La
plupart cependant paraîtront écrites d'aujourd'hui, tant
Tocque ville jugeait de haut tout ce qui s'offrait à sa vue.

Enfin le tome neuvième et dernier, sous le titre de Mé-
langes académiques^ économiques et politiques^ contien-
dra principalement les travaux de Tocqueville à l'Institut •
et dans les assemblées parlementaires. Nous avons dû y
placer tout d'abord son beau discours de réception à l'Aca-
démie française. Les paroles des membres de cette Aca-
démie ne sont recueillies que dans les circonstances so-
lennelles. Nous donnons tous les discours que Tocqueville
prononça comme président decettecompagnie.il n'en est
pas un seul qui ne soit saillant par quelque côté : les
lieux communs les plus usés, les félicitations offertes
par la compagnie au chef de l'État lors du premier jour
de l'an ou à l'époque de sa fête, les obsèques officielles
d'un confrère, la distribution des prix de vertu, tout de-
venait pour lui l'occasion d'une pensée originale ou d'un
sentiment touchant. Personne ne lira sans émotion les
paroles prononcées par Tocqueville sur la tombe de Bal-
lanche .



^ PRÉFACE. XXXV

Si nous en croyons M. Sainte-Beuve^, Tocqueville
parlait rarement dans le comité secret de l'Académie
française. «Cependant, dit-il Jeme souviens de l'y avoir
entendu parler deux fois avec un talent remarquable. La
première, il s*agissait d'un vote au sujet d'un ouvrage
sur Poussin, qui était présenté pour l'un des prix que
l'Académie décerne. M. de Tocqueville, favorable à l'au-
teur et au livre, en prit occasion d'exposer ses idées sur
les beaux-arts et sur leur fonction dans la société. L'idée
de moralité dominait sa pensée, le nom de Poussin y
prêtait...

« Une autre fois il s'agissait d'un livre sur VOrgani-
iation des Conseils du roi, dans l'ancienne France.
L'ouvrage était également présenté pour l'un des prix
de l'Académie, et M. de Tocqueville ne s'y opposait pas;
mais l'auteur avait, à ce qu'il parait, parlé trop peu
respectueusement de Turgot, de ce premier essai de ré-
forme sous Louis XYI. M. de Tocqueville en prit occasion
de venger la mémoire de Turgot, d'honorer son inten-
tion généreuse et celle du monarque ami du peuple;
cela le conduisit à une profession libérale des mêmes
sentiments, qu'il rattachait à une grande, à une sainte,
à une immortelle cause, où toutes les destinées de l'hu-
manité étaient renfermées et comprises. Il s'animait en
parlant de ces choses. Il était pénétré; sa main tremblait



* Moniteur Au 7 janvier 1861.



xxx^i PRÉFACE.

comme une feuille; sa parole vibrait de toute l'émotion
de son âme ; tout l'être moral était engagé, on Técoutait
avec respect, avec admiration... »

L'Académie française ne publie point le procès-ver-
bal de ses séances, et ce récit charmant de M. Sainte-
Beuve le fait regretter. Mais Tocqueville était égale-
ment membre de l'Académie des sciences morales et
politiques, dont tous les travaux sont livrés à la pu-
blicité. A diverses époques, Tocqueville a lu, dans cette
académie^ un certain nombre de inorceaux qui sont
épars dans ses annales, et que nous avons réunis.

Quoique nous ayons établi une distinction entre les
travaux académiques, économiques et politiques de
Tocqueville, il arrive souvent à ces travaux de se con-
fondre entre eux. C'est ainsi que la plupart des lectures
faites par Tocqueville à l'Institut touchaient par un côté
à l'économie politique et par l'autre à la politique
même; tandis que de certains travaux destinés à la tri-
bune ou à la presse, étaient empreints d'un caractère
plutôt philosophique que moral. on ne saurait, en ces
matières, qui toutes se tiennent les unes les autres, éta-
blir de classification absolue; on ne peut que viser à un
certain ordre. C'est ainsi qu'à la suite des mémoires
lus par Tocqueville à l'Académie des sciences morales,
nous avons placé une note de Tocqueville sur une ques-
tion tout à la fois économique et politique, celle des
colonies pénales.



PKÉFACE. XXXVII

Cette note, écrite en 1851, offrira peut-être à ceux qui
la liront aujourd'hui tout l'inlérêt de l'à-propos ; car la
question des colonies pénales, tranchée mais non résolue,
reste entière pour les esprits sérieux. Cet écrit faisait
partie de l'ouvrage intitulé du Système pénitentiaire
awb Etats-Unis^ publié par Tocqueville et par l'auteur
de cette préface*.

Je ne fais qu'exprimer ma pensée sincère en déclarant
ici qu'à mes yeux ce livre tirait sa plus grande valeur des
notes qui y sont jointes. Or, toutes ces notes sont de
Tocqueville, qui avait abandonné à son collaborateur la
rédaction du texte. La principale élait la note sur les
colonies pénales ^ qui ligure dans l'ouvrage sous le titre
d'Appendice. Il convenait, à tous égards, de rendre à ce
morceau remarquable la place qui lui appartient dans
les œuvres de Tocqueville.

Quant à ses travaux à proprement parler politiques,
et qui seront sans doute un jour recueillis intégralement,
nous n'en donnons qu'un choix restreint, par lequel se ter-
minera le tome neuvième.

. Ce qui frappera tout d'abord le lecteur, c'est à quel
point tous les sentiments, toutes les idées et toutes les
passions de l'écrivain se retrouvent dans l'homme poli-
tique.



« Du Système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en
France,



xxxviii PRÉFACE.

Combien d'écrivains de notre temps, et de tous les
temps, n'entrent dans la politique que pour y contredire
ou au moinsy oublier les principesqu'iis avaient jusque-là
professés ! Cela s'appelle aborder la vie réelle, abandonner
le monde des chimères et prendre les choses par leur côté
pratique. En entrant dans la politique, Tocqueville n'est
pas seulement resté fidèle aux théories qui lui étaient
chères, mais encore il a cherché avec bonheur l'occasion
de les faire prévaloir dans l'application. C'est ainsi qu'à
peine arrivé à la Chambre des députés (1839), il y saisit
la question de l'esclavage, mise à l'ordre du jour par la
proposition de M. de Tracy, qui demandait son abolition
dans nos colonies. Tocqueville avait vu aux Ëtats-Unis
cette plaie hideuse de l'esclavage des noirs et l'avait
stigmatisée dans ses écrits; il la juge à la tribune de
même que dans ses livres; il est nommé rapporteur de
la commission à laquelle la Chambre avait renvoyé l'exa-
men de la proposition et rédige un admirable rapport,
dans lequel la servitude humaineestàjamaisflétrie,et qui,
avec les travaux sur le même sujet de M. de Bémusat et de
M. le duc de Broglie, forme un traité complet de la ma-
tière. Et non-seulement il pose la question devant l'assem-
bléequi lui en a donné le mandat ; mais encore, comptant
pour peu le succès moral de son rapport s'il n'aboutit pas
h une solution pratique, et convaincu que la majorité par-
lementaire ne peut être obtenue que par une pression de
l'opinion publique sur la Chambre, en même lemps qu'il



PRÉFACE. xxxu

livre son rapport aux députés, il adresse au public, par
la voie de la presse, une série d'articles, ouils'appli(pieà
démontrer la nécessité, l'urgence et les Ëicilités de l'abo-
lition de l'esclavage. Ces articles, écrits avec une verve et
un talent admirables, parurent alors sous le voile de
l'anonyme dans le journal /a Siècle. on les trouvera réunis
à la suite du rapport.

Le rapport de Tocqueville sur l'esclavage n'en
amena pas immédiatement l'abolition ; mais il la rendait
inévitable et prochaine. Quand de pareilles questions
ont été ainsi posées, elles sont résolues. Mortellement
atteinte, l'institution de l'esclavage dans les colonies
françaises pouvait paraître encore vivante, parce qu'elle
restait encore debout ; mais elle se tenait comme peut
se tenir encore le chêne dont la racine est coupée. Elle
est tombée au premier souffle de la révolution de Fé-
vrier, à laquelle sans doute personne ne reprochera cette
ruine.

De même et quelques mois après seulement (1840), la
question de la réforme des prisons étant portée devant le
parlement, Tocqueville, qui avait étudié ce sujet en Amé-
rique et s'y était formé des convictions bien arrêtées,
en porte l'expression vive devant la Chambre, est
nommé rapporteur de la commission formée pour
l'examen du projet de loi, et dépose le remarquable rap-
port qui fut pendant plusieurs années la base des discus-
sions parlementairesdans les deux Chambres, elqui restera



XL PUÉFACt.

le résumé le plus fidèle et le plus complet de la question
pénitentiaire.

Il en fut encore de même lorsqu'en 1847, la Chambre
fut solennellement saisie de la question d^ Afrique par la
présentation d'un projet de loi, qui proposait rétablisse-
ment de colonies militaires ^ Il avait, dans le cours de ses
voyages, observé beaucoup d'établissements de colonisa-
tion; il avait, en 1841 et en 1846, visité TAlgérie; il
avait vu nue et déserte cette terre jadis fertile, qui fut
le grenier de Rome; il avait cru apercevoir les causes
du mal et les moyens d'y remédier. Ce qu'il pensait, il le
dit à la Chambre avec la vivacité d'un témoin convaincu
et l'autorité d'un écx)nomiste éclairé. Il fut nommé rappor-
teur, et son rapport, en présence duquel le ministère
retira son projet, renferme l'exposé des vrais principes
qui doivent diriger la France dans le gouvernement di
ses possessions d'Afrique.

Quelque frappé qu'on puisse être d'abord de la diffé-
rence des facultés qui sont nécessaires pour la composi-
tion de grands ouvrages tels que ceux de Tocqueville, et
de l'aptitude que réclament les travaux législatifs, on
aperçoit bientôt le lien qui unit ces œuvres si diverses
de leur nature, et on comprend comment celui qui avait
observé, dans les pays étrangers, les États à esclaves,,
le vice des prisons et les procédés de la colonisation,.

* Sous le titre de Camps agricoles.



PRÉFACE. xLi

pourrait un jour, avec plus d'autorité (pi'aucun autre,
proposer à son pays l'abolition de la servitude dans les
colonies, la réforme pénitentiaire, et celle du régime
imposé à nos établissements d'Afrique.

Ainsi se convertissaient en applications pratiques un
grand nombre des opinions théoriques que Tocquevîlle
avait apportées à la Chambre. on comprend cependant
qu'une pareille destinée ne pouvait échoira ses opinions
politiques proprement dites ; car ses principes politiques
le séparaient de la majorité parlementaire, dont à cet
égard il ne pouvait jamais être l'interprète; et il n'avait,
comme rapporteur, d'accès possible qu'auprès de cepelil
nombre d'affaires, qui sont neutres de leur nature, et
pour lesquelles seules l'opposition trouvait quelquefois
grâce auprès de la majorité. Ces questions neutres sont
les petites questions du moment, et celles que les partis
dédaignent. Ce sont pourtant les grandes questions;
questions de morale, d'humanité, de justice sociale ; elles
ne touchent pas les partis parce qu'elles sont au-dessus
d'eux, et continuent d'exister quand la trace même des
partis a disparu.

C'est une heureuse fortune pour un homme politique
d'avoir, dans le cours de sa carrière, rencontré sur son
chemin une de ces grandes questions humaines qui ne
meurent point, et d'y avoir attaché son nom. Les ambi-
tieux vulgaires n'estiment guère le pouvoir que par la
durée du temps pendant lequel ils l'occupent. L'homme



XLH PRÉFACE.

politique, digne de ce nom, compte non le temps
qu'il a passé au pouvoir, mais ce qu'il y a fait. Les rap-
ports de Tocqueville sur Tesclavage, sur la réforme
pénitentiaire et sur l'Algérie, nous ont paru dignes de
figurer parmi ses œuvres ; on les trouvera dans le tome
neuvième.

Quant à ses discours à proprement parler politiques,
nous en donnons, non k collection complète, mais seu-
lement un choix. Nous croyons que le moment n'est pas
encore venu de mettre dans tout son jour la véritable
nuance qui caractérisa la politique de Tocqueville, du-
rant le régime antérieure 1848. La libre appréciation
des partis de cette époque entraînerait une discussion
des hommes et des choses, qui paraît aujourd'hui plus
difficile et plus inopportune que jamais. Nous nous
bprnons donc à réunir ceux des discours de Tocqueville
qui portent le moins l'empreinte des luttes de partis. on
serafrappéen lisant ces discours, de la hauteur à laquelle
Tocqueville se plaçait quand il parlait à la Chambre.
Nul peut-être n'a su aussi bien que lui, signaler au
gouvernement de son pays les périls qui le menaçaient,
et à côté du danger, montrer les moyens de le com-
battre. Vaines paroles! impuissantes même quand
elles venaient des voix les plus amies, et qui dans la
bouche d'un opposant n'excitaient que la défiance ou le
dédain !

La dernière œuvre parlementaire de Tocqueville est



PRÉFACE. xLiii

son i^apport du 8 juillet 1851 , sur la révision de la con-
stitution  développement graduel et progressif de l'égalité est
à la fois le passé et Tavenir de leur histoire, cette seule
découverte donnerait à ce développement le caractère
sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrê-
ter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu
même, et il ne resterait aux nations qu'à s'accommoder
à l'état social que leur impose la Providence.

Les peuples chrétiens me paraissent offrir de nos
jours un effrayant spectacle ; le mouvement qui les em-
porte est déjà assez fort pour qu'on ne puisse le sus-
pendre, et il n'est pas encore assez rapide pour qu'on



INTRODUCTION, 9

désespère de le diriger : leur sort est entre leurs mains;
mais bientôl il leur échappe.

Instruire la démocratie , ranimer s'il se peut ses
croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements^
substituer peu à peu la science des affaires à son inex-
périence, la connaissance de ses vrais intérêts à ses
aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps
et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et
les hommes : tel est le premier des devoirs imposé de
nos jours à ceux qui dirigent la société.

Il faut une science politique nouvelle à un monde
tout nouveau.

Mais c'est à quoi nous ne songeons guère : placés au
milieu d'un fleuve rapide, nous fixons obstinément les
yeux vers quelques débris qu'on aperçoit encore sur le
rivage, tandis que le courant nous entraîne et nous
pousse à reculons vers les abîmes.

Il n'y a pas de peuples de l'Europe chez lesquels la
grande révolution sociale que je viens de décrire ait fait
de plus rapides progrès que parmi nous ; mais elle y a
toujours marché au hasard.

Jamais les chefs de l'État n'ont pensé à rien prépa-
rer d'avance pour elle; elle s'est faite malgré eux ou
à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus in-
telligentes et les plus morales de la nation n'ont point
cherché à s'emparer d'elle, afin de la diriger. La démo-
cratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages;
elle a grandi comme ces enfants, privés des soins pa-
ternels, qui s'élèvent d'eux-mêmes dans les rues de



10 INTRODUCTION.

nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses
vices et ses misères. on semblait encore ignorer son
existence, quand elles s'est emparée à F improviste du
pouvoir. Chacun alors s'est soumis avec servilité à ses
moindres désirs ; on Ta adorée comme l'image de la
force ; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres
îîxcès, les législateurs conçurent le projet imprudent
de la détruire au lieu de chercher à l'instruire et à la
corriger; et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils
ne songèrent qu'à la repousser du gouvernement.

Il en est résulté que la révolution démocratique s*est
opérée dans le matériel de la société, sans qu'il se fît,
dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le
changement qui eût été nécessaire pour rendre cette
révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins
ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avan-
tages naturels; et voyant déjà les maux qu'elle entraîne,
nous ignorons encore les biens qu'elle peut donner.

Quand le pouvoir royal, appuyé sur l'aristocratie, gou-
vernait paisiblement les peuples de TEurope, la société,
au milieu de ses misères, jouissait de plusieurs genres
(le bonheur, qu'on peut difficilement concevoir et ap-
j)récier de nos jours.

La puissance de quelques sujets élevait des barrières
insurmontables à la tyrannie du prince; et les rois, se
sentant d'ailleurs revêtus aux yeux de la foule d'un ca-
ractère presque divin, puisaient, dans le respect même
(ju'ils faisaient naître, la volonté de ne point abuser de
leur pouvoir.



INTRODUCTION. 11

Placés à une distance immense du peuple, les nobles
prenaient cependant au sort du peuple cette espèce d'in-
térêt bienveillant et tranquille que le pasteur accorde à
son troupeau; et, sans voir dans le pauvre leur ^al,
ils veillaient sur sa destinée, comme sur un dépôt remis
par la Providence entre leurs mains.

N'ayant point conçu l'idée d'un autre état social que
le sien, n'imaginant pas qu'il pût jamais s'égaler à ses
chefs, le peuple recevait leurs bienfaits et ne discutait
point leurs droits. Il les aimait lorsqu'ils étaient clé-
ments et justes, et* se soumettait sans peine et sans bas-
sesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables
que lui envoyait le bras de Dieu. L'usage et les mœurs
avaient d*ailleurs établi des bornes à la tvrannie, et fondé
une sorte de droit au milieu même de la force.

Le noble n'ayant point la pensée qu'on voulût lui ar-
racher des privilèges qu'il croyait légitimes ; le serf re-
gardant son infériorité comme un effet de l'ordre im-
muable de la nature, on conçoit qu'il put s'établir une
sorte de bienveillance réciproque entre ces deux classes
si différemment partagées du sort. on voyait alors dans
la société, de l'inégalité, des misères, mais les âmes n'y
étaient pas dégradées.

Ce n'est point l'usage du pouvoir ou l'habitude de
l'obéissance qui déprave les hommes, c'est l'usage d'une
puissance qu'ils considèrent comme illégitime, et l'obéis-
sance à un pouvoir qu'ils regardent comme usurpé et
comme oppresseur.

D'un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec



12 INTRODUCTION.

eux les recherches du luxe, les raffinements du goût,
les plaisirs de Tesprit, le culte des arts; de l'autre, le
travail, la grossièreté et Tignorance.

Mais au sein de cette foule ignorante et grossière,
on rencontrait des passions énergiques, des sentiments
généreux, des croyances profondes et de sauvages
vertus.

Le corps social ainsi organisé pouvait avoir de la sta-
bilité, de la puissance, et surtout de la gloire.

Mais voici les rangs qui se confondent; les barrières
élevées entre les hommeiS s'abaissent; on divise les do-
maines, le pouvoir se partage, les lumières se répandent,
les intelligences s'égalisent ; l'état social devient démo-
cratique, et l'empire de la démocratie s'établit enfin
paisiblement dans les institutions et dans les mœurs.

Je conçois alors une société où tous, regardant la loi
comme leur ouvrage, l'aimeraient et s'y soumettraient
sans peine; où l'autorité du gouvernement étant res-
pectée comme nécessaire et non comme divine, l'amour
qu'on porterait au chef de l'Etat ne serait point une pas-
sion, mais un sentiment raisonné et tranquille. Chacun
ayant des droits, et étant assuré de conserver ses droits,
il s'établirait entre toutes les classes une mâle confiance,
et une sorte de condescendance réciproque, aussi éloi-
gnée de l'orgueil que de la bassesse.

Instruits de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait
que, pour profiter des biens de la société, il faut se sou-
mettre à ses charges. L'association libre des citoyens
pourrait remplacer alors la puissance individuelle des



♦- l-



INTHODLCTION. 15-

nobles, et rÉfat serait à Tabri de la lyrannie et de la li-
cence.

Je comprends que dans un Etat démocratique, consti-
tué de celte manière, la société ne sera point immobile ;
mais les mouvements du corps social pourront y être ré-
glés et progressifs ; si Ton y rencontre moins d'éclat
qu'au sein d'une aristocratie, on y trouvera moins de
misères ; les jouissances y seront moins extrêmes et le
bien-être plus général ; les sciences moins grandes et
l'ignorance plus rare; les sentiments moins énergiques
et les habitudes plus douces ; on y remarquera plus de
vices et moins de crimes.

A défaut de Penthousiasme et de l'ardeur des croyan-
ces, les lumières et l'expérience obtiendront quelquefois
des citoyens de grands sacrifices ; chaque homme étant
également faible sentira un égal besoin de ses sembla-
bles; et connaissant qu'il ne peut obtenir leur appui
qu'à la condition de leur prêter son concours, il décou-
vrira sans peine que pour lui l'intérêt particulier se con-
fond avec l'intérêt général.

La nation prise en corps sera moins brillante, moins
glorieuse, moins forte peut-être ; mais la majorité des
citoyens y jouira d'un sort plus prospère, et le peuple
s'y montrera paisible, non qu'il désespère d'être mieux,
mais parce qu'il sait être bien.

Si tout n'était pas bon et utile dans un semblable
ordre de choses, la société du moins se serait approprié
tout ce qu'il peut présenter d'utile et de bon, et les
hommes, en abandonnant pour toujours les avantages



fl^ -44^ INTRODUCTION.

sociaux que peut fournir l'aristocratie, auraient pris à
la démocratie tous les biens que celle-ci peut leur
offrir.

Mais nous, en quittant l'état social de nos aïeux, en
jetant pêle-mêle derrière nous leurs institutions, leurs
idées et leurs mœurs, qu'avons-nous pris à la place?

Le prestige du pouvoir royal s'est évanoui, sans être
remplacé par la majesté des lois : de nos jours, le peu-
ple méprise l'autorité , mais il la craint, et la peur
arrache de lui plus que ne donnaient jadis le respect et
l'amour.

J'aperçois que nous avons détruit les existences in-
dividuelles qui pouvaient lutter séparément contre la ty-
rannie ; mais je vois le gouvernement qui hérite seul de
toutes les prérogatives arrachées à des familles, à des
corporations ou à des hommes : à la force quelquefois
oppressive, mais souvent conservatrice, d'un petit nom-
bre de citoyens, a donc succédé la faiblesse de tous.

La division des fortunes a diminué la distance qui sé-
• parait le pauvre du riche; mais en se rapprochant, ils
semblent avoir trouvé des raisons nouvelles de se haïr,
et jetant l'un sur l'autre des regards pleins de terreur et-
d'envie, ils se repoussent mutuellement du pouvoir ; pour
l'un comme pour l'autre, l'idée des droits n'existe
point, et la force leur apparaît à tous les deux, comme
la seule raison du présent et Tunique garantie de l'a-
venir.

Le pauvre a gardé la plupart des préjugés de ses
pères, sans leurs croyances ; leur ignorance, sans leurs



de rintâiêl, sas^ «n «nsnâzit b si^ii»it!e. ^ ^gv. ésnisne
est aussi depoorni de inûff^s çœ r-Hair jêêSs «h Âf-
▼oaement.

La sodâé est tna^alk. ■«£ ptrât osrtut «^'âlif t ji
conscience de sa force e€ A*- s^a tefnr^tr». na^ kk «sa-
traire parce qa*eDe stcrait iûbtt^ «ft Fiirnefe: <îLe cnm:^.
de momir en iaisaot m cfixt : «àann fiâu: ^ luL WÊBt2^
nul n*a le cocira:îe ec rênffzî^ néoesûns^ |C4e? d^-
cher lemienx : oo a de» Aîsirs^ ^^ pes«£^. •dî» ^A^siss^
et des joies qui ne |)ndids»u riîc: «fie ^i^ftô^. ai it e&-
raUe, semUaUes â dt» pasâoffi^ >ie ^i^^^rî<> 9k x'.ifr-
boutissenl «pi'à Finipoissance.

Ainsi nous aToos abandjimé ceqw: i'éCat aifika fueer-
Tait présenter de bon, sa^ ^expkkii tjt qwr TÀsi «ttnfteî
pouvait offrir d'atile : noo^ aTôn^ décroît une ««ciéSié
aristocratiqoe, et, noi^ arucisnt cficnpbîsamBKBi an
milieo des dâ>ris de Tanden édifice^ isfA^ §adb4oiK§
vouloir Doos y fiier pour tonjonr^.

Ce qui anÎTe daik^ le monde isAMuiMkfi n'est pa^
moins déplorable.

Gênée dans sa marche on abandonnée <ant§ appci â
ses passions désordonnées, b démocratje de Franee a
renversé tout ceqni se rencontrait sor »in pKsaçe. ébran-
lant ce qu'elle ne détruisait pa^. Ou ne Ta popint rue
s'emparer peu à peu de la société, aûn d'y établir pai-
siblement son empire ; elle n^a ee^ de rnarcher au mi-
lieu des désordres et de l'agitation d'un combat. Animé
par la chaleur de la lutte, pous^ au delà des limites



■«4.i



f^^






V



f l'



/



16 INTRODUCTION.

naturelles de son opinion, par les opinions et les excès
de ses adversaires, chacun perd de vue l'objet même de
ses poursuites, et tient un langage qui répond mal à ses
vrais sentiments et à ses instincts secrets.

De là l'étrange confusion dont nous sommes forcés
d'être les témoins.

Je cherche en vain dans mes souvenirs, je ne trouve

rien qui mérite d'exciter plus de douleur et plus de pitié

''.Vjue ce qui se passe sous nos yeux; il semble qu'on

ait brisé de nosjours le lien naturel qui unit les opinions

aux goûts et les actes aux croyances ; la sympathie qui
f». *
'' s'est fait remarquer de tout temps entre les sentiments

et les idées des hommes paraît détruite, et l'on dirait

que toutes les lois de l'analogie morale sont abolies.

On rencontre encore parmi nous des chrétiens pleins
de zèle, dont l'âme religieuse aime à se nourrir des vé-
rités de l'autre vie ; ceux-là vont s'animer sans doute en
faveur de la liberté humaine, source de toute grandeur
morale. Le christianisme, qui a rendu tous les hommes
égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les ci-
toyens égaux devant la loi. Mais, par un concours d'é-
tranges événements, la religion se trouve momentané-
ment engagée au milieu des puissances que la démocratie
renverse, et il lui arrive souvent de repousser l'égalité
qu'elle aime, et de maudire la liberté comme un adver-
saire, tandis qu'en la prenant par la main, elle pourrait
en sanctifier les efforis.

A côté de CCS hommes religieux, j'en découvre d'au-
tres dont les regards sont tournés vers la terre plutôt



INTRODUCTION. * 17

que vers le ciel; partisans de la liberté, non-seulement
parce qu'ils voient en elle l'origine des plus nobles ver-
tus, mais surtout parce qu'ils la considèrent comme la
source des plus grands biens, ils désirent sincèrement
assurer son empire et faire goûter aux hommes ses bien-
faits : je comprends que ceux-là vont se hâter d'appeler
la religion à leur aide, car ils doivent savoir qu'on ne
peut établir le règne de la liberté sans celui des mœurs,
ni fonder les mœurs sans les croyances ; mais ils ont
aperçu la religion dans les rangs de leurs adversaires,
c'en est assez pour eux : les uns l'attaquent, et les au-
tres n'osent la défendre.

Les siècles passés ont vu des âmes basses et vénales
précon iser l'esclavage, tandis que des esprits indépen-
dants et des cœurs généreux luttaient sans espérance
pour sauver la liberté humaine. Mais on rencontre sou-
vent, de nos jours, des hommes naturellement nobles et
fiers, dont les opinions sont en opposition directe avec
leurs goûts, et qui vantent la servilité et la bassesse qu'ils
n'ont jamais connues pour eux-mêmes. Il en est d'au-
tres, au contraire, qui parlent de la liberté comme s'ils
pouvaient sentir ce qu'il y a de saint et de grand en elle,
et qui réclament bruyamment en faveur de l'humanité
des droits qu'ils ont toujours méconnus.

J'aperçois des hommes vertueux et paisibles que leurs
mœurs pures, leurs habitudes tranquilles, leur aisance
et leurs lumières placent naturellement à la tôte des po-
pulations qui les environnent. Pleins d'un amour sni-
cère pour la patrie, ils sont prêts à faire pour elle de



I.



•7>



18 . INTRODUCTION.

grands sacrifices : cependant la civilisation trouve sou-
vent en eux des adversaires ; ils confondent ses abus avec
ses bienfaits, et dans leur esprit l'idée du mal est indis-
solublement unie à celle du nouveau.

Près de là j'en vois d'autres qui, au nom des progrès,
s'efforçant de matérialiser l'homme, veulent trouver l'u-
tile sans s'occuper du juste, la science loin des croyances,
et le bien-être séparé de la vertu : ceux-là se sont dits
les champions de la civilisation moderne, et ils se met-
tent insolemment à sa tête, usurpant une place qu'on
leur abandonne et dont leur indignité les repousse.

Où sommes-nous donc?

Les hommes religieux combattent la liberté, et les
amis de la liberté attaquent les religions; des esprits
nobles et généreux vantent l'esclavage, et des âmes
basses et serviles préconisent l'indépendance; des ci-
toyens honnêtes et éclairés sont ennemis de tous les
progrès, tandis que des hommes sans patriotisme et
sans mœurs se font les apôtres de la civilisation et des
lumières !

Tous les siècles ont-ils donc ressemblé au nôtre?
L'homme a-t-il toujours eu sous les yeux, comme de nos
jours, un monde où rien ne s'enchaîne, où la vertu est
sans génie, et le génie sans honneur ; où l'amour de
l'ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte
saint de la liberté avec le mépris des lois; où la con-
science ne jette qu'une clarté douteuse sur les actions
humaines; où rien ne semble plus défendu, ni permis,
ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux?



INTRODUCTION. 19

Penserai-je que le Créateur a fait l'homme pour le
laisser se débattre sans fin au milieu des misères intel- "
lectuelles qui nous entourent? Je ne saurais le croire :
Dieu prépare aux sociétés européennes un avenir plus
fixe et plus calme; j'ignore ses.desseins, mais je ne ces-
serai pas d'y croire parce que je ne puis les pénétrer,
et j'aimerai mieux douter de mes lumières que de sa
justice.

Il est un pays dans le monde où la grande révolution
sociale dont je parle semble avoir à peu près atteint ses
limites naturelles; elle s'y est opérée d'une manière
simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit
les résultats de la révolution démocratique qui s'opère
parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même.

Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au
commencement du dix-septième siècle, dégagèrent en
quelque façon le principe de la démocratie de tous ceux
contre lesquels il luttait dans le sein des vieilles sociétés
de l'Europe, et ils le transplantèrent seul sur les rivages
du Nouveau-Monde. Là, il a pu grandir en liberté, et,
marchant avec les mœurs, se développer paisiblement
dansjesjois.

Il me parait hors de doute que tôt ou tard nous arri- .
verons, comme les Américains, à l'égalité presque com-
plèt^des conditions). Je ne conclus point de là que nous
soyons appelés un jour à tirer nécessairement, d'un pa-
reil état social, les conséquences politiques que les Amé-
ricains en ont tirées. Je suis très-loin de croire qu'ils
aient trouvé la seule forme de gouvernement que puisse



20 INTRODUCTION.

se donner la démocratie; mais il suffit que dans les
' deux pays la cause généralrice des lois et des mœurs soit
la même, pour que nous ayons un intérêt immense à sa-
voir ce qu'elle a produit dans chacun d'eux.

Ce n'est donc pas seulement pour satisfaire une cu-
riosité, d'ailleurs légitime, que j'ai examiné 1^ Amérique;
j'ai voulu y trouver des enseignements dont nous puis-
sions proBter. on se tromperait étrangement si l'on
pensait que j'aie voulu faire un panégyrique; quiconque
lira ce livre sera bien convaincu que tel n'a point été
mon dessein; mon but n'a pas été non plus de préconi-
ser telle forme de gouvernement en général; car je suis
du nombre de ceux qui croient qu'il n'y a presque ja-
mais de bonté absolue dans les lois ; je n'ai même pas
prétendu juger si la révolution sociale, dont la marche
me semble irrésistible, était avantageuse ou funeste à
l'humanité; j'ai admis cette révolution comme un fait ac-
compli ou prêta s'accomplir, et, parmi les peuples qui
l'ont vue s'opérer dans leur sein, j'ai cherché celui chez
lequel elle a atteint le développement le plus complet et
le plus paisible, afin d'en discerner clairement les con-
séquences naturelles, et d'apercevoir, s'il se peut, les
moyens de la rendre profitable aux hommes. J'avoue que
dans l'Amérique j'ai vu plus que l'Amérique; j'y ai cher-
ché une image de la démocratie elle-même, de ses pen-
chants, de son caractère, de ses préjugés, de ses pas-
sions; j'ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir
du moins ce que nous devions espérer ou craindre
d'elle.



y



> /i



INTRODUCTION. 21

Dans la première partie de cet ouvrage J'ai donc essayé
de montrer la direction jue la démocratie, livrée en Amé- (. (y
rique à ses penchants et abandonnée presque sans con-
trainte à ses instincts, donnait naturellement aux lois, , i
la marche qu'elle imprimait au gouvernement, et en
général la puissance qu'elle obtenait sur les affaires. J'ai .>^^'
voulu savoir quels étaient les biens et les maux produits
par elle. J'ai lecherché de quelles précautions les Améri- '\ *
cains avaient fait usage pour la diriger, et quelles autres
ils avaient omises, et j'ai entrepris de distinguer les
causes qui lui permettent de gouverner la société.

Mon but était de peindre dans une seconde partie l'in-
fluence qu'exercent en Amérique l'égalité des conditions
et le gouvernement de la démocratie, sur la société ci-
vile, sur les habitudes, les idées et les mœurs ; mais je
commence à me sentir moins d'ardeur pour l'accomplis-
sement de ce dessein. Avant que je puisse fournir ainsi
la tâche que je m'étais proposée, mon travail sera
devenu presque inutile. Un autre doit bientôt mon-
trer aux lecteurs les principaux traits du caractère amé-
ricain, et, cachant sous un voile léger la gravité des
tableaux, prêtera la vérité des charmes dont je n'aurais
pu la parer*.

* Â répoque où je publiai la première édition de cet ouvrage, M. Gu8>
tare de Beaumont, mon compagnon de voyage en Amérique, tt availlait
encore à son livre intitulé Marie, ou VEsclavage aux États-Unis^ qui a
paru depuis. Le but principal de H. de Beaumont a été de mftllre en
relief et de faire connaître la situation des nègres au milieu de k société
anglo-américaine. Son ouvrage jettera une vive et nouvelle lumière sur
la question de Tesclavage, question vitale pour les républiques unies. Je



â2 IINTRODUCTION.

Je ne sais si j'ai réussi à faire connaître ce que j'ai vu
en Amérique, mais je suis assuré d'en avoir eu sincère-
ment le désir, et de n'avoir jamais cédé qu'à mon insu
au besoin d'adapter les faits aux idées, au lieu de sou-
mettre les idées aux faits.

Lorsqu'un point pouvait être établi à l'aide de docu-
ments écrits, j'ai eu soin de recourir aux textes originaux
et aux ouvrages les plus authentiques et les plus estimés ^
J'ai indiqué mes sources en notes, et chacun pourra les
vérifier. Quand il s'est agi d'opinions, d'usages politiques,
d'observations de mœurs, j'ai cherché à consulter les
hommes les plus éclairés. S'il arrivait que la chose fût
importante ou douteuse, je ne me contentais pas d'un
témoin, mais je ne me déterminais que sur l'ensemble
des témoignages.

Ici il faut nécessairement que le lecteur me croie sur
parole. J'aurais souvent pu citer à l'appui de ce que j'a-
vance Tautorité de noms qui lui sont connus, ou qui du

ne sais si je me trompe, mais il me semble que le livre de M. de Beau-
mont, après avoir vivement intéressé ceux qui voudront y puiser des
émotions et y chercher des tableaux, doit obtenir un succès plus solide et
plus durable encore parmi les lecteurs qui, avant tout, désirent des
apecçus vrais et de profondes vérités.

< Les documents législatifs et administratifs m*ont été fournis avec
une obligeance dont le souvenir excitera toujours ma gratitude. Parmi
les fonctionnaires américains qui ont ainsi favorisé mes recherches, je
citerai surtout M. Edward Livingston, alors secrétaire d'État (maintenant
ministre plénipotentiaire à Paris). Durant mon séjour au sein du congrès,
M. Livingston voulut bien me faire remettre la plupart des documents que
je possèile, relativement au gouvernement fédéral. M. Livingston est un
de ces hommes rares qu^on aime en lisant leurs écrits, qu^on admire et
qu'on honore avant même de les connaître, et auxquels on est heurevx
de devoir de la reconnaissance.



INTRODUCTION. 23

moins sont dignes de l'être; mais je me suis gardé de le
faire. L'étranger apprend souvent auprès du foyer de son
hôte d'importantes vérités, que celui-ci déroberait peut-
être à Tamitié ; on se soulage avec lui d'un silence
obligé ; on ne craint pas son indiscrétion, parce qu'il
passe. Chacune de ces confidences était enregistrée par
moi aussitôt que reçue, mais elles ne sortiront jamais de
mon portefeuille ; j'aime mieux nuire au succès de mes
récits que d'ajouter mon nom à la liste de ces voyageurs
qui renvoient des chagrins et des embarras en retour de
la généreuse hospitalité qu'ils ont reçue.

Je sais que, malgré mes soins, rien ne sera plus facile
que de critiquer ce livre, si personne songe jamais à le
critiquer.

Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront,
je pense, dans l'ouvrage entier, une pensée mère qui
enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties. Mais la di-
versité des objets que j'ai eus à traiter est très-grande, et
celui qui entreprendra d'opposer un fait isolé à l'ensem-
ble des faits que je cite, une idée détachée à l'ensemble
des idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu'on
me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui a
présidé à mon travail, et qu'on jugeât le livre par l'im-
pression générale qu'il laisse, comme je me suis décidé
moi-même, non par telle raison, mais par la masse des
raisons.

n ne faut pas non plus oublier que l'auteur qui veut
se faire comprendre est obligé de pousser chacune de ses
idées dans toutes leurs conséquences théoriques, et



24 liNTRODUCTIÔN.

souvent jusqu'aux limites du faux et de l'impraticable;
car s'il est quelquefois nécessaire de s'écarter des règles
de la logique dans les actions, on ne saurait le faire
de même dans les discours, et l'homme trouve presque
autant de difficultés à être inconséquent dans ses paroles
qu'il en rencontre d'ordinaire à être conséquent dans
ses actes.

Je finis en signalant moi-même ce qu'un grand nom-
bre de lecteurs considérera comme le défaut capital de
l'ouvrage. Ce livre ne se met précisément à la suite de
personne; en l'écrivant, je n'ai entendu servir ni
combattre aucun parti ; j'ai entrepris de voir, non pas
autrement, mais plus loin que les partis; et tandis
qu'ils s'occupent du lendemain , j'ai voulu songer à
l'avenir.



DE LA



DÉMOCRATIE

EN AMÉRIQUE



PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE PREMIER

CONFIGURATION EXTÉRIEURE DE L'AMÉRIQUE DU NORD.

L'Amérique du Nord divisée en deux vastes légions, l'une descendant vers le
pôle, l'autre vers l'équateur. — Vallée du Mississipi. — Traces qu'on y
rencontre des révolutions du globe. — Rivage de l'océan Atlantique sur
lequel se sont fondées les colonies anglaises. — Différent aspect que présen-
taient l'Amériqu • du Sud et l'Amérique du Nord à l'époque de la dccouverle.
— Forêts de rAmériquedu Nord. — Prairies. — Tribus errantes des indigè-
nes. — Leur extérieur, leurs mœurs, leurs langues. — Traces d'un peuple
inconnu.

L'Amérique du Nord présente, dans sa configuration
extérieure, des traits généraux qu'il est facile de discer-
ner au premier coup d'œil.

Une sorte d'ordre méthodique y a présidé à la sépara-
tion des terres et des eaux, des montagnes et des vallées. *



26 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Unârrangement simple et majestueux s'y révèleau milieu
même de la confusion des objets et parmi l'extrême
variété des tableaux.

Deux vastes régions la divisent d'une manière presque
égale.

L'une a pour limite, au septentrion, le pôle arctique;
à l'est, à Touest, les deux grands océans. Elle s'avance
ensuite vers le midi, et forme un triangle dont les côtés
irrégulièrement tracés se rencontrent enfin au-dessous
des grands lacs du Canada.

La seconde commence où finit la première, et s'étend
sur tout le reste du continent.

L'une est légèrement inclinée vers le pôle, l'autre vers
Téquateur.

Les terres comprises dans la première région descen-
dent au nord par une pente si insensible, qu'on pourrait
presque dire qu'elles forment un plateau . Dans l'intérieur
de cet immense terre-plein, on ne rencontre ni hautes
montagnes ni profondes vallées.

Les eaux y serpentent comme au hasard ; les fleuves
s'y entremêlent, se joignent, se quittent, se retrouvent
encore, se perdent dans mille marais, s'égarent à chaque
instant au milieu d'un labyrinthe humide qu'ils ont créé,
et ne gagnent enfin qu'après d'innombrables circuits les
mers polaires. Les grands lacs qui terminent cette pre-
mière région ne sont pas encaissés, comme la plupart
de ceux de l'ancien monde, dans des collines ou des ro-
chers ; leurs rives sont plates et ne s'élèvent que de quel-
ques pieds au-dessus du niveau de l'eau. Chacun d'eux



OOiNFlGU RATION DE L'AMÉRIQUE DU iNORD. 27

forme donc comme une vaste coupe remplie jusqu'aux
bords : les plus légers changements dans la structure du
globe précipiteraient leurs ondes du côté du pôle ou vers
la mer des tropiques. *"

La seconde région est jplus accidentée et mieux prépa-
rée pour devenir la demeure permanente de l'homme;
deux longues chaînes de montagnes la partagent dans
toute sa longueur : l'une, sous le nom d'Alléghanys, suit
les bords de Tocéan Atlantique; l'autre Court parallèle-
ment à la mer du Sud.

L'espace renfermé entre les deux chaînes de montagnes
comprend 228,843 lieues carrées ^ Sa superficie est
doriç,environ six fois plus grande que celle de la France *.

Ce vaste territoire ne forme cependant qu'une seule
vallée, qui, descendant du sommet arrondi des Al légha-
nys, remonte, sans rencontrer d'obstacles, jusqu'aux
cimes des montagnes Rocheuses.

Au fond de la vallée coule un fleuve immense. C'est
vers lui qu'on voit accourir de toutes parts les eaux qui
descendenjt des montagnes.

Jadis les Français l'avaient appelé le fleuve Saint-Louis,
en mémoire de la patrie absente ; et les Indiens, dans
leur pompeux langage. Tout nommé le Père des eaux,
ou le Mississipi.

Le Mississipi prend sa source sur les limites des deux



« 1,341,649 mille». Voyez Darby's Viewofthe United States, p. 499,
J'ai réduit ces milles en lieues de 2,000 toises.
* La France a 55,181 lieues carrées.



28 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

grandes régions dont j'ai parlé plus haut, vers lesonninet
du plateau qui les sépare.

Près de lui naît un autre fleuve* qui va se décharger
dans les mers polaires. Le Mississipi lui-même semble
quelque temps incertain du chemin qu'il doit prendre:
plusieurs fois il revient sur ses pas, et ce n'est qu'après
avoir ralenti son cours au sein des lacs et des marécages,
qu'il se décide enfin et trace lentement sa route vers le
midi .

Tantôt tranquille au fond du lit argileux que lui a
creusé la nature, tantôt gonflé parles orages, le Mississipi
arrose plus de mille lieues dans son cours*.

Six cents lieues' au-dessus de son embouchure, le
fleuve a déjà une profondeur moyenne de 15 pieds, et
des bâtiments de 500 tonneaux le remontent pendant un
espace de près de deux cents lieues.

Cinquante-sept grandes rivières navigables viennent
lui apporter leurs eaux. on compte, parmi les tributaires
du Mississipi, un fleuve de 1,300 lieues de cours*, un
de 900% un de 600% un de 500 \ quatre de 200%



^ La rivière Rouge.

' ^,500 milles, 1 ,052 lieues. Voyez Description des États-Unis, par
Warden, vol. I , p. 169.

' 1,564 milles, 565 lieues. Voyez ibid., vol. I, p. 169.

* Le Missouri. Voyez ibid., vol. I, p. 152 (1,278 lieues).

« L'Ârkansas. Voyez ibid,, vol. T, p. 188 (877 lieues).

® La rivière Bouge. Voyez tôid., vol. I, p. 190 (598 lieues).

' L'Ohio. Voyez ibid., vol. 1, p, 192 (490 lieues).

» L'illinois, le Saint-Pierre, le Saint-François, la Moingona.

Dans les mesures ci-dessus, j'ai pris pour base le mille légal (statute
mile) et la lieue de poste de 2,000 toises.



CO>TIGURATION DE L AMÉRIQUE DU NORD. 20

sans parler d'une mullitiide innombrables de ruisseaux
qui accourent de toutes parts se perdre dans son sem.
La vallée que le Mississipi arrose semble avoir été
créée pour lui seul ; il y dispense à volonté le bien et le
mal, et il en est comme le dieu. Aux environs du fleuve,
la nature déploie une inépuisable fécondité ; à mesure
qu'on s'éloigne de ses rives, les forces végétales s'épui-
sent, les terrains s'amaigrissent, tout languit ou meurt.
Nulle part les grandes convulsions du globe n'ont laissé
de traces plus évidentes que dans la vallée du Mississipi.
L'aspect tout entier du pays y atteste ie travail des eaux.
Sa stérilité comme son abondance est leur ouvrage. Les
flots de l'océan primitif ont accumulé dans le fond de la
vallée d'énormes couches de terre végétale qu'ils ont eu
le temps d'y niveler. on rencontre sur la rive droite du
fleuve des plaines immenses, unies comme la surface
d'un champ sur lequel le laboureur aurait fait passer son
rouleau. A mesure qu'on approche des montagnes, le
terrain, au contraire, devient de plus en plus inégal et
stérile ; le sol y est, pour ainsi dire, percé en mille en-
droits, et des roches primitives apparaissent çà et là,
comme les os d'un squelette après que le temps a con-
sumé autour d'eux les muscles et les chairs. Un sable
granitique, des pierres irrégulièrement taillées couvrent
la surface de la terre; quelques plantes poussent à
grand'peine leurs rejetons à travers ces obstacles ; on
dirait un champ fertile couvert des débris d'un vaste édi-
flce. En analysant ces pierres et ce sable, il est facile, en
effet, de remarquer une analogie parfaite entre leurs sub-



50 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Stances et celles qui composent les cimes arides et bri-
sées des montagnes Rocheuses. Après avoir précipité la
terre dans le fond de la vallée, les eaux ont sans doute
fini par entraîner avec elles une partie des roches elles-
mêmes; elles les ont roulées sur les pentes les plus voi-
sines; et, après les avoir broyées les unes contre les
autres, elles ont parsemé la base des montagnes de ces
débris arrachés à leurs sommets (4) .
\ La vallée du Mississipi est, à tout prendre, la plus
magnifique que Dieu ait jamais préparée pourKh abitation
de l'homme, et pourtant on peut dire cpi'elle ne forme
encore qu'un vaste désert.

Sur le versant oriental des ÂU^hanys, entre le pied
de ces montagnes et l'océan Atlantique, s'étend une lon-
gue bande de roches et de sable que la mer semble avoir
oubliéeen se retirant. Ce territoire n'a que 48 lieuesde
largeur moyenne *, mais il compte 300 lieues de lon-
gueur *. Le sol, dans cette partie du continent américain,
ne se prête qu'avec peine aux travaux du cultivateur.
La végétation y est maigre et uniforme.

C'est sur cette côte inhospitalière que se sont d'abord
concentrés les efforts de l'industrie humaine. Sur cette
langue de terre aride sont nées et ont grandi les colonies
anglaises qui devaient devenir un jour les États-Unis
d'Amérique. C'est encore là que se trouve aujourd'hui le
foyer de la puissance, tandis que sur les dernières s'as-
semblent presque en secret les véritables éléments du

« 100 milles.

* Environ 900 miKes.



CONFIGURATiaN DE L'AMÉRIQUE DU NORD. 51

grand peuple auquel appartient sans doute Tavenir du
continent.

Quand les Européens abordèrent les rivages des An-
tilles, et plus tard les côtes de l'Amérique du Sud, ils se
crurent transportés dans les régions fabuleuses qu'avaient
célébrées les poètes. La mer étincelait des feux du tropi-
que ; la transparence extraordinaire de ces eaux décou-
vrait pour la première fois, aux yeux du navigateur, la
profondeur des abîmes ^ Çà et là se montraient de pe-
tites îles parfumées qui semblaient flotter comme des
corbeilles de fleurs sur la surface tranquille de l'Océan.
Tout ce qui, dans ces lieux enchantes, s'offrait à la vue,
semblait préparé pour les besoins de l'homme, ou cal-
culé pour ses plaisirs. La plupart des arbres étaient char-
gés de fruits nourrissants, et les moins utiles à l'homme
charmaient ses regards par l'éclat et la variété de leurs
couleurs. Dans une forêt de citronniers odorants, de fi-
guiers sauvages, de myrtes à feuilles rondes, d'acacias et
lauriers-roses, tous entrelacés par des lianes fleuries,
une multitude d'oiseaux inconnus à l'Europe faisaient
étinceler leurs ailes de pourpre et d'azur, et mêlaient le
concert de leurs voix aux harmonies d'une nature pleine
de mouvenient et de vie (B) .

* Les eaux sont si transparentes dans la mer des Antilles, dit Malte -
Brun, vol. III, p» 726, qu'on distingue les coraux et les poissons h
60 brasses de profondeur. Le vaisseau semble planer dans l'air; une
sorte de vertige saisit le voyageur dont Foeil plonge à travers le fluide
cristallin au milieu des jardins sous-marins où des coquillages et des
poissons dorés brillent parmi les touffes de fucus et des'bosquets d'algues
marines.



32 DE LA DÉMOCIUTIE EiN AMÉRIQUE.

La mort était cachée sous ce manteau brillant ; mais
on ne l'apercevait point alors, et il régnait d'ailleurs dans
l'air de ces climats je ne sais quelle influence énervante
qui attachait rhomme au présent et le rendait insouciant
de l'avenir.

L'Amérique du Nord parut sous un autre aspect : tout
y était grave, sérieux, solennel ; on eût dit qu'elle avait
été créée pour devenir le domaine de Tintelligence,
comme Tautre la demeure des sens.

Un océan turbulent et brumeux enveloppait ses riva-
ges; des rochers granitiques ou des grèves de sable lui
servaient deieeinture; les bois qui couvraient ses rives
étalaient un feuillage sombre et mélancolique; on n'y
voyait guère croître que le pin, le mélèze, le chêne vert,
l'olivier sauvage et le laurier.

Après avoir pénétré h travers cette première enceinte,
on entrait sous les ombrages de la foret centrale ; là se
trouvaient confondus les plus grands arbres qui croissent
surles deux hémisphères. Le platane, le catalpa, l'érable
à sucre et le peuplier de Virginie entrelaçaient leurs
branches avec celles du chêne, du hêtre et du tilleul.

Comme* dans les forêts soumises au domaine de
l'homme, la mort frappait ici sans relâche ; mais personne
ne se chargeait d'enlever les débris qu'elle avait faits.
Ils s'accumulaient donc les uns sur les autres : le temps
ne pouvait suffire à les réduire assez vite en poudre et
à préparer de nouvelles places. Mais, au milieu même
de ces débris, le travail de la reproduction se poursui-
vait sans cesse. Des plantes grimpantes et des herbes de



^






CONFIGDRATION DE L'AMÉRIQUE DU NORD. 53

toute espèce se faisaient jour à travers les obstacles; elles
rampaient le long des arbres abattus, s'insinuaient dans
leur poussière, soulevaient et brisaient Técorce flétrie
qui les couvrait encore, et frayaient un chemin à leurs
jeunes rejetons. Ainsi la mort venait en quelque sorte y
aider à la vie. L'une et l'autre étaient en présence, elles
semblaient avoir voulu mêler et confondre leurs œu-
vres.

Ces forêts recelaient une obscurité profonde ; mille
ruisseaux, dont l'industrie humaine n'avait point encore
dirigé le cours, y entretenaient une éterne]le. humidité.
A peine y voyait-on quelques fleurs, quelques fruits sau-
vages, quelques oiseaux.

La chute d'un arbre renversé par l'âge, la cataracte
d'un fleuve, le mugissement des buffles et le sifflement
des vents y troublaient seuls le silence de la nature.

A l'esjLi du grand fleuve, les bois disparaissaient en
partie; à leur place s'étendaient des prairies sans bornes.
La nature, dans son infinie variété, avait-elle refusé la
semence des arbres à ces fertiles campagnes, ou plutôt
la forêt qui les couvrait avait-elle été détruite jadis par
la main de l'homme ? C'est ce que les traditions ni les
recherches de la science n'ont pu découvrir.

Ces immenses déserts n'étaient pas cependant entière-
ment privés de la présence de l'homme ; quelques peu-
plades erraient depuis des siècles sous les ombrages de
la forêt ou parmi les pâturages de la prairie. A partir
de l'embouchure du Saint-Laurent jusqu'au delta du
Mississipi, depuis l'océan Atlantique jusqu'à la mer du

I. 3



/



34 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Sud, ces sauvages avaient entre eux des points de res-
semblance qui attestaient leur commune origine. Mais,
du reste, ils différaient de toutes les races connues * :
ils n'étaient ni blancs comme les Européens, ni jaunes
comme la plupart des Asiatiques, ni noirs comme les
nègres ; leur peau était rougeâtre, leurs cheveux longs
et luisants, leurs lèvres minces et les pommettes de leurs
joues très-saillantes. Les langues que parlaient les peu-
plades sauvages de- T Amérique différaient entre elles par
les mots, mais toutes étaient soumises aux mêmes règles
grammaticales. Ces règles s'écartaient en plusieurs points
de celles qui jusque-là avaient paru présider à la forma-
tion du langage parmi les hommes.

L'idiome des Américains semblait le produit de com-
binaisons nouvelles ; il annonçait de la part de ses inven-
teursun effort d'intelligencedont les Indiens de nos jours
paraissent peu capables {€).

L'état social de cespeuples différait aussisousplusieurs
rapports de ce qu'on voyait dans l'ancien monde : on eût
dit qu'ils s'étaient multipliés librement au sein de leurs
déserts, sans contact avec des races plus civilisées que

* on a découf ert depuis quelques ressemblances entre la conformation
physique, la langue et les habitudes des Indiens de TAmérique du Nord
et celles des Tongouses, des Mantchoux, des Mongols, des Tatars et autres
tribus nomades de TÂsie. Ces derniers occupent une position rapprochée
du détroit de Behring, ce qui permet de supposer qu^à une époque an-
cienne ils ont pu Tenir peupler le continent désert de rAmérique. Nais
la science n'est pas encore parrenue à êciaircir ce point. Voyez sur cette
question Malte-Brun, toI. V; les ouvrages de M. de Humboldt; Fischer,
Conjectures sur iorigwe des Américains; Aitair, History of ike Ame-
rican Indimis,



CONFIGURATION DE L'AMÉRIQUE DU NORD. 55

la leur. on ne rencontrait donc point chez eux ces no-
tions douteuses et incohérentes du bien et du mal, cette
corruption profondequise mêle d'ordinaire à Tignorance
et à la rudesse des mœurs, chez les nations policées qui
sont redevenues barbares. L'Indien ne devait rien qu'à
lui-même; ses vertus, ses vices, ses préjugés étaient son
propre ouvrage; il avait grandi dans Tindépendance
sauvage de sa nature.

La grossièreté des hommes du peuple, dans les pays
policés, ne vient pas seulement de ce qu'ils sont igno-
rants et pauvres, mais de ce qu'étant tels, ils se trouvent
journellement en contact avec des hommes éclairés et
riches .

La vue de leur infortune et de leur faiblesse, qui vient
chaque jour contraster avec le bonheur et la puissance
de quelques-uns de leurs semblables, excite en même
temps dans leur cœur de la colère et de la crainte ; le
sentiment de leur infériorité et de leur dépendance les
irrite et les humilie. Getétat intérieur de l'âme se repro-
duit dans leurs mœurs, ainsi que dans leur langage ; ils
sont tout à la fois insolents et bas.

Lavéritéde ceci se prouve aisément par l'observation.
Le peuple est plus grossier dans les pays aristocratiques
que partout ailleurs, dans les cités opulentes que dans
les campagnes.

Dans ces lieux, où se rencontrent des hommes si forts
et si riches, les faibles et les pauvres se sentent comme
accablés de leur bassesse; ne découvrant aucun point
par lequel ils puissent regagner l'égalité, ils désespèrent



56 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

entièrement d'eux-mêmes, et se laissent tomber au-des-
sous de la dignité humaine.

Cet effet fâcheux du contraste des conditions ne se re-
trouve point dans la vie sauvage : les Indiens, en même
temps qu'ils sont tous ignorants et pauvres, sont tous
égaux et libres.

Lors de l'arrivée des Européens, l'indigène de l'Amé-
rique du Nord ignorait encore le prix des richesses et se
montrait indifférent au bien-être que l'homme civilisé
acquiert avec elles. Cependant on n'apercevait en lui
rien de grossier ; il régnait au contraire dans ses façons
d'agir une réserve habituelle et une sorte de politesse
aristocratique.

Doux et hospitalier dans la paix, impitoyable dans la
guerre, au delà même des bornes connues de la férocité
humaine, l'Indien s'exposait à mourir de faim pour se-
courir l'étranger qui frappait le soir à la porte de sa ca-
bane, et il déchirait de ses propres mains les membres
palpitants de son prisonnier. Les plus fameuses républi-
ques antiques n'avaient jamais admiré de courage plus
ferme, d'âmes plus orgueilleuses, de plus intraitable
amour de l'indépendance, que n'en cachaient alors les
bois sauvage du Nouveau-Monde ^ Les Européens ne

* on a vu chez les Troquois, attaqués par des forces supérieures, dit le
président Jefferson [Notes sur la Virginie, p. 148), les vieillards dédai-
gner de recourir a la fuite ou de survivre k la destruction de leur pays,
et braver la mort, comme les anciens Romains dans le sac de Rome par
les Gaulois.

Plus loin, p. 150 : « Il n'y a point d'exemple, dit-il, d'un Indien tombé
au pouvoir de ses ennemis, qui ait demandé la vie. on voit, au contraire.



CONFIGURATION DE L'AMÉRIQUE DU NORD. 37

produisirent que peu d'impression en abordant sur les
rivages de l'Amérique du Nord ; leur présence ne fit
naître ni envie ni peur. Quelle prise pouvaient-ils avoir
sur de pareils hommes? l'Indien savait vivre sansbesoins,
souffrir sans se plaindre, et mourir en chanta nt^ Gomme
tous les autres membres de la grande famille humaine,
ces sauvages croyaient du reste à l'existence d'un monde
meilleur, et adoraient sous différents noms le Dieu créa-
teur de l'univers. Leurs notions sur les grandes vérités
intellectuelles étaient en général simples et philosophi-
ques (D).

Quelque primitif que paraisse le peuple dont nous
traçons ici le caractère, on ne saurait pourtant douter
qu'un autre peuple plus civilisé, plus avancé en toutes
choses que lui, ne l'eût précédé dans les mêmes ré-
gions.

Une tradition obscure, mais répandue chez la plupart
des tribus indiennes des bords de l'Atlantique, nous en-
seigne que jadis la demeure de ces mêmes peuplades
avait été placée à l'ouest du Mississipi. Le long des ri-
ves de l'Ohio et dans toute la vallée centrale, on trouve
encore chaque jour des monticules élevés par la main



le prisonnier chercher, pour ainsi dire, la mort des mains de ses vain-
queurs, en les insultant et en les provoquant de toutes les manières.

* Voyez Histoire de la Louisiane, par Lepage-Dupratz ; Cliarlevoix,
RisUnre de la Nouvelle-France ; Lettres du R. Hecwelder, Transactions
of Ihe American philosophical Society , v. I; Jefferson, Notes sur la
Virginie, p. 155-190. Ce que dit Jefferson est surtout d'un grand poids,
à cause du mérite personnel de Técrivain, de sa position particulière, et
du siècle positif et exact dans lequel il écrivait.



58 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

de rhomme. Lorsqu'on creuse jusqu'au centre de ces
monuments, on ne manque guère, dit-on, de rencontrer
des ossements humains, des instruments étranges, des
armes, des ustensiles de tous genres faits d'un métal ou
rappelant des usages ignorés des races actuelles.

Les Indiens de nos jours ne peuvent donner aucun
renseignement sur l'histoire de ce peuple inconnu. Ceux
qui vivaient il y a trois cents ans, lors de la découverte
de l'Amérique, n'ont rien dit non plus dont on puisse
inférer même une hypothèse. Les traditions, ces monu-
ments périssables et sans cesse renaissants du monde
primitif, ne fournissent aucune lumière. Là, cependant,
ont vécu des milliers de nos semblables; on ne saurait
en douter. Quand y sont-ils venus, quelle a été leur
origine, leur destinée, leur histoire ? quand et comment
ont-ils péri? Nul ne pourrait le dire.

Chose bizarre I il y a des peuples qui sont si complè-
tement disparus de la terre, que le souvenir même de
leur nom s'est effacé ; leurs langues sont perdues, leur
gloire s'est évanouie comme un son sans écho ; mais je
ne sais s'il en est un seul qui n'ait pas au moins laissé
un tombeau en mémoire de son passage. Ainsi, de tous
les ouvrages de l'homme, le plus durable est encore
celui qui retrace le mieux son néant et ses misères !

Quoique le vaste pays qu'on vient de décrire fût habité
par de nombreuses tribus d'indigènes, on peut dire avec
justice qu'à T époque de la découverte il ne formait en-
core qu'un désert. Les Indiens l'occupaient, mais ne le
possédaient pas. C'est par l'agriculture que l'homme



CONFIGIRATION DE L^ANÉRIQUE DU NORD. 59

s'approprie le sol, et les premiers habitants de T Améri-
que du Nord vivaient du produit de la chasse. Leurs im-
placables préjugés, leurs passions indomptées, leurs
vices, et plus encore peut-être leurs sauvages vertus, les
livraient à une destruction inévitable. La ruine de ces
peuples a commencé du jour où les Européens ont abordé
sur leurs rivages ; elle a toujours continué depuis ; elle
achève de s'opérer de nos jours. La Providence, en les
plaçant au milieu des richesses du Nouveau-Monde, sem-
blait ne leur en avoir donné qu'un court usufruit ; ils
n'étaient là, en quelque sorte, qu'en attendant. Ces côtes,
si bien préparées pour le commerce et l'industrie, ces
fleuves si profonds, cette inépuisable vallée du Mississipi,
ce continent tout entier, apparaissaient alors comme le
berceau encore vide d'une grande nation.

C'est là que les hommes civilisés devaient essayer de
bâtir la société sur des fondements nouveaux, et qu'ap-
pliquant pour la première fois des théories jusqu'alors
inconnues ou réputées inapplicables, ils allaient donner
au monde un spectacle auquel l'histoire du passé ne l'a-
vait pas préparé.



CHAPITRE II



DU POINT DE DÉPART ET DE SON IMPORTANCE POUR L'AVENIR

DES ANGLO-AMÉRICAINS.



Utilité de connaître le point de départ des peuples pour comprendre leur état
social et leurs lois. — L'Amérique est le seul pays où l'on ait pu apercevoir
clairement le point de départ d'un grand peuple. — En quoi tous les hom-
mes qui vinrent peupler l'Amérique anglaise se ressemblaient. — En quoi
ils différaient. — Remarque applicable à tous les Européens qui vinrent s'é-
tablir sur le rivage du Nouveau-Monde. — Colonisation de la Virginie. —
Id, de la Nouvel le- Angleterre. — Caractère original des premiers habitants
de la Nouvelle-Angleterre. — Leur arrivée. — Leurs premières Kiis. —
Contrat social. — Code pénal emprunté à la législation de Moïse. — Ardeur
religieuse. — Esprit républicain. — Union intime de l'esprit de religion et
de l'esprit de liberté.



Un homme vient à naître ; ses premières années se
passent obscurément parmi les plaisirs ou les travaux
deTenfance. Il grandit; la virilité commence; les portes
du monde s'ouvrent enfin pour le recevoir ; il entre en
contact avec ses semblables. on l'étudié alors pour la
première fois, etl'on croit voir se former en lui le germe
des vices et des vertus de son âge mûr.

C*est là, si je ne me trompe, une grande erreur.

Remontez en arrière; examinez Tenfant jusque dans
les bras de sa mère; voyez le monde extérieur se refléter
pour la première fois sur le miroir encore obscur de son



^,



DU POINT DE DÉPART. .41

intelligence; contemplez les premiers exemples qui frap-
pent ses regards ; écoutez les premières paroles qui
éveillent chez lui les puissances endormies de la pensée ;
assistez enfin aux premières luttes qu'il a à soutenir,
et alors seulement vous comprendrez d'où viennent les
préjugés, les habitudes et les passions qui vont dominer
sa vie. L'homme est pour ainsi dire tout entier dans les
langes de son berceau .

Il se passe quelque chose d'analogue chez les nations.
Les peuples se ressentent toujours de leur origine. Les
circonstances qui ont accompagné leur naissance et servi
à leur développement influent sur tout le reste de leur
carrière.

S'il nous était possible de remonter jusqu'aux éléments
des sociétés et d'examiner les premiers monuments de
leur histoire, je ne doute pas que nous ne pussions y
découvrir la cause première des préjugés, des habitudes,
des passions dominantes, de tout ce qui compose enfin
ce qu'on appelle le caractère national ; il nous arriverait
d'y rencontrer l'explication d'usages qui, aujourd'hui,
paraissent contraires aux mœurs régnantes ; des lois qui
semblent en opposition avec les principes reconnus; d'o-
pinions incohérentes qui se rencontrent çà et là dans la
société, comme ces fragments de chaînes brisées qu'on
voit pendre encore quelquefois aux voûtes d'un vieil édi-
fice, et qui ne soutiennent plus rien. Ainsi s'explique-
rait la destinée de certains peuples qu'une force inconnue
semble entraîner vers un but qu'eux-mêmes igno-
rent. Mais jusqu'ici les faits ont manqué à une pa-



42 DE LA DËMOCRÂTIË EN AMÉRIQUE.

reille étude; l'esprit d'analyse n'est venu aux nations
qu'à mesure qu'elles vieillissaient, et lorsqu'elles ont
enfin songé à contempler leur berceau, le temps l'avait
jy d^à enveloppé d'un nuage, Tignorance et l'orgueil l'a-
vaient environné de fables, derrière lesquelles se cachait
la vérité.

L'Amérique est le seul pays où l'on ait pu assister
aux développements naturels et tranquilles d'une société,
et où il ait été possible de préciser l'influence exercée
par le point de départ sur l'avenir desJÉtats.

A l'époque où les peuples européens descendirent sur
les rivages du Nouveau-Monde, les traits de leur carac-
tère national étaient déjà bien arrêtés; chacun d'eux
avait une physionomie distincte ; et comme ils étaient
déjà arrivés à ce degré de civilisation qui porte les
hommes à l'étude d'eux-mêmes, ils nous ont transmis
le tableau fidèle de leurs opinions, de leurs mœurs et
de leurs lois. Les hommes du quinzième siècle nous sont
presque aussi bien connus que ceux du nôtre. L'Amé-
rique nous montre donc au grand jour ce que l'igno-
rance ou la barbarie des premiers âges a soustrait à nos
regards.

Assez près de l'époque où les sociétés américaines
furent fondées, pour connaître en détail leurs éléments,
assez loin de ce temps pour pouvoir déjà juger ce que
ces germes ont produit, las hommes de nos jours sem-
blent être destinés à voir plus avant que leurs devan-
ciers dans les événements humains. La Providence a
mis à notre portée un flambeau qui manquait à nos



Dli POINT DE DÉPART. 43

pères, et nous 9 permis de discerner, dans la dostimk)
des nations, des causes premières querobsciiritd du pussi^
leur dérobait.

Lorsque, après avoir étudié attentivement l*hist.oin)
de l'Amérique, on examine avec Sbilf son état politique
€t social, on se sent profondément convaincu de cotte
vérité : qu'il n'est pas une opinion, pas une habitude,
pas une loi, je pourrais dire pas un événement, que le
point de départ n'explique sans peine. Ceux qui liront
ce livre trouveront donc dans le présent chapitre lo
garme de ce qui doit suivre et la clef de presque tout
l'ouvrage.

Les émignuits qui vinrent, à différentes périodes, oc-
cuper le lemtoîre qui couvre aujourd'hui l'Union amé-
ricaîne, diffiérncnl les ans des autres en beaucoup de
points ; knr Itf oTébul pas le même, et ils se gouver-
naient d'apfw 4és frineipes divers.

Ces Ikooks aifai»! tg^ffsuàaM entre eux des traits
comraaK. «it & «e JSeammeat €ms dans une situation



Lelia4ibiii^9^<>^pait't%v&lep^^ plus

durable fu piutt (BÛir ]»haaune^. Tons les ém\^fmu
parfaimt h mSau: langoe:; ik âment tnm enfs^ntA d'im
mèBK fm^. 3é». iim» iiu igtm qt^'dgit^t dp^pmff ^
sièdtt b liiite ffe* gjn?ti«,. et *rt- !«? fdetiorfs wjw^t ^é
ohGgw iuiF -i fnm? ife « |jbf«^ <5rïw ia^ [lit)>«*f}oy< 'f^
lob, knr «^ucttiim {V^Kiiiftm ^'ntwf (îwf^ r '-hti^ ni/fi*

école, <t rut Wljflit: It^ip«lrfjW rtJirmf .^rw ,>f9rs .r#ir if\¥\t^^c^



U DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

la plupart des peuples de l'Europe. A f époque des pre-
mières émigrations, le gouvernement communal, ce
germe fécond des institutions libres, était déjà profondé-
ment entré dans les habitudes anglaises, et avec lui le
y/dogme de la souveraineté du peuple s'était introduit au
sein même de la monarchie dès Tudors.

On était alors au milieu des querelles religieuses qui
ont agité le monde chrétien. L'Angleterre s'était préci-
pitée avec une sorte de fureur dans cette nouvelle car-
rière. Le caractère des habitants, qui avait toujours été
grave et réfléchi, était devenu austère et argumentateui*.
L'instruction s'était beaucoup accrue dans ces luttes intel-
lectuelles; l'esprit y avait reçu une culture plus profonde.
Pendant qu'on était occupé à parler religion, les mœurs
étaient devenues plus pures. Tous ces traits généraux de
la nation se retrouvaient plus ou moins dans la physio-
nomie de ceux de ses fils qui étaient venus chercher un
nouvel avenir sur les bords opposés de l'Océan.

Une remarque, d'ailleurs, à laquelle nous aurons
occasion de revenir plus tard, est applicable non-seule-
ment aux Anglais, mais encore aux Français, aux Espa-
gnols et à tous les Européens qui sont venus successive-
ment s'établir sur les rivages du Nouveau-Monde. Toutes
les nouvelles colonies européennes contenaient, sinon le
développement, du moins le germe d'une complète dé-
mocratie. Deux causes conduisaient à ce résultat : on
peut dire qu'en général, à leur départ de la mère-pa-
trie, les émigrants n'avaient aucune idée de supério-
rité quelconque les uns sur les «autres. Ce ne sont



Dr P0I5T DE Df PUT. 4a

guère les heureux et les puissants <pii s^erileit^ et [a
K i pauvreté ainsi que le maliienr sont \e» meillears 22H
* rants d'^Iîté que Von eonnaisae panni les homines.
Il arriva cependant qn'à plasKors reprises «ie sraniis
seigneurs passèrent en Amérique à la rHiite ^ que-
relles politiques on religîeoses. on v fit des lois pour v
établir la hiénurehîe des rangs^ mais on s'^aperr^nt bien*-
tôt que le sol ammcain repoiemt absolument L'aristo-
cratie territoriale. on vit que pour Aîfiriefaer (^j^Oa
terre rebelle il ne fallait rien moins que les effi)rts mnr-
stants et intéressés au propriétaire Im-rnihiie. Ltt ù^mk
préparé, il se troova que ses produits a'ffCaient point
assez grands pour enrichir tofit à la fois un maitrf» <»t
un fermier. Le terrain se moreeld donc oatnn^iliani^iit
en petits domaines que le propriâaire Dent tnltmit.
Or, c'est à la terre que âe prend raristotf!ntIeT ^'eit a»
sol qu'elle s'attache et qa^elles'appale: ce ne ^ont point
les privil^es seuls qui rétabtissent^ *t^ n'est pds b
naissance qui la constitoe. c^'est b propriété fi»ud^e
héréditairement transmise. Une nation pent pnf^enf^
d'immenses fortunes et degnnda nisêres: sais m 'VM
fortunes ne sont point territoriales^ on voit ddn^» v«a
. sein des pauvres et des riches ; il n'y a pas^ il oni dic^^.
d'arisU

ouïes les colonies anglaises avaient doiKentf<^ <4k^.
à l'époque de leur naissance, an ^nd Ht d^ Umi-Jr,
Toutes, dès leur principe. «emUaient A^^^^ju^^^ % Uîr.r
le développement de b liberté, non p.% b iiti^^rt^ ;>f >v
tocratique de leur mttt^irie^ m»h b iib^^ i/jar-



46 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

geoise et démocratique dont l'histoire du monde ne pré-
sentait point encore de complet modèle.

Au milieu de cette teinte générale, s'apercevaient ce-
pendant de très-fortes nuances, qu'il est nécessaire de
montrer.

On peut distinguer dans la grande famille anglo-amé-
ricaine deux rejetons principaux qui, jusqu'à présent,
ont grandi sans se confondre entièrement, l'un au sud,
l'autre au nord.

La Virginie reçut la première colonie anglaise. Les
émigrants y arrivèrent en 1607. L'Europe, à cette épo-
que, était encore singulièrement préoccupée de l'idée
que les mines d'or et d'argent font la richesse des peu-
ples : idée funeste quia plus appauvri les nations euro-
péennes qui s'y sont livrées, et détruit plus d'hommes
en Amérique, que la guerre et toutes les mauvaises lois
ensemble. Ce* fut donc des chercheurs d'or que l'on
envoya en Virginie *, gens sans ressources et sans con-
duite, dont l'esprit inquiet et turbulent troubla l'en-
fance de la colonie * et en rendit les progrès incertains.
Ensuite arrivèrent les industriels et les cultivateurs,

^ La charte accordée par la couronne d'Angleterre, en 1609, portait
entre autres clauses que les colons payeraient à la couronne le cinquième
du produit des mines d'or et d'argent. Voyez Vie de Washington, par
Marshall, vol. I, p. 18-66.

* Une grande partie des nouyeaux colons, dit Stith (History of Vir^
ginia), étaient des jeunes gens de famille déréglés, et que leurs parents
avaient embarqués pour les soustraire à un sort ignominieux ; d'anciens
domestiques, des banqueroutiers frauduleux, des débauchés et d'autres
gens de cette espèce, plus propres à piller et à détruire qu'à consolider
rétablissement, formaient le reste. Des chefs séditieux entraînèrent aisé-



Dr FOC5T D>E ȣFlftT. 4T

race plus nuH^ et plus tranquiUe, mabqai nes'éle-
Tait presque en aneniis p>iots aa-diessos da nÎTcata des
classes inférieures d'Angleterre^. Aaeane noble pensée,
aucune combinaison immatérielle ne préâda à la fonda-
tion des nouTeaox établissements. A peine la colonie
était-elle créée, qu'on y introduirait FescUTa^'; ce fut
là le fait capital qui devait exercer une immense in-
fluence sur le caractère, les lois et TaTenir tout entier
du Sud.

L'esclavage, comme nous l'expliquerons plus tard^.
déshonore le travail ; il introduit roi<iTetédanslasociété«
et avec elle l'ignorance et rorgueiK la pauvreté et le
luxe, n énerve les forces de rinteUigeneeet endort Tacti-
vite humaine. L'influence de Fesclava^, combinée avec
le caractère anglais, explique les mœurs et Fétat social
du Sud.

Sur ce même fond anglais se peignaient, au Nord, des
nuances toutes contraires. Ici on me permettra quelques
détails.

C'est dans les colonies anglaises du Nord, plus connues

ment cette troupe dans toutes sortes d*extraTagances et d'excès. Yoirei ,
relatif ement 3i l'histoire deh Tîrginie, les oorrages qui suivent :

History of Virginia frrnn Uufirst SeUlemenU in the year XQH, ky
Smith.

History of Virginia, by William Stith.

History of Virginia from the earliest période by Beverley, induit
en français en 1807.

* Ce n^est que plus tard qu''un certain nombre de riches propriétaires
anglais tinrent se fixer dans la colonie.

s L^esclaTage fut introduit vers Tannée 1620 par un Taisseau hollan-
dais qui débarqua ringt nègres sur les rivages de la rivière James. Voyez
Chalmer.



48 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

SOUS le nom d'États de la Nouvelle-Angleterre*, que se
Ij sont combinées Igs deux ou trois idées principales qui
j aujourd'hui forment les bases de la théorie sociale des
États-Unis.

Les principes de la Nouvelle-Angleterre se sont d'abord
répandus dans les États voisins ; ils ont ensuite gagné de
proche en proche les plus éloignés, et ont fini, si je
puis m'exprimer ainsi, par pénétrer la confédération
entière. Ils exercent maintenant leur influence au delà de
ses limites sur tout le monde américain. La civilisation
de la Nouvelle- Angleterre a été comme ces feux allumés
sur les hauteurs qui, après avoir répandu la chaleur au-
tour d'eux, teignent encore de leurs clartés les derniers
confins de l'horizon.

La fondation de la Nouvelle -Angleterre a offert un
spectacle nouveau ; tout y était singulier et original.

Presque toutes les colonies ont eu pour premiers ha-
bitants des hommes sans éducation et sans ressources,
que la misère et Tinconduite poussaient hors du pays
qui les avait vus naître, ou des spéculateurs avides et
des entrepreneurs d'industrie. Il y a des colonies qui ne
peuvent pas même réclamer une pareille origine : Saint-
Domingue a été fondé par des pirates, et, de nos jours,
les cours de justice d'Angleterre se chargent de peupler
l'Australie.

Les émigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de

< Les Étals de la Nouvel le-Anglelerre sont ceux situés à Test de FHud-
son ; ils sont aujourdhui au nombre de six : l"* leiîonnecticut; 2*Rhode-
Island; S"* Massachusetts; 4** Vermont; 5"* New-Hampshire; 6** Maine.



DU POINT DE DÉPART. 49

la Nouvelle-Angleterre appartenaient tous aux classes
aisées de la mère-patrie. Leur réunion sur le sol amé-
ricain présenta, dès l'origine, le singulier phénomène
d'une société où il ne se trouvait' ni grands seigneurs.
ni peuple, et, pour ainsi dire, ni pauvres, ni riches. Il
y avait, à proportion gardée, une plus grande masse de
lumières répandue parmi ces hommes que dans le sein
d'aucune nation européenne de nos jours. Tous, sans en
excepter peut-être un seul, avaient reçu une éducation
assez avancée, et plusieurs d'entre eux s'étaient fait con-
naître en Europe par leurs talents et leurs sciences. Les
autres colonies avaient été fondées par des aventuriers
sans famille ; les émigrants de la Nouvelle-Angleterre
apportaient avec eux d'admirables éléments d'ordre et de
moralité ; ils se rendaient au désert accompagnés de leurs
femmes et de leurs enfants. Mais ce qui les distinguait,
surtout de tous les autres, était le but même de leur
entreprise. Ce n'était point la nécessité qui les forçait
d'abandonner leur pays; ils y laissaient une position so-
ciale regrettable et des moyens de vivre assurés ; ils ne
passaient point non plus dans le Nouveau-Monde afin d'y
améliorer leur situation et d'y accroître leurs richesses ;
ils s'arrachaient aux douceurs de la patrie pour obéir à
un besoin purement intellectuel ; en s'exposant aux
misèi*es inévitables de l'exil, ils voulaient faire triompher
une idée.

Les émigrants, ou, comme ils s'appelaient si bien eux-
mêmes, les pèlerins (pilgrims), appartenaient à cette
secte d'Angleterre à laquelle l'austérité de ses principes

1. 4



50 DE LÀ DÊMOGRi^TlE EN AMÉRIQUE.

avait fait donner le nom de puritaine. Le puritanisme
n'était pas seulement une doctrine religieuse ; il se con-
fondait encore en plusieurs points avec les théories dé-
mocratiques et républicaines les plus absolues. De là lui
étaient venus ses plus dangereux adversaires. Persécutés
par le gouvernement de la mère-patrie, blessés dans la
rigueur de leurs principes par la marche journalière de
la société au sein de laquelle ils vivaient, les puritains
cherchèrent une terre si barbare et si abandonnée du
monde, qu'il fût encore permis d'y vivre à sa manière
et d'y prier Dieu en liberté .

Quelques citations feront mieux connaître l'esprit de
ces pieux aventuriers que tout ce que nous pourrions
. ajouter nous-même. .

Nathaniel Morton, l'historien des premières années
de la Nouvelle-Angleterre, entre ainsi en matière* :
« J'ai toujours cru, dit-il, que c'était un devoir sacré
pour nous, dont les pères ont reçu des gages si nom-
breux et si mémorables de la bonté divine dans l'établis-
sement de cette colonie, d'en perpétuer par écrit le
souvenir. Ce que nous avons vu et ce qui nous a été ra-
conté par nos pères, nous devons le faire connaître à nos
enfants, afin que les générations à venir apprennent à
louer le Seigneur ; afin que la lignée d'Abraham son
serviteur, et les fils de Jacob son élu, gardent toujours
la mémoire des miraculeux ouvrages de Dieu (Ps. cv,
5, 6). Il faut qu'ils sachent comment le Seigneur a ap-

• NeW'EnglarKTs Mémorial, p. 14 : Boston, 1826. Voyez aussi V His-
toire de Hutchinsoriy vol. 11, p. 440.



DU POINT DE DÉPART. 51

porté sa vigne dans le désert ; comment il Ta plantée
et en a écarté les païens ; comment il lui a préparé une
place, en a enfoncé profondément les racines et Ta laissée
ensuite s'étendre et couvrir au loin la terre (Ps. lxxx,
13, 15); et non-seulement cela, mais encore comment
il a guidé son peuple vers son saint tabernacle, et Ta
établi sur la montagne de son héritage (Exod., xv, 13).
Ces faits doivent être connus, afin que Dieu en retire
rhonneur qui lui est dû, et que quelques rayons de sa
gloire puissent tomber sur les noms vénérables des saints
qui lui ont servi d'instruments. »

Il est impossible de lire ce début sans être pénétré
malgré soi d'une impression religieuse et solennelle ; il
semble qu'on y respire un air d'antiquité et une sorte de
parfum biblique.

La conviction qui anime l'écrivain relève son lan-
gage. Ce n'est plus à vos yeux, comme aux siens, une
petite trpupe d'aventuriers allant chercher fortune au
delà des mers ; c'est la semence d'un grand peuple que
Dieu* vient déposer de ses mains sur une terre pré-
destinée.

L'auteur continue et peint de cette manière le départ
des premiers émigrants* :

« C'est ainsi, dit-il, qu'ils quittèrent cette ville (Delft-
Haleft) qui ava^t été pour eux un lieu de repos ; cepen-
dant ils étaient calmes ; ils savaient qu'ils étaient pèle-
rins et étrangers ici-bas. Ils ne s'attachaient pas aux

' New-EnglatuTs Mémorial^ p. 22.



52 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

choses de la terre, mais levaient les yeux vers le ciel,
leur chère patrie, où Dieu avait préparé pour eux sa cité
sainte. Ils arrivèrent enfin au port où le vaisseau les
attendait . Un grand nombre d'amis qui ne pouvaient par-
tir avec eux, avaient du moins voulu les suivre jusque-
là. La nuit s'écoula sans sommeil ; elle se passa en épan-
chements d'amitié, en pieux discours, en expressions
pleinêsd'unevéritabletendressechrétienne.Lelendemain
ils se rendirent à bord ; leurs amis voulurent encore les y
accompagner; ce fut alors qu'on ouït de profonds
soupirs, qu'on vit des pleurs couler de tous les yeux,
qu'en entendit de longs embrassements et d'ardentes
prières dont les étrangers eux-mêmes se sentirent émus.
Le signal du départ étant donné , ils tombèrent à
genoux, et leur pasteur, levant au ciel des yeux pleins
de larmes, les recommanda à la miséricorde du Seigneur.
Ils prirent enfin congé les uns des autres, et prononcè-
rent cet adieu qui, pour beaucoup d'entre eux, devait
être le dernier. »

Les émigrants étaient au nombre de cent cinquante à
peu près, tant hommes que femmes et enfants. Leur but
était de fonder une colonie sur les rives de l'Hudson;
mais, après avoir erré longtemps dans l'Océan, ils furent
enfin forcés d'aborder les côtes arides de la Nouvelle-
Anglelerre, au lieu où s'élève aujourd'hui la ville de
Plymouth. on montre encore le rocher où descendirent
les pèlerins ^

* Ce rocher est devenu un objet de vénération aux États-Unis. J'en ai
vu des fragments conservés avec soin dans plusieurs villes do TUnion.



DU POINT DE DÉPART. 55

c< Mais avant d'aller plus loin, dit l'historien que j'ai
déjà cité, considérons un instant la condition présente
de ce pauvre peuple, et admirons la bonté de Dieu qui
Ta sauvé*.

« Ils avaient passé maintenant le vasle Océan, ils
arrivaient au but de leur voyage, mais ils ne voyaient
point d'amis pour les recevoir, point d'habitation pour
leur offrir un abri ; on était au milieu de l'hiver, et
ceux qui connaissent notre climat savent combien les
hivers sont rudes, et quels furieux ouragans désolent
alors nos côtes. Dans cette saison, il est difficile de tra-
verser des lieux connus, à plus forte raison de s'établir
sur des rivages nouveaux. Autour d'eux n'apparaissait
qu'un désert hideux et désolé, plein d'animaux et
d'hommes sauvages, dont ils ignoraient le degré de féro-
cité et le nombre. La terre était glacée ; le sol était cou-
vert de forêts et de buissons. Le tout avait un aspect
barbare. Derrière eux, ils n'apercevaient que l'immense
Océan qui les séparait du monde civilisé. Pour trouver
un peu de paix et d'espoir, ils ne pouvaient tourner leurs
regards qu'en haut. »

Il ne faut pas croire que la piété des puritains fût
seulement spéculative, ni qu'elle se montrât étrangère à

Ceci ne montre-t-îl pas bien clairement que la puissance et la grandeur
de rhorame est tout enlière dans son âme? Voici une pierre que les pieds
de quelques misérables touchent un instant, et cette pierre devient cé-
lèbre; elle attire les regards d'un grand peuple; on en vénère les débris,
OD s'en partage au loin la poussière. Qu'est devenu lo seuil de tant de
palais? qui s'en inquiète ?
« New-England's Mémorial, p. 35.



54 DE LA DÉMOGIIÂTIE EN AMÉRIQUE.

la marche des choses humaines. Le puritanisme, comme
je Tai dit plus haut, était presque autant une théorie
politique qu'une doctrine religieuse. A peine débarqués
sur ce rivage inhospitalier que Nathaniel Morton vient
de décrire, le premier soin des émîgrants est donc de
s'organiser en société. Ils passent immédiatement un
acte qui porte * :

c< Nous, dont les noms suivent, qui, pour la gloire
de Dieu, le développement de la foi chrétienne et l'hon-
neur de notre patrie, avons entrepris d'établir la pre-
mière colonie sur ces rivages reculés, nous convenons
dans ces présentes, par consentement mutuel et solen-
nel, et devant Dieu, de nous former en corps de société
poUtique, dans le but de nous gouverner et de tra-
vailler à l'accomplissement de nos desseins ; et en vertu
de ce contrat, nous convenons de promulguer des lois,
actes, ordonnances, et d'instituer, selon les besoins, des
magistrats auxquels nous promettons soumission et
obéissance. »

Ceci se passait en 1620. A partir de cette époque,
l'émigration ne s'arrêta plus. Les passions religieuses et
politiques, qui déchirèrent l'empire britannique pen-
dant tout le règne de Charles P", poussèrent chaque
année, sur les côtes de l'Amérique, de nouveaux es-
saims de sectaires. En Angleterre, le foyer du purila-

' Les émigrants qui créèrent l'État de Rhode-lsland en 1 638, ceux qui
s'établirent à Ncw-Uaven en 1657, les premiers habitants du Coniiecticut
en 1639, et les fondateurs de Providence en 1640, commencèrent égale-
ment par rédiger un contrat social qui fut soumis à l'approbation de tous
les intéressés. PitkirCs History^ p. 42 et 47.



DU POINT DE DÉPART. 55

nisme continuait à se trouver placé dans les classes
moyennes ; c'est du sein des classes moyennes que sor-
taient la plupart des émigrants. La population de la
Nouvelle-Angleterre croissait rapidement, et, tandis que
la hiérarchie des rangs classait encore despotiquement
les hommes dans la mère-patrie, la colonie présentait de
plus en plus le spectacle nouveau d'une société homo-
gène dans toutes ses parties. La démocratie, telle que
n'avait point osé la rêver l'antiquité, s'échappait toute
grande et tout armée du milieu de la vieille société féodale .
Content d'éloigner de lui des germes de troubles et
des éléments de révolutions nouvelles, le gouvernement
anglais voyait sans peine cette émigration nombreuse.
Il la favorisait même de tout son pouvoir, et semblait
s'occuper à peine de la destinée de ceux qui venaient
sur le sol américain chercher un asile contre la dureté
deseslois. on eût dit qu'il regardait la Nouvelle-Angle-
terre comme une région livrée aux rêves de l'imagina-
tion, et qu'on devait abandonner aux hbres essais des
novateurs.

Les colonies anglaises, et ce fut l'une des principales
causes de leur prospérité, ont toujours* joui de plus de
liberté intérieure et de plus d'indépendance politique
que les colonies des autres peuples ; mais nulle pari ce
principe de liberté ne fut plus complètement appliqué
que dans les États de la Nouvelle-Angleterre.

II était alors généralement admis que les terres du
Nouveau-Monde appartenaient à la nation europoeniic
qui, la première, les avait découvertes.






56 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Presque tout le littoral de l'Amérique du Nord devint
Zy de cette manière une possession anglaise vers la fin du
w^, seizième siècle. Les moyens employés par le gouverne-
' ment-britannique pour peupler ces nouveaux domaines

furent de différente nature : dans certains cas, le roi
soumettait une portion du Nouveau-Monde à un gouver-
neur de son choix, chargé d'administrer le pays en son
nom et sous ses ordres immédiats ^ ; c'est le système co-
lonial adopté dans le reste de l'Europe. D'autres fois, il
concédait à un homme ou à une compagnie la propriété
de certaines portions de pays *. Tous les pouvoirs civils
et politiques se trouvaient alors concentrés dans les mains
d'un ou de plusieurs individus qui, sous l'inspection et
le contrôle de la couronne, vendaient les terres et gou-
vernaient les habitants. Un troisième système enfin con-
sistait à donner à un certain nombre d'émigrants le droit
de se former en société politique, sous le patronage de
la mère-patrie, et de se gouverner eux-mêmes en tout ce
qui n'était pas contraire à ses lois.
/ Ce mode de colonisation, si favorable à la liberté,
\ ne fut mis en pratique que dans la Nouvelle-Angle-
terre*.



» Ce fut là le cas de TÉlat de New-York.

* Le Maryland, les Carolines, la Pensylvanie, le New-Jersey, étaient dans
ce cas. Voyez Pitkin's History, vol. I, p. 41-31.

5 Voyez dans l'ouvrage intitulé : Historical collection of state papers
and olher aulhentic documents inlended as malerials for an hislory
of the United States of America, by Ebeneser Hasard, printed at Phi-
ladelphia MDCCXCII, un très-grand nombre de documents précieux par
leur contenu et leur authenticité, relatifs au premier Age des colonies.



DU POINT DE DÉPART. 57

Dès 1628 % une charte de cette nature fut accordée
par Charles P à des émigrants qui vinrent fonder la co-
lonie du Massachusetts.

Mais, en général, on n'octroya les chartes aux colonies
de la Nouvelle-Angleterre que longtemps après que leur
existence fut devenue un fait accompli. Plymouth, Pro-
vidence, Nev^-Haven, l'État de Connecticut et celui de
Rhode-Island*, furent fondés sans le concours et en quel-
que sorte à Tinsu de la mère-patrie. Les nouveaux habi-
tants, sans nier la suprématie de la métropole, n'allèrent
pas puiser dans son sein la source des pouvoirs, ils se
constituèrent eux-mêmes, et ce ne fut que trente ou qua-
rante ans après, sous Charles II, qu'une charte royale
vint légaliser leur existence.

Aussi est-il souvent difficile, en parcourant les pre-
miers monuments historiques et législatifs de la Nou-
velle-Angleterre, d'apercevoir le lien qui attache lesémi-
granls au pays de leurs ancêtres. on les voit à chaque
instant faire acte de souveraineté ; _jls nomment leu rs

entre autres les différentes chartes qui leur furent concédées par la cou-
ronne d'Angleterre, ainsi que les premiers actes de leurs gouvernements.

Voyez également l'analyse que fait de toutes ces chartes M. Story, juge
à la cour suprême des États-Unis, dans Tintroduction de son Commentaire
sur la constitution des États-Unis.

Il résulte de tous ces documents que les principes du gouvernement
représentatif et les formes extérieures de la liberté politique furent in-
troduits dans toutes les colonies presque dès leur naissance. Ces principes
avaient reçu de plus grands développements au nord qu'au sud, mais ils
existaient partout.

* Voyez Pitkiri's Hislory, p. 35, 1. 1. Voyez tlie History of ihe colony
of Massachusetts, by Hutchinson, vol. I, p. 9.

« Voyez ibid,, p. 42-47.



58 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

magistrats, font la paix et la guerre, établissent les règle-
ments de police, se donnent des lois cotnme s'ils n'eus-
sent relevé que de Dieu seul ^

Rien de plus singulier et de plus instructif tout à la
fois que là législation de cette époque ; c'est là surtout
que se trouve le mot de la grande énigme sociale que les
États-Unis présentent au monde de nos jours.

Parmi ces monuments, nous distinguerons particu-
lièrement, comme l'un des plus caractéristiques, le
code de lois que le petit État de Connecticut se donna
en 1650».

Les législateurs du Connecticut ' s'occupent d'abord
des lois pénales ; et, pour les composer, ils conçoivent
l'idée étrange de puiser dans les textes sacrés :

c< Quiconque adorera un autre Dieu que le Seigneur,
disent-ils en commençant, sera mis à mort. »

Suivent dix ou douze dispositions de même nature
empruntées textuellement au Deutéronome, à l'Exode
et au Lévitique.

Le blasphème, la sorcellerie, l'adultère*, le viol,



' Les habitants du Massachusetts, dans rétablissement des lois crimi-
nelles et civiles des procédures et des cours de justice, s'étaient écartés
des usages suivis en Angleterre : en 1650, le nom du roi ne paraissait
point encore en tête des mandats judiciaires. Voyez Hutchinson, toI. I,
p. 452.

« Code of 1650/ p. 28 (Hartford 1830).

5 Voyez également dans VHistoire de Hutchinson, vol. I, p. 435-456,
Tanalyse du code pénal adopté en i 048 par la colonie du Massachusetts ;
ce code est rédigé sur des principes analogues à celui du Connecticut.

* L'adultère était de même puni de mort par la loi du Massachusetts,
et Hutchinson, vol. I, p. 441, dit que plusieurs personnes souffrirent en



DU POINT DE DÉPART. 59

sont punis de mort ; Toutrage fait par un fils à ses pa-
rents est frappé de la même peine. on transportait ainsi
la législation d'un peuple rude et à demi civilisé au sein
d'une société dont Tesprît était éclairé et les mœurs
douces ; aussi ne vit-on jamais la peine de mort plus
prodiguée dans les lois, ni appliquée à moins de cou-
pables.

Les législateurs, dans ce corps de lois pénales, sont
surtout préoccupés du soin de maintenir l'ordre moral
et les bonnes mœurs dans la société ; ils4) énètrent ain si
sans cesse dans le domaine de la conscience, et il n'est
presque pas de pectiés qu'ils ne parviennent à soumettre
à la censure du magistrat. Le lecteur a pu remarquer
avec quelle sévérité ces lois frappaient l'adultère et le
viol. Le simple commerce entre gens non mariés y est
sévèrement réprimé. on laisse au juge le droit d'infliger
aux coupables l'une de ces trois peines : l'amende, le
fouet ou le mariage * ; et, s'il en faut croire les registres



•effet la mort pour ce crime ; il cite à ce propos une anecdote curieuse,
qui se rapporte à Tannée 1665. Une femme mariée avait eu des relations
d'amour a?cc un jeune homme ; elle devint veuve, elle Tépousa ; plusieurs
années se passèrent : le public étant enfin venu à soupçonner Tintimilé
•qui avait jadis régné entre les époux, ils furent poursuivis criminellement;
on les mit en prison, et peu s'en fallut qu'on ne les condamnât Tun et
Tautre à mort.

* Code o/ieSO, p. 48.

11 arrivait, à ce qu'il parait, quelquefois aux juges de prononcer cumu-
btivement ces diverses peines, comme on le voit dans un arrêt rendu en
1643 (p. 114, Neiv-Haven antiquilies)^ qui porte que Marguerite Bed-
fort, convaincue de s'être livrée à des actes réprchensibles, subira la
peine du fouet, et qu'il lui sera enjoint de se marier avec Nicolas Jem-
inings, son complice.



60 DE LA BÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

des anciens tribunaux de New-Haven, les poursuites de
cette nature n'étaient pas rares ; on trouve, à la date du
1®' mai 1860, un jugement portant amende et répri-
mande contre une jeune fille qu'on accusait d'avoir pro-
noncé quelques paroles indiscrètes et de s'être laissé
donner un baiser *. Le Code de 1650 abonde en mesures
préventives. La paresse et l'ivrognerie y sont sévèrement
punies *. Les aubergistes ne peuvent fournir plus d'une
certaine quantité de vin à chaque consommateur : l'a-
mende ou le fouet répriment le simple mensonge quand
il peut nuire'. Dans d'autres endroits, le législateur,
oubliant complètement les grands principes de liberté
religieuse réclamés par lui-même en Europe, force,
par la crainte des amendes, à assister au service divin *,
et il va jusqu'à frapper de peines sévères * et souvent de
mort, les chrétiens qui veulent adorer Dieu sous une

* New-Haven antiquitieSy p. 104. Voyez aussi dans l'Histoire de Hui-
chinson, vol. I, p. AZb, plusieurs jugements aussi extraordinaires que
celui-là .

« /^i(/., 1650, p. 50, 57.

• Ibid.f p. 64.
*Ibid., p. 44.

^ Ceci n'était pas particulier au Connecticut. Voyez entre autres la loi
rendue le 15 septembre 1644, dans le Massachusetts, qui condamne au
bannissement les anabaptistes. Historicdl collection of state papers,
vol. I, p. 55S. Voyez aussi la loi publiée le 14 octobre 1656 contre les
quakers : «Attendu, dit la loi, qu'il vient de s'élever une secte maudite
d'hérétiques appelée quakers... » Suivent les dispositions qui condamnent
à une très-forte amende les capitaines de vaisseaux qui amèneront des
quakers dans le pays. Les quakers qui parviendront à s'y introduire
seront fouettés et renfermés dans une prison pour y travailler. Ceux qui
défendront leurs opinions seront d'abord mis à Tamcnde, puis condamnés
à la prison, et chassés de la province. Même collection, vol. 1, p. 630.



DU POIM DE DÉPART. 01

autre formule que la sienne *. Quelquefois, enfin, Tar-
deur réglementaire qui le possède le porte à s'oceupor
des soins les plus indignes de lui. C'est ainsi qu'on trouve
dans le même code une loi qui prohibe l'usage du tabac*.
Il nefaut pas, au reste, perdi^e de vue que ces lois bizar-
res ou tyranniques n'étaient point imposées ; qn^Jles
étaient votées par le libre concour&<le tous les intéressés
eux-mêmes, et que les mœurs étaient encore plus auslèros
et plus puritaines que les lois. A la date de 1049, on
voit se former à Boston une association solennelle ayant
pour but de prévenir le luxe mondain des longs che-
veux » (£).

De pareils écarts font sans doute honte à l'esprit hu-
main; ils attestent l'infériorité de notre nature, qui,
incapable de saisir fermement le vrai et le juste, en est
réduite le plus souvent à ne choisir qu'entre deux
excès.

A côté de cette législation pénale si fortement em-
preinte de l'étroit esprit de secte et de toutes les pas-
sions religieuses que la persécution avait exaltées et qui
fermentaient encore au fond des âmes, se trouve placé,
et en quelque sorte enchaîné avec elles, un corps de
lois politiques qui, tracé il y a deux cents ans, semble
encore devancer de très-loin l'esprit de liberté de notre
âge.

I Dins la loi pénale du Massachusetts, le prêtre catholique qui met le
pied dans la colonie après en avoir été chassé, est puni de niort.
«Codf o/"1650, p. 96.
* yew-England's Mémorial, 516.



62 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Les principes généraux sur lesquels reposent les con-
stitutions modernes, ces principes, que la plupart des
Européens du dix-septième siècle comprenaient à peine,
et qui triomphaient alors incomplètement dans la
Grande-Bretagne, sont tous reconnus et fixés par les
lois delà Nouvelle-Angleterre : l'intervention du peuple
dans les affaires publiques, le vote libre de l'impôt, la
responsabilité des agents du pouvoir, la liberté indivi-
duelle el le jugement par jury, y sont établis sans dis-
cussion et en fait.

Ces principes générateurs y reçoivent une application
et des développements qu'aucune nation de l'Europe n'a
encore osé leur donner.

Dans le Connecticut, le corps électoral se composait,
dès Torigine, de l'universalité des citoyens, et cela se
conçoit sans peine ^ Chez ce peuple naissant régnait
alors une égalité presque parfaite entre les fortunes et
plus encore entre les intelligences'.

Dans le Connecticut, à cette époque, tous les agents
du pouvoir exécutif étaient élus, jusqu'au gouverneur de
l'État \

Les citoyens au-dessus de seize ans étaient obligés d'y
porter les armes ; ils formaient une milice nationale qui



< GoDstilution de 1638, p. 17.

* Dès 1641, rassemblée générale de Rliode-Island déclarait à runani-
mité que le gouvernement de TÉtat consistait en une démocratie, et que
le pouvoir reposait sur le corps des hommes libres, lesquels avaient seuls
le droit de faire les lois et d'en surveiller Texécution. Code of 1650,
p. 70.

5 Pitkin's Historyy p. 47.



DU POINT DE DÉPART. 65

nommait ses officiers, et devait se trouver prête en tous
temps à marcherpour la défense du pays*.

C'est dans les lois du Connecticut, comme dans toutes
celles de la Nouvelle-Angleterre, qu'on voit naître et se
développer cette indépendance communale qui forme
encore de nos jours comme le principe et la vie de la
liberté américaine.

Chez la plupart des nations européennes, l'existence
politique a commencé dans les régions supérieures de
la société, et s'est communiquée peu à peu, et toujours
d'une manière incomplète, aux diverses parties du corps
social.

En Amérique, au contraire, on peut dire que la com-
mune a été organisée avant le comté, le comté avant
l'État, l'État avant l'Union.

Dans la Nouvelle-Angleterre, dès 1650, la commune
est complètement et définitivement constituée. Autour
de l'individualité communale viennent se grouper et
s'attacher fortement des intérêts, des passions, des de-
voirsetdes droits. Au sein de la commune on voit régner
une vie politique réelle, active, toute démocratique et
républicaine. Les colonies reconnaissent encore la su-
prématie de la métropole ; c'est la monarchie qui est la
loi de l'État, mais déjà la république est toute vivante
dans la commune.

La commune nomme ses magistrats de tout genre ;
elle se taxe; elle répartit et lève l'impôt sur elle-même*.

< Constitution de 1638, p. 12.
« Codeof\6b0, p. 80.



64 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Dans la commune de la Nouvelle-Angleterre, la loi de la
représentation n'est point admise. C'est sur la place pu-
blique et dans le sein de l'assemblée générale des citoyens
que se traitent, comme à Athènes, les affaires qui tou-
/ chent à l'intérêt de tous.
^ Lorsqu'on étudie avec attention les lois qui ont été
promulguées durant ce premier âge des républiques
américaines, on esC frappé de l'intelligence gouverne-
mentale et des théories avancées du législateur.

Il est évident qu'il se fait des devoirs de la société
envers ses membres une idée plus élevée et plus com-
plète que les législateurs européens d'alors, et qu'il lui
impose des obligations auxquelles elle échappait encore
ailleurs. Dans les États de la Nouvelle-Angleterre, dès
l'origine, le sort des pauvres est assuré^ ; des mesures
sévères sont prises pour l'entretien des routes, on
nomme des fonctionnaires pour les surveiller*; les com-
munes ont des registres publics où s'inscrivent le résul-
tat des délibérations générales, les décès, les mariages,
la naissance des citoyens' ; des greffiers sont préposés
à la tenue de ces registres * ; des ofiîciers sont chargés
d'administrer les successions vacantes, d'autres de sur-
veiller la borne des héritages ; plusieurs ont pour prin-
cipales fonctions de maintenir la tranquillité publique
dans la commune*.

* CorfeoneSO, p. 78.

* ma.., p. 49.

5 Voyez V Histoire de Hutchinson, vol. I, p. 455 .

* Cocteo/M 050, p. 86.
V 5 ibid., p. 40.



DU POINT DE DÉPART. 65

La loi entre dans mille détails divers pour prévenir
et satisfaire une foule de besoins sociaux, dont encore
de nos jours on.ft'a qu'un sentiment confus en France.

Mais c'est par les prescriptions relatives à l'éducation
publique que, dès le principe, on voit se révéler dans
tout son jour le caractère original de la civilisation amé-
ricaine.

a Attendu, dit la loi, que Satan, l'ennemi du genre
humain, trouve dans l'ignorance des hommes ses plus
puissantes armes, et qu'il importe que les lumières
qu'ont apportées nos pères ne restent point ensevelies
dans leur tombe ; — atteiidu que l'éducation des en-
fants est un des premiers intérêts de l'État, avec l'assis-
tance du Seigneur*... » Suivent les dispositions qui
créent des écoles dans toutes les communes, et obligent
les habitants, sous peine de fortes amendes, à s'imposer
pour les soutenir. Des écoles supérieures sont fondées
de la même manière dans les districts les plus popu-
leux. Les magistrats municipaux doivent veiller à ce que
les parents envoient leurs enfants dans les écoles; ils
ont le droit de prononcer des amendes contre ceux qui
s'y refusent; et si la résistance continue, la société, se
mettant alors à la place de la famille, s'empare de Ten-
fant, et enlève aux pères les droits que la nature leur
avait donnés, mais dont ils savaient si mal user *. Le lec-
teur aura sans doute remarqué le préambule de ces ordon-
nances : en Amérique, c'est la religion qui mène aux



» Code o/'1650, p. 90.
« Ibid,, p. 83.

I.



..



66 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

lumières ; c'est Vobservance des lois divines qui conduit
rhomme à la liberté.

Lorsqu' après avoir ainsi jeté un regard rapide sur
la société américaine de 1650, on examine l'état de
l'Europe et particulièrement celui du coutinent vers
cette même époque, on se sent pénétré d'un profond
étonneraent : sur le continent de l'Europe, au com-
mencement du dix-seplième siècle, triomphait de toutes
parts la royauté absolue sur les débris de la liberté oli-
garchique et féodale du moyen âge. Dans le sein de cette
Europe brillante et littéraire, jamais peut-être l'idée des
droits n'avait été plus complètement méconnue ; janiais
les peuples n'avaient moins vécu de la vie politique ;
jamais les notions de la vraie liberté n'avaient moins pré-
occupé lés esprits; et c'est alors que ces mêmey princi-
pes, inconnus aux nations européennes ou méprisés par
elles, étaient proclamés dans les déserts du Nouveau-
Monde, et devenaient le symbole futur d'un grand peu-
ple. Les plus hardies théories de l'esprit humain étaient
réduites en pratique dans cette société si humble en appa-
rence, et dont aucun homme d'État n'eût sans doute alors
daigné s'occuper; livrée à l'originalité de sa nature,
l'imagination de l'homme y improvisait une législation
sans précédents. Au sein de cette obscure démocratie,
qui n'avait encore enfanté ni généraux, ni philosophes,
ni grands écrivains, un homme pouvait se lever en pré-
sence d'un peuple libre, et donner, aux acclamations de
tous, cette belle définition de la liberté :

« Ne nous trompons pas sur ce que nous devons en-



DU POINT DE DÉPART. 67

tendre par notre indépendance. Il y a en effet une sorte
de liberté corrompue, dont l'usage est commun aux ani-
maux comme à l'homme, et qui consiste à faire tout ce
qui plaît. Cette liberté est l'ennemie de toute autorité ;
elle souffre impatiemment toutes règles ; avec elle, nous
devenons inférieurs à nous-mêmes; elle est l'ennemie
de la vérité et de la paix ; et Dieu a cru devoir s'élever
contre elle ! Mais il est une liberté civile et morale qui
trouve sa force dans l'union, et que la mission du pou-
voir lui-même est de protéger : c'est la liberté de faire
sans crainte tout ce qui est juste et bon. Cette sainte
liberté, nous devons la défendre dans tous les hasards,
et exposer, s'il le faut, pour elle notre vie*. »

J'en ai déjà dit assez pour mettre en son vrai jour le
caractère de la civilisation anglo-américaine. Elle est le
produit (et ce point de départ doit sans cesse être pré-
sent à la pensée) de deux éléments parfaitementdistincts,
qui ailleurs se sont fait souvent la guerre, mais qu'on
est parvenu, en Amérique, à incorporer en quelque
sorte Tun dans l'autre et à combiner merveilleusement.
Je veux parler de l'esprit de religion et de l'esprit de
liberté.

Les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre étaient tout
à la fois d'ardents sectaires et des novateurs exaltés.

' Mathiew's magnalia Christi americanaj toI. II, p. J3.

Ce discours fut tenu par Witithrop; on Taccusait d^avoir commis»
comme rongistrat, des actes arbitraires ; après avoir prononcé le discours
dont je Tiens de rappeler un fragment, il fut acquitté avec applaudisse-
ments, et depuis lors il fut toujours réélu gouverneur de TËtat. Voyez
MarsalL vol. I, p. 166.



68 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Retenus dans les liens les plus étroits de certaines
croyances religieuses, ils étaient libres de tous préjugés

politiques.

De là deux tendances diverses, mais non contraires,
dont il est facile de retrouver partout la trace, dans les
mœurs comme dans les lois.

Des hommes sacrifient à une opinion religieuse leurs
amis, leur famille et leur patrie; on peut les croire
absorbés dans la poursuite de ce bien intellectuel
qu'ils sont venus acheter à si haut prix. on les voit
cependant rechercher d'une ardeur presque égale les
richesses malérielles et les jouissances morales, le ciel
dans l'autre monde, et le bien-être et la liberté dans
celui-ci.

Sous leur main, les principes politiques, les lois et les
institutions humaines semblent choses malléables, qui
peuvent se tourner et se combiner h volonté.

Devant eux s'abaissent les barrières qui emprisonnaient
la société au sein de laquelle ils sont nés ; les vieilles
opinions, qui depuis des siècles dirigeaient le monde,
s'évanouissent ; une carrière presque sans bornes, un
champ sans horizon se découvre : l'esprit humain s'y
précipite ; il les parcourt en tous sens ; mais, arrivé aux
limites du monde politique, il s'arrête de lui-même; il
dépose en tremblant l'usage de ses plus redoutables
facultés; il abjure le doute; il renonce au besoin d'in-
nover ; il s'abstient même de soulever le voile du sanc-
tuaire; il s'incline avec respect devant des vérités qu'il
admet sans les discuter.



DU POINT DE DÉPART. 69

Ainsi, dans le monde moral, tout est classé, coor-
donné, prévu, décidé à Tavance. Dans le monde poli-
tique, tout est agité, contesté, incertain; dans l'un,
obéissance passive, bien que volontaire; dans l'autre,
indépendance, mépris de l'expérience et jalousie de
toute autorité.

Loin de se nuire, ces deux tendances, en apparence
si opposées, marchent d'accord et semblent se prêter un
mutuel appui.

La religion voit dans la liberté civile un noble exer-
cice des facultés de l'homme; dans le monde politique,
un champ livré par le Créateur aux efforts de l'intelli-
gence. Libre et puissante dans sa sphère, satisfaite de la
place qui lui est réservée, elle sait que son empire est
d'autant mieux établi qu'elle ne règne que par ses pro-
pres forces et domine sans appui sur les cœurs.

La liberté voit dans la religion la compagne de ses
luttes et de ses triomphes , le berceau de son enfance,
la source divine de ses droits. Elle considère la reli-
gion comme la sauvegarde des mœurs ; les mœurs
comme la garantie des lois et le gage de sa propre
durée (F).



70 D£ LA DÉIOGRATIE El^ AMÉRIQUE.



RAISONS BË QUEtQCESSINGULARlTÉS QDE PRÉSENTENT LES hO^S
ET LES COUTUMES DES ANGLO-ÂHÉRICÂINS.



Quelques restes d'institutions aristocraliques au sein de la plus complète dé-
mocratie. — Pourquoi ? — Il faut distinguer avec soin ce qui est d'origine
puritaine ou d'origine anglaise.

Il ne faut pas que le lecteur tire des conséquences
trop générales et trop absolues de ce qui précède. La
condition sociale, la religion et les mœurs des premiers
étiligtants ont exercé sans doute une immense influence
sur le destin de leur nourelle patrie. Toutefois, il n'a
pas dépendu d'eux de fonder une société dont le point
de déport ne se trouvât placé qu'en eux*mêmes ; nul ne
saurait se dégager entièrement du passé ; il leur est
arrivé de mêler, soit volontairement, soit à leur insu,
aux idées et aux usages qui leur étaient propres, d'autres
usages et d'autres idées qu'ils tenaient de leur éducation
ou des traditions nationales de leur pays.

Lorsqu'on veut connaître et juger les Anglo-Améri*
cains de.nos jours, on doit donc distinguer avec soin ce
qui est d'origine puritaine ou d'origine anglaise.

On rencontre souvent aux Etats-Unis des lois ou des
coutumes qui font contraste avec tout ce qui les envi-
ronne. Ces lois paraissent rédigées dans un esprit
opposé à l'esprit dominant de la législation améri-
caine; ces mœurs semblent contraires à l'ensemble de
l'état social. Si les colonies anglaises avaient été fon-
(Jées dans un siècle de ténèbres, ou si leur origine se



DU POINT DE DÉPART. 71

perdait déjà dans la nuit des temps, le problème serait
insoluble.

Je citerai un seul exemple pour faire comprendre ma
pensée.

La législation civile et criminelle des Américains ne
connaît que deux moyens d'action : la prison ou le cavr
tiontiement. Le premier acte d'une procédure consiste à
obtenir caution du défendeur, ou, s'il refuse, aie faire
incarcérer ; on discute ensuite la validité du titre ou la
gravité des charges.

n est évident qu'une pareille législation est dirigée
contre le pauvre, et ne favorise que le riche.

Le ptuvre ne trouve pas toujours de caution, même
en matière civile, et, s'il est contraint d'aller attendre
justice en prison, son inaction forcée le réduit bientôt à
la misère.

Le riche, au contraire, parvient toujours à édiap-
per à l'emprisonnement en matière civile ; bien plus,
a-t-il commis un délit, il se soustrait aisément à la
punition qui doit l'atteindre: après avoir fourni caution,
il dispamit. on peut donc dire que pour lui ioules
les peines qu'inflige la loi se réduisent à des amendes*.
Quoi de plus aristocratique qu'une semblable légis-
lation ?

En Amérique, cependant, ce sont les pauvres qui font
la loi, et ils réservent habituellement pour eux-mêmes
les plus grands avantages de la société.

^ U y a sans doute des crimes pour lesquels on ne reçoit pas caution,
juais ils sont en très-petit nombre.



72 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

C'est en Angleterre qu'il faut chercher Texplication
de ce phénomène : les lois dont je parle sont anglaises^
Les Américains ne les ont pas changées, quoiqu'elles
répugnent à l'ensemble de la législation et à la masse
de leurs idées.

La chose qu'un peuple change le moins après ses
usages, c'est la législation civile. Les lois civiles ne
sont familières qu'aux légistes, c'est-à-dire à ceux qui
ont un intérêt direct à les maintenir telles qu'elles
sont, bonnes ou mauvaises, par la raison qu'ils les
savent. Le gros de la nation les connaît à peine ; il ne
les voit agir que dans des cas particuliers , n'en
saisit que difficilement la tendance, et s'y soumet sans y
songer.

J'ai cité un exemple, j'aurais pu en signaler beaucoup
d'autres.

Le tableau que présente la société américaine est, si
je puis m'exprimer ainsi, couvert d'une couche démo-
cratique, sous laquelle on voit de temps en temps percer
les anciennes couleurs de l'aristocratie.

* Voyez Blakstone et Delolme, liv. T, chap. x.



CHAPITRE m

ÉTAT SOCIAL DES ÂHGLO-ÂXCRlCli^S.

L'état social est ordinairemeiit le produit d'un fait,
quelquefois des lois, le plus souTent de ces deux causes
réunies ; mais une fois qu'il existe, on peut le considérer
lui-même comme la cause première de la plupart des
lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite
des nations ; ce qu'il ne produit pas, il le modifie.
- Pour connaître la législaticm et les mœurs d'un peu-
ple, il faut donc commencer par étudier son état social .



QUE LE POINT SAILLAiNT DE L*ÉTAT SOCIAL DES A^îGf.O-AXÉRI-
CAINS EST D'ÊTRE ESSE.'ITIELLEXE^T DÉXOCRATIQCE,



Premiers émigrants de la ^'oa▼eUe-All?leie^re. — Égaux entre eux. — Lois
aristocratiques introduilesdansleSnd. — Époque de la rérolotion, — Cban-
gement des lois de succession. — Effets prodoits par ce changement. — Éga-
lité poussée à ses dernières limites dans les nouveaux États de l'Ooest, —
Égalité parmi les intelligences.

On pourrait faire plusieurs remarques im[>ortanles
sur l'état social des Anglo-Américains, mais il y <*n a
une qui domine toutes les autres.



74 DE LA DÉMOCRATIE EiN AMÉRIQUE.

L'état social des Américains est éminemment démo-
cratique. Il a eu ce caractère dès la naissance des colo-
nies ; il Ta plus encore de nos jours.

J'ai dit dans le chapitre précédent qu'il régnait une
très-grande égalité parmi les émigrants qui vinrent s'é-
tablir sur les rivages de la Nouvelle- Angleterre. Le germe
même de l'aristocratie ne fut jamais déposé dans cette
partie de l'Union. on ne put jamais y fonder que des
influences intellectuelles. Le peuple s'habitua à révérer
certains noms, comme des emblèmes de lumières et de
vertus. La voix de quelques citoyens obtint sur lui un
pouvoir qu'on eût peut*être avec raison appelé aristocra-
tique, s'il avait pu se transmettitî invariablement de
père en flls.

Ceci se passait à l'est de THudson ; au sud-ouest de ce
fleuve, et en descendant jusqu'aux Florides, il ea était
autrement.

Dans la plupart des États situés au sud-ouest de
l'Hudson, de grands propriétaires anglais étaient venus
"s'établir. Les principes aristocratiques, et avec eux les
lois anglaises sur les successions, y avaient été impor-
tés. J'ai fait connaître les raisons qui empêchaient qu'on
pût jamais établir en Amérique une aristocratie puis-
sante. Ces raisons, tout en subsistant au sud-ouest de
l'Hudson, y avaient cependant moins de puissance qu'à
.l'est de ce fleuve. Au sud, un seul hdmme pouvait, à
l'aide d'esclaves, cultiver une grande étendue de ter-
rain. on voyait donc dans cette partie du continent de
riches propriétaires fonciers ; mais leur influence n'é-



ETAT SOCIAL DES A?(GLO-AMÉRlCAi?iS. 75

tait pas prëcisemeni aristocratique, comme on l'entend
en Europe, puisqu'ils ne possédaient aucuns priyilëges,
et que la culture par esclaves ne leur donnait point de
tenanciers, par conséquent point de patronage. Toute-
fois, les grands propriétaires, au sud de THudson, for-
maient une classe supérieure, ayant des idées et des
goûts à elle, et concentrant en général l'action politique
dans son sein. C'était une sorte d'aristocratie peu difTé-
rente de la masse du peuple dont elle embrassait faci-
lement les passions et les intérêts, n'excitant ni l'amour
ni la haine; en somme, débile et peu vivace. Ce fut
cette classe qui, dans le Sud, se mit à la tête de l'insur-
rection : la révolution d'Amérique lui doit ses plus
grands hommes.

A cette époque, la société tout entière fut ébranlée :
le peuple, au nom duquel on*avait combattu, le peuple,
devenu une puissance, conçut le désir d'agir par lui-
même ; les instincts démocratiques s'éveillèrent ; en bri*
sant le joug de la métropole, on prit goût à toute espèce
d'indépendance : les influences individuelles cessèrent
peu à peu de se faire sentir ; les habitudes comme les
lois commencèrent à marcher d'accord vers le même but.

Mais ce fut la loi sur les successions qui fit faire à /
l'égalité son dernier pas.

Je m'étonne que les publicistes anciens et modernes
n'aient pas attribué aux lois sur les successions* une

* J'entcndt par les lois sur les successions tontes les lois dont le but
principal est dérégler le sort des biens après la mort da propriétaire.
La loi sur les substitutions est de ce nombre ; elle a aussi pour résul-



76 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

plus grande influence dans la marche des affaires hu-
maines. Ces lois appartiennent, il est vrai, à l'ordre
civil ; mais elles devraient être placées en tête de toutes
les institutions politiques, car elles influent incroyable-
ment sur l'état social des peuples, dont les lois politi-
ques ne sont que l'expression. EUes ont de plus une
manière sûre et uniforme d'opérqr sur la société ; elles
saisissent en quelque sorte les générations avant leur
naissance. Par elles, l'homme est armé d'un pouvoir
presque divin sur l'avenir de ses semblables. Le légis-
lateur règle une fois la succession des citoyens, et il
se repose pendant des siècles : le mouvement donné à
son œuvre, il peut en retirer la main : la machine agit
par ses propres forces, et se dirige comme d'elle-
même vers un but indiqué d'avance. Constituée d'une
certaine manière, elle réunit, elle concentre, elle groupe
autour de quelque tête la propriété, et bientôt après
le pouvoir; elle fait jaillir en quelque sorte l'arislo-
cratie du sol. Conduite par d'autres principes et lancée
dans une autre voie, son action est plus rapide en-
core ; elle divise, elle partage, elle dissémine les biens
et la puissance ; il arrive quelquefois alors qu'on est
effrayé de la rapidité" de sa marche ; désespérant d'en
arrêter le mouvement, on cherche du moins à créer
devant elle des difficultés et des obstacles ; on veut

tat, il est vrai, d'empêcher le propriétaire de disposer de ses biens avant
sa mort; mais elle ne lut impose Tobligation de les conserver que dans
la vue de les faire parvenir intacts à son héritier. Le but principal de la
loi des substitutions est donc de régler le sort des biens après la mort du
propriétaire. Le reste est le moyen qu'€lle emploie.



ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉKICAINS. 77

contre-ba lancer son aclion par des efforts contraires ;
soins inutiles ! elle broie, ou fait voler en éclats tout ce
qui se rencontre sur son passage, elle s'élève et re-
tombe incessamment sur le sol, jusqu'à ce qu'il ne pré-
sente plus à la vue qu'une poussière mouvante et im-
palpable, sur laquelle s'assoit la démocratie.

Lorsque la loi des successions permet, et à plus forte
raison ordonne le partage égal des biens du père entre
tous les enfants, ses effets sont de deux sortes ; il im-
porte de les distinguer avec soin, quoiqu'ils tendent au
même but.

En vertu de la loi des successions, la mort de chaque
propriétaire amène une révolution dans la propriété;
non-seulement les biens changent de maîtres, mais ils
changent, pourîiinsi dire, dénature ; ils se fractionnent
sans cesse en portions plus petites.

C'est là l'effet direct en quelque sorte matériel de
la loi. Dans les pays où la législation établit l'égalité des
partages, les biens, et particulièrement les fortunes
territoriales, doivent donc avoir une tendance perma-
nente à s'amoindrir. Toutefois, les effets de cette légis-
lation ne se feraient sentir qu'à la longue, si la loi était
abandonnée à ses propres forces ; car, pour peu que la
famille ne se compose pas de plus de deux enfants (et
la moyenne des familles dans un pays peuplé comme la
France n'est, dit-on, que de trois), ces enfants se par-
tageant la fortune de leur père et de leur mère, ne seront
pas plus pauvres que chacun de ceux-ci individuelle-
ment.



78 DE LA DÉMOCRATIE EN ÂMÉRIQUt;.

Mais la loi du partage égal n'exerce pas seulement
son influence sur le sort des biens; elle agit sur Tânae
même des propriétaires, et appelle leurs passions à son
aide. Ce sont ses effets indirects qui détruisent rapide-
ment les grandes fortunes et surtout les grands do-
maines.

Chez les peuples où la loi des successions est fondée
sur le droit de primogéniture, les domaines territoriaux
passent le plus souvent de générations en générations
sans se diviser. Il résulte de là que l'esprit de famille
se matérialise en quelque sorte dans la terre. La famille
représente la terre, la terre représente la famille ; elle
perpétue son nom, son origine, sa gloire, sa puissance,
ses vertus. C'est un témoin impérissable du passé, et un
gage précieux de l'existence à venir. •

Lorsque la loi des successions établit le partage égal ,
elle détruit la liaison intime qui existait entre Tesprit
de famille et la conservation de la terre ; la terre cesse
de représenter la famille, car, ne pouvant manquer d'être
partagée au bout d'une ou de deux générations, il est
évident qu'elle doit sans cesse s'amoindrir et finir par
disparaître entièrement. Les fils d'un grand propriétaire
foncier, s'ils sont en petit nombre ou si la fortune leur
est favorable, peuvent bien conserver l'espérance de
n'être pas moins riche que leur auteur, mais non de
posséder les mêmes biens que lui : leur richesse se
composera nécessairement d'autres éléments que la
sienne.

Or, du momen( où vous enlevez aux propriétaires



ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS. 79

fonciers un grand intérêt de sentiment, de souvenirs,
d'orgueil, d'ambition à conserver la terre, on peut être
assuré que tôt ou tard ils la vendront, car ils ont un
grand intérêt pécuniaire à la vendre, les capitaux mo-
biliers produisant plus d'intérêts que les autres et se
prêtant bien plus facilement à satisfaire les passions du
moment.

Une fois divisées, les grandes propriétés foncières ne
se refont plus ; car le petit propriétaire tire plus de re-
venu de son champ^ , proportion gardée, que le grand
propriétaire du sien ; il le vend donc beaucoup plus
cher que lui. Ainsi les calculs économiques qui Qnt porté
l'homme riche à vendre de vastes propriétés, l'empê-
cheront, à plus forte raison, d'en acheter de petites pour
on recomposer de grandes.

Ce qu'on appelle l'esprit de famille est souvent fondé
sur une illusion de l'égoïsme individuel. on cherche à
se perpétuer et à s'immortaliser en quelque sorte dans
ses arrière-neveux. Là où finit l'esprit de famille, Té-
goïsme individuel rentre dans la réalité de ses penchants.
Comme la famille ne se présente plus à l'esprit que
comme une chose vague, indéterminée , incertaine, cha-
cun se concentre dans la commodité du présent : on songe
à l'établissement de la génération qui va suivre, et rien
de plus.

On ne cherche donc pas à perpétuer sa famille, ou du

*■ Je ne veux pas dire que le petit propriétaire cultive mieux » mais il
cultive avec plus d^i^deur et de soin, et regagne par le travail ce qui lui
manque du coté de l'art.



80 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

moins on cherche à la perpétuer par d'autres moyens
que par la propriété foncière.

Ainsi, non-seulement la loi des successions rend diffi-
cile aux familles de conserver intacts les mêmes do-
maines, mais elle leur ôte le désir de le tenter, et elle
les entraîne, en quelque sorte, à coopérer avec elle à
leur propre ruine.

La loi du partage égal procède par deux voies : en
agissant sur la chose, elle agit sur l'homme ; en agis-
sant sur l'homme, elle arrive à la chose.

Des deux manières elle parvient à attaquer profon-
dément la propriété foncière et à faire disparaître avec
rapidité les familles ainsi que les fortunes *.

Ce n'est pas sans doute à nous, Français du dix-neu-
vième siècle, témoins journaliers des changements politi-
ques el sociaux que la loi des successions fait naître,
à mettre en doute son pouvoir. Chaque jour nous la



* La terre élant la propriété la plus solide, il se rencontre de temps en
temps des hommes riches qui sont disposés à faire de grands sacriâcSs
pour Tac |uérir, et qui perdent volontiers une portion considérable de
leur revenu pour assurer le resti^ Mais ce sont là des accidents. L'amour
de la propiiété immobilière ne se trouve plus habituellement que chez le
pauvre. Le petit propriétaire foncier qui a moins do lumières, mt)ins
d'imagination et moins de passion que le grand, n'est, en général,
préoccupé que du désir d'augmiMiti-r son domaine, et souvent il arrive
que les successions, les mariages, ou les chances du commerce, lui en
fournissent peu à peu les moyens.

A côté de la teiidance qui porte les hommes à diviser la terre, il en
existe donc une autre qui les porte k ragglunirer. Cette tendance, qui
suffit à empêcher que les propriétés ne se divisent a TinOni, n'est pas
assez forte pour créer de grandes fortunes territoriales, ni surtout pour
le<; maintenir dans les mêmes familles.



ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS. 81

voyons passer et repasser sans cesse sur notre sol, ren-
versant sur son chemin les raurs de nos demeures, et
détruisant la clôture de nos champs. Mais si la loi des
successions a déjà beaucoup fait parmi nous, beaucoup
lui reste encore à faire. Nos souvenirs, nos opinions et
nos habitudes lui opposent de puissants obstacles.

Aux États-Unis, son œuvre de destruction est à peu
près terminée. C'est là qu'on peut étudier ses princi-
paux résultats.

La législation anglaise sur la transmission des biens
fut abolie dans presque tous les États à l'époque de la
révolution.

La loi sur les substitutions fut modifiée de manière à
ne gêner que d'une manière insensible la libre circu-
lation des biens (G).

La première génération passa ; les terres commen-
cèrent à se diviser. Le mouvement devint de plus en plus
rapide à mesure que le temp^ marchait. Aujourd'hui,
quand soixante ans à peine se sont écoulés, Taspect de
la société est déjà méconnaissable ; les famillesdes grands
propriétaires fonciers se sont presque toutes englouties
au sein de la masse commune. Dans l'État de New- York,
où on en comptait un très-grand nombre, deux surnagent
à \mne sur le gouffre prêt à les saisir. Les fils de ces
opulents citoyens sont aujourd'hui commerçants, avo-
cats, médecins. La phjpart sont tombés dans l'obscurité
la plus profonde. La dernière trace des rangs et des dis-
tinctions héréditaires est détruite ; la loi des successions
â partout passé son niveau.

I. 6



82 DE LA DÉMOCRATIE E;N AMÉRIQUE.

Ce n'est pas qu'aux États-Unis comme ailleurs il n'y
ait des riches ; je ne connais même pas de pays où l'amour
de l'argent tienne une plus large place dans le cœur de
l'homme, et où l'on professe un méprisa plus profond
pour la théorie de l'égalité permanente des biens. Mais
k fortune y circule avec une incroyable rapidité, et l'ex-
périence apprend qu'il est rare devoir deux générations
en recueillir les faveurs.

Ce tableau, quelque coloré qu'on le suppose, ne donne
encore qu'une idée incomplète de ce qui se passe dans
les nouveaux États de l'Ouest et du Sud-Ouest.

A la fin du siècle dernier, de hardis aventuriers
commencèrent à pénétrer dans les vallées du Mississipi.
Ce fut comme une nouvelle découverte de l'Amérique :
bientôt le gros de l'émigration s'y porta; on vit alors des
sociétés inconnues sortir tout à coup du désert. Des États,
dont le nom même n'existait pas peu d'années aupara-
vant, prirent rang au sein de l'Union américaine. C'est
dans rOuest qu'on peut observer la démocratie parvenue
à sa dernière limite. Dans ces États, improvisés en quel-
que sorte parla fortune, les habitants sont arrivés d'hier
sur le sol qu'ils occupent. Ils se connaissent à peine les
uns les autres, et chacun ignore l'histoire de son plus
proche voisin. Dans cette partie du continent américain,
la population échappe donc non-seulement à l'influence
des grands noms et des grandes richesses, mais à cette
naturelle aristocratie qui découle des lumières et de la
vertu. Nul n'y exerce ce respectable pouvoir que les
hommes accordent au souvenir d'une vie entière occupée



ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS. 83

à faire le bien sous leurs yeux. Les nouveaux Etats de
l'Ouest ont déjà des habitants ; la société n'y existe point
encore.

Mais ce ne sont pas seulement les fortunes qui sont
égales en Aniérique ; l'égalité s'étend jusqu'à un certain
point sur les intelligences elles-mêmes.

Je ne pense pas qu'il y ail de pays dans le monde
où, proportion gardée avec la population, il se trouve
aussi peu d'ignorants et moins de savants qu'en Amé-)
rique.

L'instruction primaire y est à la portée de chacun ;
l'instruction supérieure n'y est presque à la portée de
personne.

Ceci se comprend sans peine, et est pour ainsi dire
le résultat nécessaire de ce que nous avons avancé plus
haut.

Presque tous les Américains ont de l'aisance; ils peu-
^vent donc facilement se procurer les premiers éléments
des connaissances humaines.

En Amérique, il y a peu de riches ; presque tous les
Américains ont donc besoin d'exercer une profession.
Or, toute profession exige un apprentissage. Les Amé-
ricains ne peuvent donc donner à la culture générale
de l'intelligence que les premières années de la vie :
à quinze ans, ils entrent dans une carrière; ainsi leur
éducation Qnit le plus souvent à l'époque où la nôtre
commencé. Si elle se poursuit au delà, elle ne se di-
rige plus que vers une matière spéciale et lucrative ; on
étudie une science comme on prend un métier; et Ton



84 DK LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE

n'en saisit que les applications dont l'utilité présente est
reconnue.

En Amérique, la plupart des riches ont commencé
par être pauvres ; presque tous les oisifs ont été, dans
leur jeunesse, des gens occupés ; d'où il résulte que,
quand on pourrait avoir le goût de l'étude, on n'a pas
le temps de fci'y livrer ; et que, quand on a acquis letemps
de s'y livrer, on n'en a plus le goût.
[ Il n'existe donc point en Amérique de classe dans
laquelle le penchant des plaisirs intellectuels se trans-
mette avec une aisance et des loisirs héréditaires, et qui
tienne en honneur les travaux de l'intelligence.

Aussi la volonté de se livrer à ces travaux manque-
t-ellc aussi bien que le pouvoir.

Il s'est établi en Amérique, dans les connaissances
humaines, un certain niveau mitoyen. Tous les esprits
s'en sont rapprochés ; les uns en s'élevant, les autres en
s'abaissan^'- •-

Il se rencontre donc une multitude immense d'in-
dividus qui ont le même nombre de notions à peu près
en matière de religion, d'histoire, de sciences, d'écono-
mie politique, de législation, de gouvernement.

L'inégalité intellectuelle vient directement de Dieu,
et l'homme ne saurait empêcher qu'elle ne se retrouve
toujours.

Mais il arrive du moins de ce que nous venons de dire,
que les intelligences, tout en restant inégales, ainsi que
l'a voulu le Créateur, trouvent à leur disposition des
moyens égaux.



ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS. 85

Ainsi donc, de nos jours, en Amérique, rélément
aristocratique, toujours faible depuis sa naissance, est
sinon détruit, du moins afiaibli de telle sorte, qu'il est
difficile de lui assigner une influence quelconque dans la
marche des affaires.

Le temps, les événements et les lois y ont au contraire
rendu Téléraent démocratique, non pas seulement pré-
pondérant, mais pourainsi dire unique. Aucune influence
de famille ni de corps ne s'y laisse apercevoir ; souvent
même on nesaurait y découvrir d'influence individuelle
quelque peu durable.

L'Amérique présente donc, dans son état social, le
plus étrange phénomène. Les hommes s'y montrent plus
égarix par leur fortune et par leur intelligence, ou, en
d'autres termes, plus également forts, qu'ils ne le sont
dans aucun pays du monde et qu'ils ne l'ont été dans
aucun siècle dont l'histoire garde le souvenir.



CONSÉQUENCES POLITIQUES DÉ I/ÉTAT SOCIAL
DES ANGLO-AMÉRICAINS.

Les conséquences politiques d'un pareil état social
sont faciles à déduire.

11 est impossible de comprendre que l'égalité ne fi-
nisse pas par pénétrer dans le monde politique comme
ailleurs. on ne saurait concevoir les hommes éternelle-
ment inégaux entre eux sur un seul point, égaux sur les
autres ; ils arriveront donc, dans un temps donné, à
l'être sur tous.



86 DE LA DÉMOCRATIE ËiN AMÉRIQUE.

Or, je ne sais que deux manières de faire régner Té-
galité dans le monde politique : il faut donner des droits
à chaque citoyen, ou n'en donner à personne.

Pour les peuples qui sont parvenus au même état so-
cial que les Anglo-Américains, il est donc très-difficile
d'apercevoir un terme moyen entre la souveraineté de
tous et le pouvoir absolu d'un seul.

Il ne faut point se dissimuler que l'état social que je
viens de décrire ne se prête presque aussi facilement à
Tune et à l'autre de ces deux conséquences.

Il y a, en effet, une passion mâle et légitime pour l'é-
galité qui excite les hommes à vouloir être tous forts
et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang
des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur hu-
main un goût dépravé pour l'égalilé, qui porte les
faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui
réduit les hommes à préférer Tégalitc dans la servitude
à l'inégalité dans la liberté. Ce n'est pas que les peuples
dont l'état social est démocratique méprisent naturelle-
ment la liberté; ils ont, au contraire, un goût instinctif
pour elle. Mais la liberté n'est pas l'état principal et con-
tinu de leur désir; ce qu'ils aiment d'un amour éternel,
c'est l'égalité; ils s'élancent vers la liberté par impul-
sion rapide et par efforts soudains, et, s'ils manquent le
bul, ils se résignent; mais rien ne saurait les satisfaire
sans l'égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu'«i la
j)erdre.

D'un autre côté, (juand les citoyens sont tous à |;eu
près égaux, il leur devient difficile de défendre leur



ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS. 87

iûdépeDdaDce contre les agressions du pouvoir. Aucun
d'entre eux n'étant alors assez fort pour lutter seul avec
avantage, il n'y a que la combinaison des forces de tous
qui puisse garantir la liberté. Or, une pareille combi-
naison ne se rencontre pas toujours.

Les peuples peuvent donc tirer deux grandes consé-
quences poliliquesdu même état social : ces conséquences
différent prodigieusement entre elles, mais elles sortent
toutes deux du même fait.

Soumis les premiers à cette redoutable alternative
que je viens de décrire, les Anglo-Américains ont été
assez heureux pour échapper au pouvoir absolu. Les
circonstances, l'origine, les lumières, et surtout les
mœurs, leur ont permis de fonder et de maintenir la
souveraineté du peuple.



CHAPITRE IV



DU PRINCIPE DE LA SOUVERAINETÉ DU, PEUPLE

EN AMÉRIQUE.



I! domine toute la société américaine. — Applicntion que les Américains fai»
saient déjà de ce principe avant leur révolution. — Développement que lui
a donné cette révolution. — Abaissement graduel et irrésistible du cens.

Lorsqu'on veut parler des lois politiques des États-
Unis^ c'est toujours par le dogme de la souveraineté du
peuple qu'il faut commencer.

Le principe de la souveraineté du peuple, qui se
trouve toujours plus ou moins au fond de presque
toutes les institutions humaines, y demeure d'ordinaire
comme enseveli. on lui obéit sans le reconnaître, ou si
parfois il arrive de le produire un moment, au grand
jour, on se hâte bientôt de le replonger dans les ténèbres
du sanctuaire.

La volonté nationale est un des mots dont les intri-
gants de tous les temps et les despotes de tous les âges
ont le plus largement abusé. Les uns en ont vu l'expres-
sion dans les suffrages achetés de quelques agents du
pouvoir ; d'autres dans les votes d'une minorité inté-
ressée ou craintive ; il y en a même qui l'ont décou-
verte toute formulée dans le silence des peuples, et qui



SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 89

ont pensé que du fait de Tobéissance naissait pour eux
le droit du commandement.

En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple
n'est point caché ou stérile comme chez certaines nations ;
il est reconnu par les mœurs, proclamé par les lois; il
s'étend avec liberté, et atteint sans obstacles ses dernières
conséquences.

S'il est un seul pays au monde où Ton puisse.espérer
appréciera sa juste valeur le dogme de la souveraineté
du peuple, l'étudier dans son application aux affaires de
la société, et juger ses avantages et ses dangers, ce pays-
là est assurément l'Amérique.

J'ai dit précédemment que, dès l'origine, le prin-
cipe de la souveraineté du peuple avait été le principe
générateur de la plupart des colonies anglaises d'Amé-
rique.

Il s'en fallut de beaucoup cependant qu'il domina!
alors le gouTememenl de la société comme il le fait de
nos jours.

Deux obstacles, l'un extérieur, l'autre intérieur, retar-
daient sa marche envahissante.

Il ne pouvait se faire jour ostaisiblement au ^t\n Ae»
lois, puisque les colonies étaient encore arnivainUts d'r>-
béir à la métropole ; il était donc réduit â t4t rocher dans
les assemblées provinciales et surtout dans la mimnuue.
Là il s'élendait en secret.

La société aoifTicsiiLe d'alors n'était [xAtài étuam*
préparée à rado|>ier dans touti^ ses eoii^ïéqu^efi'f^rh^. \a%
dans la Nou^dkvAtt^slettrrre, ie« nn,iu*^!^M au



90 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

sud de THudson, exercèrent longtemps, comme je l'ai
fait voir dans le chapitre qui précède, une sorte d'in-
fluence arislocratique qui tendait à resserrer en peu de
mains l'exercice des pouvoirs sociaux. Il s'en fallait en-
core beaucoup que tous les fonctionnaires publics fussent
électifs et tous les citoyens électeurs. Le droit électoral
était partout renfermé dans de certaines limites, et
subordonné à l'existence d'un cens. Ce cens était très-
faible au Nord, plus considérable au Sud.

La révolution d'Amérique éclata. Le dogme delà sou-
veraineté du peuple sortit de la commune et s'empara
du gouvernement ; toutes les classes se compromirent
pour sa cause; on combattit, et on triompha en son
nom ; il devint la loi des lois.

Un changement presque aussi rapide s'effectua dans
l'intérieur delà société. La loi des successions acheva de
briser les influences locales.

Au moment où cet effet des lois et de la révolution
commença à se révéler à tous les yeux, la victoire avait
déjà irrévocablement prononcé en faveur de la démo-
cratie. Le pouvoir était, par le fait, entre ses mains. Il
n'était même plus permis de lutler contre elle. Les
hautes classes se soumirent donc sans murmure et sans
combat à un mal désormais inévitable. Il leur arriva
ce qui arrive d'ordinaire aux puissances qui tombent :
''égoïsme individuel s'empara de leurs membres ; comme
on ne pouvait plus arracher la force des mains du peu-
ple, et qu'on ne détestait point assez la multitude pour
prendre plaisir à la braver^ on ne songea plus qu'à gagner



SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 9i

sa bienveillance à tout prix. Les lois les plus démocra-
liques furent donc votées à l'envi par les hommes dont
elles froissaient le plus les intérêts. De cette manière,
les hautes classes n'excitèrent point contre elles les pas-
sions populaires; mais elles hâtèrent elles-mêmes le
triomphe de Tordre nouveau. Ainsi, chose singulière!
on vitTélan démocratique d'autant plus irrésistible dans
les États où l'aristocratie avait le plus de racines.

L'État du Maryland, qui avait été fondé par de grands
seigneurs, proclama le premier le vote universel *, et
introduisit dans l'ensemble de son gouvernement les
formes les plus démocratiques.

Ijorsqu'un peuple commence à toucher au cens élec-
toral, on peut prévoir qu'il arrivera, dans un délai plus
ou moins long, à le faire disparaître complètement. C'est
15 Tune des règles les plus invariables qui régissent les
sociétés. A mesure qu'on recule la limite des droits
électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage;
car, après chaque concession nouvelle, les forces de la
démocratie augmentent, et ses exigences croissent avec
son nouveau pouvoir. L'ambilion de ceux qu'on laisse
au-dessous du cens s'irrite en proportion du grand nom-
bre de ceux qui se trouvent au-dessus. L'exception de-
vient enfin la règle; les concessions se succèdent sans
relâche, et l'on ne s'arrête plus que quand on est arrivé
a u su ffra ge u ni versel .

De nos jours le principe de la souveraineté du peuple

' Amendement fait à la constitution du Maryland en iSOi et iSOO.



92 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

a pris aux États-Unis tous les développements pratiques
que rimaginalion puisse concevoir. 11 s'est dégagé de
toutes les fictions dont on a pris soin de l'environner
ailleurs ; on le voit se revêtir successivement de toutes
les formes, suivant la nécessité des cas. Tantôt le peu-
ple en corps fait les lois comme à Athènes ; tantôt des
députés, que le vote universel a crées, le représentent
et agissent en son nom sous sa surveillance presque
immédiate.

Il y a des pays où un pouvoir, en quelque sorte exté-
rieur au corps social, agit sur lui et le force de marcher
dans une certaine voie.

11 y en a d'autres où la force est divisée, étant tout à
la fois placée dans la société et hors d'elle. Rien de sem-
blable ne se voit aux Étal-Unis ; la société y agit par
elle-même et sur elle-même. Il n'existe de puissance
que dans son sein; on ne rencontre même presque
personne qui oi^e concevoir et surtout exprimer l'idée
d'en chercher ailleurs. Le peuple participe à la compo-
sition des lois par le choix des législateurs, a leur appli-
cation par l'élection des agents du pouvoir exécutif , on
peut dire qu'il gouverne lui-même, tant la part laissée
à l'administration est faible et restreinte, tant celle-ci se
ressent de son origine populaire et obéit à la puis-
sance dont elle émane. Le peuple règne sur le monde
politique américain comme Dieu sur l'univers. Il est la
cause et la fin de toutes choses ; tout en sort et tout s'y
absorbe {H) .



CHAPITRE Y



NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER CE QUI SE PASSE
DANS LES ÉTATS PARTICULIERS, AVANT DE PARLER
DU GOUVERNEMENT DE L'UNION.



On se propose d'examiner, dans le chapitre suivant,
quelle est, en Amérique, la forme du gouvernement fondé
sur le principe de la souveraineté du peuple ; quels sont
ses moyens d'action, ses embarras, ses avantages et ses
dangers.

Une première difficullé se présente : les États-Unis
ont une constitution complexe; on y remarque deux
sociétés distinctes engagées, et, si je puis m'expliquer
ainsi, emboîtées l'une dans l'autre; on y voit deux gou-
vernements complètement séparés et presque indépen-
dants : l'un, habituel et indéfini, qui répond aux be-
soins journaliers de la société, l'autre, exceptionnel et
circonscrit, qui ne s'applique qu'à certains intérêts gé-
néraux. Ce sont, en un mot, vingt-quatre petites nations
souveraines, dont l'ensemble forme le grand corps de
l'Union.

Examiner l'Union avantd'étudierl'État, c'est s'engager
dans une route semée d'obstacles. La forme du gouver-



94 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

nement fédéral aux États-Unis a paru la dernière ; elle
n'a été qu'une modification delà république, un résumé
des principes politiques répandus dans la société entière
avant elle, et y subsistant indépendamment d'elle. Le
gouvernement fédéral, d'ailleurs, comme je viens de le
dire, n'^st qu'une exception; le gouvernement des États
est la règle commune. L'écrivain qui voudrait faire con-
naître l'ensemble d'un pareil tableau avant d'en avoir
montré les détails, tomberait nécessairement dans des
obscurités et des redites.

Les grands principes politiques qui régissent aujour-
d'hui la société américaine ont pris naissance et se sont
développés dans VÉtat ; on ne saurait en douter. C'est
donc l'État qu'il faut connaître pour avoir la clef de
tout le reste.

Les États qui composent de nos jours l'Union améri-
caine, présentent tous, quant à l'aspect extérieur des
institutions, le même spectacle. La vie politique ou
administrative s'y trouve concentrée dans trois foyers
d'action, qu'on pourrait comparer aux divers centres
nerveux qui font mouvoir le corps humain.

Au premier degré se trouve la commune^ plus haut
le comté ^ enfin VÉtat.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS 95



DU SYSTÈME COMMUNAL EN AMÉRIQUE.

Pourquoi l'auteur copimence l'examen des institutions politiques par la com-
mune. — La commune se retrouve chez tous les peuples. — Difficulté d'établir
et de conseryer la liberté communale. — Son importance. — Pourquoi l'au-
teur a choisi l'organisation communale de la Nouvelle-Angleterre pour objet
principal de son examen.

Ce n'est pas par hasard que j'examine d'abord la
commune.

La commune est la seule association qui soit si bien
dans la nature, que partout où il y a des Jiommes réunis,
il se forme de soi-même une commune.

La société communale existe donc chez tous les peu-
ples, quels que soient leurs usages et leurs lois ; c'est
l'homme qui fait les royaumes et crée les républiques ;
la commune paraît sortir directement des mains de
Dieu. Mais si la commune existe depuis qu'il y a des
hommes, la liberté communale est chose rare et fragile.
Un peuple peut toujours établir de grandes assemblées
politiques, parce qu'il se trouve habituellement dans
son sein un certain nombre d'hommes chez lesquels les
lumières remplacent jusqu'à un certain point l'usage
des affaires. La commune est composée d'éléments gros-
siers qui se refusent souvent à l'action du législateur.
La difficulté de fonder l'indépendance des communes,
au lieu de diminuera mesure que les nations s'éclairent,
augmente avec leurs lumières. Une société très-civilisée
ne tolère qu'avec peine les essais de la liberté commu-
nale ; elle se révolte à la vue de ses nombreux écarts, et



96 LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE^

désespère du succès avant d'avoir atteint le résultat final
de Texpérience.

Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui
s'établit si difficilement, est aussi la plus exposée aux
invasions du pouvoir. Livrées à elles-mêmes, les institu-
tions communales ne sauraient guère lutter contre un
gouvernement entreprenant et fort ; pour se défendre
avec succès, il faut qu'elles aient pris tous leurs déve-
loppements et qu'elles se soient mêlées aux idées et aux
habitudes nationales. Ainsi, tant que la liberté commu-
nale n'est pas entrée dans les mœurs, il est facile de la
détruire, et elle ne peut entrer dans les mœurs qu'après
avoir longtemps subsisté dans les lois.

La liberté communale échappe donc, pour ainsi dire,
à l'effort de l'homme. Aussi arrive-t-il rarement qu'elle
soit créée ; elle naît en quelque sorte d'elle-même. Elle
se développe presque en secret au sein d'une société
demi-barbare. C'est Taction continue des lois et des
mœurs, les circonstances et surtout le temps, qui par-
viennent h a consolider. De toutes les nations du conti-
nent de l'Europe, on peut dire qu'il n'y en a pas une
seule qui la connaisse.

C'est pourtant dans la commune que réside la force
des peuples libres. Les institutions communales sont à
la liberté où que les écoles primaires sont à la science»;
elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font
goûter l'usage paisible et l'habituent h s'en servir. Sans
institutions communales une nation peut se donner un
gouvernement libre, mais elle n'a pas l'esprit de la li-



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 97

berté. Des passions passagères, des intérêts d'un mo-
ment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner
les formes extérieures de l'indépendance ; mais le despo-
tisme refoulé dans l'intérieur du corps social reparaît
lot ou tard à la surface.

Pour faire bien comprendre au lecteur les principes
généraux sur lesquels repose l'organisation politique de
la commune et du comté aux Etats-Unis, j'ai cru qu'il
était utile de prendre pour modèle un État en particu-
lier; d'examiner avec détail ce qui s'y passe, et de jeter
ensuite un regard rapide sur le reste du pays.

J'ai choisi l'un des Etats de la Nouvelle-Angleterre.

La commune et le comté ne sont pas organisés de la
même manière dans toutes les parties de l'Union ; il est
facile de reconnaître, cependant, que dans toute l'Union
les mêmes principes, à peu près, ont présidé à la forma-
tion de l'un et de l'autre.

Or, il m'a paru que ces principes avaient reçu dans
la Nouvelle-Angleterre des développements plus considé-
rables, et atteint des conséquences plus éloignées que
partout ailleurs. Ils s'^y montrent donc pour ainsi dire
plus en relief, et se livrent ainsi plus aisément à l'obser-
vation de l'étranger.

Les institutions communales delà Nouvelle-Angleterre
forment un ensemble complet et régulier; elles sont an-
ciennes; elles sont fortes par les lois, plus fortes encore
par les mœurs ; elles exercent une influence prodigieuse
sur la société entière.

A tous ces litres, elles méritent d'attirer nos regards.

I. 7



98 DE LÀ DËMOGRATIE EN AMÉRIQUE.



CIRCONSCRIPTION DE LA COMMUNE.

La commune de la Nouvelle-Angleterre {Town$hip)
tient le milieu entre le canton et la commune de France.
On y compte en général de deux à trois mille habitants *;
elle n'est donc point assez étendue pour que tous ses
habitants n'aient pas à peu près les mêmes intérêts, et,
d'un autre côté, elle est assez peuplée pour qu'on soit
toujours sûr de trouver dans son sein les éléments d'une
bonne administration.



POUVOIRS COMMUNAUX DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE.

Le peuple origine de tous les pouyoirs dans la commune comme ailleurs. — 1\
y traite les principales affaires par lui-même. — Point de conseil municipal.
— La plus grande partie de l'autorité communale concentrée dans la main
des select-men. — Gomment les select-men agissent. — Assemblée générale
des habitants de la commune \Jown-Meettnq) . — Énumération de tous les
fonctionnaires communaux. — Fonctions obligatoires et rétribuées.

Dans la commune comme partout ailleurs, le peuple
est la source des pouvoirs sociaux, mais nulle part il
n'exerce sa puissance plus immédiatement. Le peuple,
en Amérique, est un maître auquel il a fallu complaire
jusqu'aux dernières limites du possible.

Dans la Nouvelle-Angleterre, la majorité agit par re-
présentants lorsqu'il faut traiter les affaires générales

^ Le nombre des communes, dans TËtat de Massachusetts, était, en
1830, de 505; le nombre des habitants de 010,014; ce qui donne ï peu
près un terme moyen de 2,000 habitants par commune.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 99

(le rÉtat. Il était nécessaire qu'il en fût ainsi ; mais
dans la commune où l'action législative et gouverne-
mentale est plus rapprochée des gouvernés, la loi de la
ivprésentation n'est point admise. Il n'y a point de con-
seil municipal; le corps des électeurs, après avoir
nommé ses magistrats, les dirige lui-même dans tout ce
qui n'estpas l'exécution pure et simple des lois de l'État \

Cet ordre de choses est si contraire à nos idées et
tellement opposé à nos habitudes, qu'il est nécessaire
de fournir ici quelques exemples pour qu'il soit possible
de bien le comprendre.

Les fonctions publiques sont extrêmement nombreuses
et fort divisées dans la commune, comme nous le verrons
plus bas; cependant la plus grande partie des pouvoirs
administratifs est concentrée dans les mains d'un petit
nombre d'individus élus chaque année et qu'on nomme
les select-men *.

*■ Les mêmes règles ne sont pas applicables aux grandes communes.
Celles-ci ont en général un maire et un corps municipal divisé en deux
branches ; mais c'est là une exception qui a besoin d'être autorisée par
une loi. Voyez la loi du 22 février 1822, régulatrice des pouvoirs de la
ville de Boston. Laws of Massachusetts, vol. II, p. 588. Ceci s'applique
aux grandes villes. Il arrive fréquemment aussi que les petites sont sou-
mises à une administration particulière. on comptait, en 1852, 104 com-
munes administrées de cette manière dans rÉtatdeNew-York. (Williani'S'
Reqister.)

* on en élit trois dans les plus petites communes, neuf dans les plus
<;randes. Voyez the Town officery p. 186. Voyez aussi les principales lois
du Massachusetts relatives aux select-men :

\Àï du 20 février 1786, vol. I, p 219; — du 24 février 1796, vol. I.
p. 488; — TTnars 1801, vol. II, p. 45; — 16 juin 1795, vol. I, p. 475;
— 12 mars 4808, voL U, p. 186; — 28 février 1787, vol. 1, p. 502; —
22 juin 1797, vol, l,p. 559.



100 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Les lois générales derÉtatonl imposé aux sélect -men
un certain nombre d'obligations. Ils n'ont pas besoin
de l'autorisa lion de leurs administrés pour les remplir
et ils ne peuvent s'y soustraire sans engager leur respon-
sabilité personnelle. La loi de l'État les charge, par
exemple, de former, dans leur commune, les listes
électorales ; s'ils omettent de le faire, ils se rendent cou-
pables d'un délit. Mais, dans toutes les choses qui sont
abandonnées à la direction du pouvoir communal, les
select-men sont les exécuteurs des volontés populaires
comme parmi nous le maire est l'exécuteur des délibéra-
tions du conseil municipal. Le plus souvent ils agissent
sous leur responsabilité privée et ne font que suivre,
dans la pratique, la conséquence des principes que la
majorité a précédemment posés. Mais veulent-ils intro-
duire un changement quelconque dans l'ordre établi :
désirent-ils se livrer à une entreprise nouvelle, il leur
laut remonter à la source de leur pouvoir. Je suppose
qu'il s'agit d'établir une école ; les select-men convo-
quent à certain jour, dans un lieu indiqué d'avance, la
totalité des électeurs; là, ils exposent le besoin qui se
fait sentir; ils font connaître les moyens d'y satisfaire,
l'argent qu'il faut dépenser, le lieu qu'il convient de
choisir. L'assemblée, consultée surtous ces points, adopte
Irprincipe, fixe le lieu, votel'impôt, et remet l'exécution
4 le ses volontés dans les mains des select-men.

Les select-men ont seuls le droit de convoquer la réu-
nion communale {town-meeting) ^ mais on peut les pro-
voquera le faire. Si dix propriétaires conçoivent un pro-



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTITS HliTKriin >- !M

jet nouveau et veulent le sonmetlite i Ta^jï-eriibiien: à^
la commune, ils réclament une ooDTocalioii z^^Dtnjt àe^
habitants ; les select-men sont oblisé> c^ r^jj^trii'*:^ ^
ne conservent que le droit de présider ra^^^^miùée '-.

Ces mœurs politiques, ces usages ^^x-iaux sco:: sui^
doute bien loin de nous. Je n'ai pas «s et jD^.mât^' ih
volonté de les juger ni de faire cooDaiIre 1^ causes- '>-
chées qui les produisent et les Tm&fsA : ^ me b&ime a
les exposer.

Les select-men sont élu? tous fcs ans sttj !!•■:•> c'îttI*
ou de mai. L'assemblée commuDak- tiyA^h *3, uthnfr
temps une foule d'autres magiMrats muiix-ipana:'. ;r'^'
posés à certains détails administratifs ;xLp.ir^ir.^. L^
uns, sous le nom d' assesseurs. doiT^iot éuUîj Tsauiin ;
les autres, sous celui de collecteors. ifÀreal fe ip«çr .
Un officier, appelé constable, est chargé de Cair^ la jmj^^
de veiller sur les lieux publies, ei de tenir la joâui r
l'exécution matérielle des lois. In antre. iKflBai*^ j*
greffier de la commune. eore^is4re WiiiUs 1»^ >tl -i#»irf-
lions; il tient note des actes de Féiat eîvjj, I jl '^j-^-j*::
garde les fonds communaux. Ajouta i '» i.^*:^ cuitait^^
un surveillant des pauvres, dont fc -^r:::- jxr : fiai-
à remplir, est de faire exéeoterla l^î^^^'ir .'^ii: " * î'i 2
indigents; des commissaires des ^».->. v-C :,'x:*a:
l'instruction publique; des insf^l^n^ o^ :^»i /^*. ■ t
se chargent de tous les détails de la ^r^tfc -jr :^ > • -v
et vous aurez la liste des prindpaai **.;.• ..* . i*' ^3 -

* \osez Laws ofMassachvteitt, ir*«L i^ f. i^ : j ' i»i -■- »-' "^ ''^



102 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

nistration communale. Mais la division des fonctions ne
s'arrête point là : on trouve encore, parmi les officiers
municipaux S des commissaires de paroisses, qui doivent
régler les dépenses du culte ; des inspecteurs de plusieurs
genres, chargés, les uns de diriger les efforts des citoyens
en cas d'incendie; les autres, de veiller aux récoltes;
ceux-ci, de lever provisoirement les difficultés qui peu-
vent naître relativement aux clôtures ; ceux-là, de sur-
veiller le mesurage du bois ou d'inspecter les poids et
mesures.

On compte en tout dix-neuf fonctions principales dans
la commune. Chaque habitant est contraint, sous peine
d'amende, d'accepter ces différentes fonctions ; mais
aussi la plupart d'entre elles sont rétribuées, afin que
les citoyens pauvres puissent y consacrer leur temps
sans en souffrir de préjudice. Du reste, le système amé-
ricain n'est point de donner un traitement fixe aux fonc-
tionnaires. En général, chaque acte de leur ministère a
un prix, et ils ne sont rémunérés qu'en proportion de ce
qu'ils ont fait.

^ Tous ces magistrats existent réellement dans la pratique.

Pour connaître les détails des fonctions de tous ces magistrats commu-
naux, voyez le livre intitulé : Town officer, by Isaac Goodwin; Wor"
cesteVf 1827; et la collection des lois générales du Massachusetts en 5 v.
Boston, 1823.



GOC¥ER!«EHKNT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 105



DE L'EXISTENCE COMMUNALE.

Cbacun est le meiUear juge de ce qui ne regarde que lui seul. — Corollaire
du principe de la souTeraineté du peuple. — Application que font les com-
munes américaines de ces doctrines. — La commune de la Noutelie-Angle-
terre, souveraine pour tout ce qui ne se rapporte qu*à elle, sujette dans tout
le reste. — Obligation de la commune envers TËtit. — En France, le gou-
vernement prête ses agents à la commune. — En Amériquei la commune
prête les siens au gouvernement.

J'ai dit précédemment que le principe de la souve-
raineté du peuple plane sur tout le système politique
des Anglo-Américains. Chaque page de ce livre fera
connaître quelques applications nouvelles de celte doc-
trine.

Chez les nations où règne le dogme de la souveraineté
du peuple, chaque individu forme une portion égale du
souverain, et participe également au gouvernement de
rÉiat.

Chaque individu est donc censé aussi éclairé, aussi
vertueux, aussi fort qu'aucun autre de ses semblables.

Pourquoi obéit-il donc à la société, et quelles sont les
limites naturelles de cette obéissance ?

Il obéit à la société, non point parce qu'il est inférieur
à ceux qui la dirigent, ou moins capable qu'un autre
homme de se gouverner lui-même; il obéit à la sociélé,
parce que l'union avec ses semblables lui parait utilt», et
qu'il sait que cette union ne [yeut exister sans un pouvoir
régulateur.

Dans tout ce qui concerne les devoirs rhîs ciloj(»ns
cnire eux, il est donc devtnu sujet. Dans tout ce qui ne



404 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

regarde que lui-même, il est resté maître : il est libre,
et ne doit compte de ses actions qu'à Dieu. De là celle
maxime, que l'individu est le meilleur comme le seul
juge de son intérêt particulier, et que la société n'a le
droit de diriger ses actions que quand elle se sent lésée
par son fait ou lorsqu'elle a besoin de réclamer son
concours.

Cette doctrine est universellement admise aux États-
Unis. J'examinerai autre part quelle influence générale
elle exerce jusque sur les actions ordinaires de la vie ;
mais je parle en ce moment des communes.

La commune, prise en masse et par rapport au gou-
vernement central, n'est qu'un individu comme un autre,
auquel s'applique la théorie que je viens d'indiquer.

La liberté communale découle donc, aux États-Unis,
du dogme même de la souveraineté du peuple; toutes
les républiques américaines ont plus ou moins reconnu
cette indépendance; mais chez les peuples de la Nouvelle-
Angleterre, les circonstances en ont particulièrement
favorisé le développement.

Dans cette partie de l'Union, la vie politique a pris
naissance au sein même des communes ; on pourrait
presque dire qu'à son origine chacune d'elles était une
nation indépendante. Lorsque ensuite les rois d'Angle-
terre réclamèrent leur part de la souveraineté, ils se
bornèrent à prendre la puissance centrale. Ils laissèrent
la commune dans l'état où ils la trouvèrent ; maintenant
les communes de la Nouvelle-Angleterre sont sujettes;
mais dans le principe elles ne Tétaient point ou l'étaient



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 105

à peine. Elles n'ont donc pas reçu leurs pouvoirs; ce
sont elles au contraire qui semblent s'être dessaisies^
en faveur de l'État, d'une portion de leur indépendance;
distinction importante, et qui doit rester présente à l'es-
prit du lecteur.

Les communes ne sont en général soumises à l'Etat
que quand il s'agit d'un intérêt que j'appellerai social^
c'est-à-dire^ qu'elles partagent avec d'autres.

Pour tout ce qui n'a rapport qu'à elles seules, les
communes sont restées des corps indépendants; et parmi
les habitants de la Nouvelle-Angleterre, il ne s'en ren-
contre aucun, je pense, qui reconnaisse au gouvernement
de l'État le droit d'intervenir dans la direction des intérêts
purement communaux.

On voit donc les communes de la Nouvelle-Angleterre
vendre et acheter, attaquer et se défendre devant les
tribunaux, charger leur budget ou le dégrever, sans
qu'aucune autorité administrative quelconque songe à
s'y opposer*.

Quant aux devoirs sociaux, elles sont tenues d'y sa-
tisfaire. Ainsi, l'État a-t-il besoin d'argent, la com-
mune n'est pas libre de lui accorder ou de lui refuser
son concours*. L'État veut-il ouvrir une roule, la com-
mune n'est pas maîtresse de lui fermer son territoire.
Fait-il un règlement de police, la communedoit l'exécuter.
Veut-il organiser l'instruction sur un plan uniforme dans
toute l'étendue du pays, la commune est tenue de créer

* Voyez Laws of Massachusetts y loi du 23 mars 1786, vol. I, p. 250.
» /Wd., loi du 20 février 1786, vol.I, p. 217.



106 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

les écoles voulues par la loi^ Nous verrons, lorsque
nous parlerons de T administration aux États-Unis, com-
ment et par qui les communes, dans tous ces dilTérents
cas, sont contraintes à l'obéissance. Je ne veur ici qu'é-
lablir l'existence de l'obligation. Cette obligation est
étroite, mais le gouvernement de l'État, en l'imposant,
ne fait que décréter un principe ; pour son exécution,
la commune rentré en général dans tous ses droits d'in-
dividualité. Ainsi, la taxe est, il est yrai, votée par la
législature, mais c'est la commune qui la répartit et la
perçoit ; l'existence d'une école est imposée, mais c'est
la commune qui la bâtit, la paye et la dirige.

En France, le percepteur de l'État lève les taxes com-
munales; en Amérique, le percepteur de la commune
lève la taxe de l'État.

Ainsi, parmi nous, le gouvernement central prête ses
agents à la commune; en Amérique, la commune prête
ses fonctionnaires au gouvernement. Cela seul fait com-
prendre à quel degré les deux sociétés diffèrent.

^ Voyez même collection, loi du 25 juin 1 789, et 8 mars 1827, vol. I,
p. 367, et vol. m, p. 179.



<;Ol'VER>EIIE>T DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 107



DE L*ESPR1T COmiDN'AL DANS LA NOUVELLE- ANGLETERRE.

Pourquoi It commanedela Nooyelle-Angletcrre attire les afTections de ceux qui
rhabilent. — Difficulté qu'on rencontre en Europe è créer l'esprit commu-
nal. — Droits et devoirs communaux concourant en Amérique è former cet
esprit. — La patrie a plus de physionomie aux États-Unis qu'ailleurs. — En
quoi l'esprit communal se manifeste dans la Nouvelle-Angleterre. ■— Quels
heureux effets il y produit.

En Amérique, non-seulement il existe des institutions
communales, mais encore un esprit communal qui les
soutient et les vivifle.

Li commune de la Nouvelle-Angleterre réunit deux
avantages qui, partout où ils se trouvent, excitent vive-
ment l'intérêt des hommes ; savoir : l'indépendance et
la puissance. Elle agit, il est vrai, dans un cercle dont
elle ne peut sortir, mais ses mouvements y sont libres.
Cette indépendance seule lui donnerait déjà une impor-
tance réelle, quand sa population et son étendfae ne la
lui assureraient pas.

Il faut bien se persuader que les affections des hom-
mes ne se portent en général que là où il y a de la force.
On ne voit pas l'amour de la patrie régner longtemps
dans un pays conquis. L'habitant de la Nouvelle-Angle-
terre s'attache à sa commune, non pas tant parce qu'il
y est né, que parce qu'il voit dans cette commune une
corporation libre et forte dont il fait partie, et qui mé-
rite la peine qu'on cherche à la diriger.

Il arrive souvent, en Europe , que les gouvernants
eux-mêmes regrettent l'absence de l'esprit communal ;



108 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

car tout le monde convient que l'esprit communal est
un grand élément d'ordre et de tranquillité publique ;
mais ils ne savent comment le produire. En rendant la
commune forte et indépendante, ils craignent de parta-
ger la puissance sociale et d'exposer l'État à l'anarchie.
Or, ôtez la force et l'indépendance de la commune, vous
n'y trouverez jamais que des administrés et point de
citoyens.

Remarquez d'ailleurs un fait important : la commune
de la Nouvelle-Angleterre est ainsi constituée qu'elle
peut servir de foyer à de vives affections, et en même
temps il ne se trouve rien à côté d'elle qui attire forte-
ment les passions ambitieuses du cœur humain.

Les fonctionnaires du comté ne sont point élus et leur
autorité est restreinte. L'État lui-même n'a qu'une im-
portance secondaire ; son existence est obscure et tran-
quille. Il y a peu d'hommes qui, pour obtenir le droit de
l'administrer, consentent à s'éloigner du centre de leurs
intérêts et à troubler leur existence.

Le gouvernement fédéral confère de la puissance et
de la gloire à ceux qui le dirigent; mais les hommes
auxquels il est donné d'influer sur ses destinées sont en
très-petit nombre. La présidence est une haute nvagis-
trature à laquelle on ne parvient guère que dans un âge
avancé; et quand on arrive aux autres fonctions .fédé-
rales d'un ordre élevé, c'est en quelque sorte par hasard
et après qu'on s'est déjà rendu célèbre en suivant une
autre carrière. L'ambition ne peut pas les prendre pour
le but permanent de ses efforts. C'est dans la commune,



GOUVERNEMENT Dans LES ÉTATS PARTICULIERS. 109

au centre des relations ordinaires de la vie, que vien-
nent se concentrer le désir de Testime, le besoin d'inté-
rêts réels, le goût du pouvoir et du bruit ; ces passions^
qui troublent si souvent la société, changent de carac-
tère lorsqu'elles peuvent s'exercer ainsi près du foyer
domestique et en quelque sorte au sein de la famille.

Voyez avec quel art, dans la commune américaine,
on a eu soin, si je puis m'exprimer ainsi, d^éparpiller
la puissance, afin d'intéresser plus de monde à la chose
publique. Indépendamment des électeurs, appelés de
temps en temps à faire des actes de gouvernement,
que de fondions diverses, que de magistrats différents,
qui tous, dans le cercle de leurs allributions, représen-
tent la corporation puissante au nom de laquelle ils
agissent! Combien d'hommes exploitent ainsi à leur
profit la puissance communale et s'y intéressent pour
eux-mêmes !

Le système américain, en même temps qu'il partage
le pouvoir municipal entre un grand nombre de ci-
toyens, ne craint pas non plus de multiplier les devoirs
communaux. Aux États-Unis, on pense avec raison que
l'amour de la pairie est une espèce de culte auquel les
hommes s'attachent parles pratiques.

De cette manière, la vie communale se fait en quel-
que sorte sentir à chaque instant ; elle se manifeste cha-
que jour par l'accomplissement d'un devoir ou par
l'exercice d*un droit. Cette existence politique imprime
à la société un mouvement continuel, mais en même
temps paisible, qui l'agite sans la troubler.



110 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Les Américains s'attachent à la cité par une raison
analogue à celle qui fait aimer leur pays aux habitants
des montagnes. Chez eux la patrie a des traits marqués
et caractéristiques : elle a plus de physionomie qu'ail-
leurs.

liCS communes de la Nouvelle-Angleterre ont en gé-
néral une existence heureuse. Leur gouvernement est
de leur goût aussi bien que de leur choix. Au sein de la
paix profonde et de la prospérité matérielle qui régnent
en Amérique, les orages de la vie municipale sont peu
nombreux. La direction des intérêts communaux est ai-
sée. De plus, il y a longtemps que Téducation politique
du peuple est faite, ou plutôt il est arrivé tout instruit
sur le sol qu'il occupe. Dans^ la Nouvelle-Angleterre, la
division des rangs n'existe pas même en souvenir ; il n'y
a donc point de portion de la commune qui soit tentée
d'opprimer l'autre, et les in justices, qui ne frappent que
des individus isolés, se perdent dans le contentement gé-
néral. Le gouvernement présentât-il des défauts, et certes
il est facile d'en signaler, ils ne frappent point les re-
gards, parce que le gouvernement émane réellement des
gouvernés, et qu'il lui suffit de marcher tant bien que
mal pour qu'une sorte d'orgueil paternel le protège.
Ils n'ont rien d'ailleurs à quoi le comparer. L'Angle-
terre a jadis régné sur rensemble des colonies, mais le
peuple a toujours dirigé les affaires communales. La
souveraineté du peuple dans la commune est donc non-
seulement un état ancien, mais un état primitif.

L'habitant de la Nouvelle-Angleterre s'attache à s«ï



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. Hl

commune, parce qu'elle est forte et indépendante ; il
s'y intéresse, parce qu'il concourt à la diriger ; ill'aime,
parce qu'il n'a pas à s'y plaindre de son sort : il place
en elle son ambition et son avenir ; il se mêle à chacun
des incidents de la vie communale : dans cette sphère
restreinte qui est à sa portée, il s'essaye à gouverner la
société; il s'habitue aux formes sans lesquelles la liberté
ne procède que par révolutions, se pénètre de leur es-
prit, prend goût à l'ordre, comprend l'harmonie des
pouvoirs, et rassemble enfin des idées claires et prati-
ques sur la nature de ses devoirs ainsi que sur l'étendue
de ses droits^



DU COMTÉ DANS LA KOU VELLE-ANGLETERRE.

Le comté de la NouTelIe-Angleterre, analogue à l'arrondissement de France. —
Créé dans un intérêt purement administratif. — K'a point de représentation.
— Est administré par des fonctionnaires non électifs.



Le comté américain a beaucoup d'analogie avec l'ar-
rondissement de France. on lui a tracé, comme à ce
dernier, une circonscription arbitraire ; il forme un corps
dont les différentes parties n'ont point entre elles de
liens nécessaires, et auquel ne se rattachent ni affection
ni souvenir, ni communauté d'existence. Il n'est créé
que dans un intérêt purement administratif.

La commune avait une étendue trop restreinte pour
qu'on pût y renfermer l'administration de la justice.
Le comté forme donc le premier centre judiciaire. Cha-



112 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

que comté a une cour de justice*, un shérif pour exécu-
ter les arrêts des tribunaux, une prison qui doit conte-
nir les criminels.

Il y a des besoins qui sont ressentis d'une manière
à peu près égale par toutes les communes du comté ;
il était naturel qu'une autorité centrale fût chargée
d'y pourvoir. Au Massachusetts, cette autorité réside
dans les mains d'un certain nombre de magistrats,
que désigne le gouverneur de l'État, de l'avis * de son
conseil'.

Les administrateurs du comté n'ont qu'un pouvoir
lîorné et exceptionnel qui ne s'applique qu'à un très-
petit nombre de cas prévus à l'avance. L'État et la com-
mune suffisent à la marche ordinaire des choses. Ces
administrateurs ne font que préparer le budget du
comté, la législature le vote*. Il n'y a point d'assem-
blée qui représente directement ou indirectement le
comté.

Le comté n'a donc point, à vrai dire, d'existence po-
litique.

On remarque, dans la plupart des constitutions amé-
ricaines, une double tendance qui porte les législa-
teurs à diviser le pouvoir exécutif et à concentrer la

* Voyez la loi du J4 février 1821, Laws of Massachusetts, vol. 1,
p. 551.

* Voyez la loi du 20 février 1819, Laws of Massachusetts, vol. Il
p. 494."

3 Le conseil du gouverneur est un corps électif.

* Voyez la loi du 2 novembre 1791, Laws of Massachusetts, vol. I,
p. 61.



G0CTER5EMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 115

puissance législative. La commune de la Nouvelle-An-
gleterrea, par elle-même, un principe d'existence dont
on ne la dépouille point ; mais il faudrait créer Oclive-
meoi celte vie dans le comté, et Tutilité n'en a point
été sentie : toutes les communes réunies n'ont qu'une
seule représentation, TÉlat, centre de tous les i>ouvoirs
nationaux; hors de l'action communale et nationale, on
peut dire qu'il n'y a que des forces individuelles.




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En amènent, im n'tf/trçaiii fXMBt l'adiiiiotflntioo. — Foorqaoï. — Lei Eur»-

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u«i. — Ob n'aperçût b traee 4i'«ije biénrdbie 3^

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L uTÎTe oepvAdbat f|»e JXtit ert idbwftittrg «f'aiie ns-

— ^ est darré de Caire «&»élr â Ij Im k» »diBÎBà»a:itk«tf

et » WBXiS^. — îk: i iainàmiifjti àa fourw judiôàmt dbai

' OKtf^aeKe ém fmâ^ et ïékitikm éUatéut k Imm

f». — Ira jsre de fais du» k Sn^tba^Am^kiem, — ^«r

— Aânibuâre >e C3Mii1«. — Awvie fftdaîaKtfSîiMB àt^ tu/ m -

— Cav 09 ieââBOtt. — MioMre duÉ «de açt^ — 0» b wisîl- —

Cmpe^HB 4£ 4Le fÎMie. éfw|éaé cmme iMtaJc» futlioai nd-

bè&fHKâueao «KMnç^ pv k pvUfe des ■■?■>§.




Ce fiii frappe le plus l'Européen qui parcourt les
ËiaAs^'iik. <:'^ Tab^eDoer de oe qu'on appelle chez nous
le s«n^«nuxiieot ou l'adinînîstrïtjQn. En Amériqoe, on
T«ft d& ki«§ étrîti» : on «s aperçoit Texécution joura»-
limr: Wst 2rf: loeut «oWnr de Toa«'. et on oe dé^Murre
■ulk pann k nï^>UsT. La suin qui dirige U nuKrhic^ m»-
cîshkr ^da^^ i» db»qBe ktsbi^^t.

Gsj#ïa»âi... de mécîie q»*r t-ya*^ 1** pHuple*" vxil oLîi-



\U LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

gés, pour exprimer leurs pensées, d'avoir recours à
certaines formes grammaticales constitutives des lan-
gues humaines, de même toutes les sociétés, pour sub-
sister, sont contraintes de se soumettre à une certaine
somme d'autorité sans laquelle elles tombent en anar-
chie. Cette autorité peut être distribuée de différentes
manières ; mais il faut toujours qu'elle se retrouve quel-
que part.

Il y a deux moyens de diminuer la force de l'autorité
chez une nation.

Le premier est d'affaiblir le pouvoir dans son prin-
cipe même, en ôtant à la société le droit ou la faculté de
se défendre en certains cas ; affaiblir l'autorité de cette
manière, c'est en général ce qu'on appelle en Europe
fonder la liberté.

Il est un second moyen de diminuer l'action de l'au-
torité : celui-ci ne consiste pas à dépouiller la société
de quelques-uns de ses droits, ou paralyser ses efforts,
mais à diviser l'usage de ses forces entre plusieurs
mains; à multiplier les fonctionnaires en attribuant à
chacun d'eux tout le pouvoir dont il a besoin pour faire
ce qu'on le destine à exécuter. Il se rencontre des peu-
ples que cette division des pouvoirs sociaux peut encore
mener à l'anarchie; par elle-même, cependant, elle
n'est point anarchique. En partageant ainsi l'autorité,
on rend, il est vrai, son action poins irrésistible et
moins dangereuse, mais on ne la détruit point.

La révolution aux États-Unis a été produite par un
goût mûr et réfléchi pour la liberté, et non par un



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 115

instinct vague et indéfini d'indépendance. Elle ne s'est
point appuyée sur des passions de désordre ; mais, au
contraire, elle a marché avec l'amour de l'ordre et de
la légalité. -1

Aux États-Unis donc on n'a point prétendu que
l'homme dans un pays libre eût le droit de tout faire;
on lui a, au contraire, imposé des obligations sociales
plus variées qu'ailleurs; on n'a point eu l'idée d'atta-
quer le pouvoir delà société dans son principe et de lui
contester ses droits , on s'est borné à le diviser dans
son exercice. on a voulu arriver de cette manière à
ce que l'autorité fût grande et le fonctionnaire petit,
afin que la société continuât à être bien réglée et restât
libre.

Il n'est pas au monde de pays où la loi parle un lan-
gage aussi absolu qu'en Amérique, et il n'en existe pas
non plus où le droit de l'appliquer soit divisé entre tant
de mains.

Le pouvoir administratif aux États-Unis n'offre dans
sa constitution rien de central ni de hiérarchique;
c'est ce qui fait qu'on ne l'aperçoit point. Le pou-
voir existe, mais on ne sait où trouver son représen-
tant.

Nous avons vu plus haut que les communes de la
Nouvelle-Angleterre n'étaient point en tutelle. Elles
prennent donc soin elles-mêmes de leurs intérêts parti-
culiers.

Ce sont aussi les magistrats municipaux que, le
plus souvent, on charge de tenir la main à l'exécution



116 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

des lois générales de l'État, ou de les exécuter eux-



mêmes*



Indépendamment des lois générales, l'État fait quel-
quefois des règlements généraux de police ; mais ordi-
nairement ce sont les communes et les officiers commu-
naux qui, conjointement avec les juges de paix et sui-
vant les besoins des localités, règlent les détails de l'exis-
tence sociale, et promulguent les prescriptions relatives
à la santé publique, au bon ordre et à la moralité des
citoyens*.

Ce sont enfin les magistrats municipaux qui, d'eux-
mêmes et sans avoir besoin de recevoir une impulsion
étrangère, pourvoient à ces besoins imprévus que res-
sentent souvent les sociétés*.

Il résulte de ce que nous venons de dire, qu'au Massa-
chusetts le pouvoir administratif est presque entière-



* Voyez le Tovm officer, particulièrement aux mots seleci-meny as-
sessorSf colleclors, schools, surveyors of higways... Exemple entre
mille : TÉtat défend de voyager sans motif le dimanche. Ce sont les
tythingmen, officiers communaux, qui sont spécialement chargés détenir
la main k Texécution de la loi.

Voyez la loi du 8 mars 1792, Law of Massachusetts y vol. 1, p. 410.

Les selectmen dressent les listes électorales pour l'élection du gou.
verneur, et transmettent le résultat du scrutin au secrétaire de la repu
blique. Loi du 24 février 1796, fd., vol. I, p. 488.

^ Exemple : les select-men autorisent la construction des égouts, dési-
gnent les lieux dont on peut faire des abattoirs et où Ton peut établir cer-
tain genre de commerce dont le voisinage est nuisible.

Voyez la loi du 7 juin 1785, vol. 1, p. 193.

3 Exemple : les select-mcn veillent à la santé publique en cas de mala-
dies contagieuses, et prennent les mesures nécessaires conjointement
avec les juges de paix. Loi du 22 juin 1797, vol. I, p. 559.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 117

ment renfermé dans la commune*; mais il s'y trouve
divisé entre beaucoup de mains.

Dans la commune de France, il n'y a, à vrai dire,
qu'un seul fonctionnaire administratif, le maire.

Nous avons vu qu'on en comptait au moins dix-neuf
dans la commune de la Nouvelle-Angleterre.

Ces dix-neuf fonctionnaires ne dépendent pas en géné-
ral les uns des autres. La loi a tracé avec soin autour de
chacun de ces magistrats un cercle d'action. Dans ce
cercle , ils sont tout-puissants pour remplir les devoirs
de leur place, et ne relèvent d'aucune autorité commu-
nale.

Si Ton porte ses regards au-dessus de la commune,
on aperçoit à peine la trace d'une hiérarchie adminis-
trative. Il arrive quelquefois que les fonctionnaires du
comté réforment la décision prise par les communes ou
par les magistrats communaux*; mais en général on
peut dire que les administrateurs du comté n'ont pas le

* Je dis presque, car il y a plusieurs incidents de la vie communale qui
sont réglés, soit par les juges de paix dans leur capacité individuelle, soit
par les juges de paix réunis en corps au chef-lieu du comté. Exemple :
ce sont les juges de paix qui accordent les licences. Voyez la loi du 28 fé-
vrier 1787, voL I, p. 297.

* Exemple : on n'accorde de licence qu'à ceux qui présentent un cer-
tiGcat de bonne conduite donné par les select-men. Si les select-men re-
fusent de donner ce certificat, la personne peut se plaindre aux juges de
paix réunis en cour de session, et ces derniers peuvent accorder la li-
cence. Voyez la loi du 12 mars 1808, vol. II, p. 186. Les communes ont
le droit de faire des règlements (by-latvs), et d'obliger à Tobservation de
ces règlements par des amendes dont le taux est fixé ; mais ces règlements
ont besoin d'être approuvés par la cour des sessions. Voyez la loi du 25
mars 1786, vol. I, p. 254.



118 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

droit de diriger la conduite des administrateurs de la
commune ^ Ils ne les commandent que dans les choses
qui ont rapport au comté.

Les magistrats de la commune et ceux du comté sont
tenus, dans un très-petit nombre de cas prévus à l'a-
vance , de communiquer le résultat de leurs opérations
aux officiers du gouvernement centrai. Mais le gou-
vernement central n'est pas représenté par un homme
chargé de faire des règlements généraux de police ou
des ordonnances pour l'exécution des lois ; de commu-
niquer habituellement avec les administrateurs du comté
de la commune ; d'inspecter leur conduite , de diriger
leurs actes et de punir leurs fautes.

Il n'existe donc nulle part de centre auquel les rayons
du pouvoir administratif viennent aboutir.

Comment donc parvient-on à conduire la société sur
un plan à peu près uniforme? Comment peut-on faire
obéir les comtés et leurs administrateurs, les communes
et leurs fonctionnaires?

Dans les États de la Nouvelle-Angleterre, le pouvoir
législatif s'étend à plus d'objets que parmi nous. Le lé-
gislateur pénètre, en quelque sorte, au sein même de
l'administration; la loi descend à de minutieux détails;

^ Au Massachusetts, les administrateurs du comté sont souvent appelés
à apprécier les actes des administrateurs de la commune; mais on verra
plus loin qu ils se livrent k cet examen comme pouvoir judiciaire, el non
comme autorité administrative.

^ Exemple : les comités communaux des écoles sont tenus annuelle-
ment de faire un rapport de Tétat de l'école au secrétaire de la républi-
que. Voyez la loi du 10 mars 1827, vol. III, p. 183. •



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 119

elle prescrit en même temps les principes et le moyen
de les appliquer; elle renferme ainsi les corps secon-
daires et leurs administrateurs dans une multitude d'o-
bligations étroites et rigoureusement définies.

Il résulte de là que, si tous les corps secondaires et
tous les fonctionnaires se conforment à la loi, la société
procède d'une manière uniforme dans toutes ses parties ;
mais reste toujours à savoir comment on peut forcer les
corps secondaires et leurs fonctionnaires à se confor-
mer à la loi.

On peut dire, d'une manière générale, que la société
ne trouve à sa disposition que deux moyens pour obli-
ger les fonctionnaires à obéir aux lois :

Elle peut confier à l'un d'eux le pouvoir discrétion-
naire de diriger tous les autres et de les destituer en cas
de désobéissance ;

Ou bien elle peut charger les tribunaux d'infliger des
peines judiciaires aux contrevenants.

On n'est pas toujours libre de prendre l'un ou l'autre
de ces moyens.

Le droit de diriger le fonctionnaire suppose le droit
de le destituer s'il ne suit pas les ordres qu'on lui
transmet, ou de l'élever en grade s'il remplit avec zèle
tous ses devoirs. Or, on ne saurait ni destituer ni éle-
ver en grade un magistrat élu. 11 est de la nature des
fonctions électives d'être irrévocables jusqu'à la fin du
mandat. En réalité, le magistrat élu n'a rien à attendre
ni à craindre que des électeurs, lorsque toutes les fonc-
tions publiques sonl le produit de l'élection. Il ne sau-



120 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

rait donc exister une véritable hiérarchie entre les fonc-
tionnaires, puisqu'on ne peut réunir dans le même
homme le droit d'ordonner et le droit de réprimer effi-
cacement la désobéissance, et qu'on ne saurait joindre au
pouvoir de commander celui de récompenser et de punir.

Les peuples qui introduisent l'élection dans les roua-
ges secondaires de leur gouvernement sont donc forcé-
ment amenés à faire un grand usage des peines judi-
ciaires comme moven d'administration.

C'est ce qui ne se découvre pasau premier coup d'oeil.
Les gouvernants regardent comme une première con-
cession de rendre les fonctions électives, et comme une
seconde concession de soumettre le magistrat élu aux
arrêts des juges. Ils redoutent également ces deux inno-
vations ; et comme ils sont plus sollicités de faire la pre-
mière que la seconde, ils accordent l'élection au fonc-
tionnaire et le laissent indépendant du juge. Cependant,
l'une de ces deux mesures est le seul contre-poids qu'on-
puisse donner à l'autre. Qu'on y prenne bien garde, un
pouvoir électif qui n'est. pas soumis à un pouvoir judi-
ciaire échappe tôt ou tard à tout contrôle, ou est détruit.
Entre le pouvoir central et les corps administratifs élus,
il n'y a que les tribunaux qui puissent servir d'inter-
médiaire. Eux seuls peuvent forcer le fonctionnaire élu
à l'obéissance sans violer le droit de l'électeur.

L'extension du pouvoir judiciaire dans le monde po-
litique doit donc être corrélative à l'extension du pou-
voir électif. Si ces deux choses ne\ont point ensemble,
l'Élat finit par tomber en anarchie ou en servitude.



I
\



GOUVERNEMEiNT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 121

On a remarqué de tout temps que les habitudes judi-
ciaires préparaient assez mal les hommes à rexercicc
du pouvoir administratif.

Les Américains ont pris à leurs pères, les Anglais,
ridée d'une institution qui n'a aucune analogie avec ce
que nous connaissons sur le continent'de l'Europe, c'est
celle des juges de paix.

Le juge de paix tient le milieu entre l'homme du
monde et le magistrat, l'administrateur et le juge. Le
juge de paix est un citoyen éclairé, mais qui n'est pas
nécessairement versé dans la connaissance des lois.
Aussi ne le charge-t-on que de faire la police de la so-
ciété; chose qui demande plus de bon sens et de droi-
ture que de science. Le juge de paix apporte dans l'ad-
ministration, lorsqu'il y prend part, un certain goût des
formes et de la publicité qui en fait un instrument fort
gênant pour le despotisme ; mais il ne s'y montre pas
Tesclave de ces superstitions légales qui rendent les ma-
gistrats peu capables de gouverner.

Les Américains se sont approprié l'institution des
juges de paix, tout en lui ôtant le caractère aristocra-
tique qui la distinguait dans la mère-patrie.

Le gouverneur du Massachusetts* iromme, dans tous
les comtés, un certain nombre de juges de paix, dont
les fonctions doivent durer sept ans*.

* Nous verrons plus loin ce que c'est que le gouverneur ; je dois dire
dès à présent que le gouverneur représente le pouvoir exécutif de tout
rÉtat.

^ Voyez constitution du Massachusetts, cliap. ii, section i, paragraphe 9;
cliap. m, paragraphe 5.



122 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

De plus, parmi ces juges de paix, il en désigne trois
qui forment dans chaque comté ce qu'on appelle la cour
des sessions.

Les juges de paix prennent part individuellement à
l'administration publique. Tantôt ils sont chargés, con-
curremment avec les fonctionnaires élus, de certains
actes administratifs* ; tantôt ils forment un tribunal de-
vant lequel les magistrats accusent sommairement le ci-
toyen qui refuse d'obéir, ou le citoyen dénonce les délits
des magistrats. Mais c'est dans la cour des sessions que
les juges de paix exercent les plus importantes de leurs
fonctions administratives.

La cour des sessions se réimit deux fois par an au
chef-lieu du comté. C'est elle qui, dans le Massachu-
setts, est chargée de maintenir le plus grand nombre*
des fonctionnaires publics dans l'obéissance'.

* Exemple entre beaucoup d'autres : un étranger arrive dans une com-
mune, venant d'un pays que ravage une maladie contagieuse. Il tombe
malade. Deux juges de paix peuvent donner, avec Tavis des select-men, au
shériff du comté Tordre de le transporter ailleurs et de veiller sur lui.
Loi du 22 juin 1797, vol. 1, p. 540,

En général, les juges de paix interviennent dans tous les actes impor-
tants de la vie administrative, et leur donnent un caractère semi-judi-
ciaire.

- Je dis le plus grand nombre^ parce qu'en effet certains délits admi-
nistraliCs sont déférés aux tribunaux ordinaires. Exemple : lorsqu'une
commune refuse de faire les fonds nécessaires pour les écoles, ou de
nommer le comité des écoles, elle est condanmée à une amende Ircs-con-
sidérable. C est la cour appelée suprême judicinl courir ou la cour de
common pleas, qui prononce cette amende. Voyez la loi du 10 mars 1827,
vol. 111, p. 190. îd. Lorsqu'une commune omet de faire provision de
munitions de guerre. Loi du 21 février 1822, vol. Il, p. 570.

'• Les juges de paix prennent part, dans leur capacité individuelle, au



GOUVERNEMEiNT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 1!25

Il faut bien faire attention qu'au Massachusetts la
cour des sessions est tout à la fois un corps administra-
tif proprement dit, et un tribunal politique.

Nous avons dit que le comté n'avait qu'une existence
administrative. C'est la cour des sessions qui dirige par
elle-même le petit nombre d'intérêts qui se rapportent
en même temps à plusieurs communes ou à toutes les
communes du comté à la fois, et dont par conséquent
on ne peut charger aucune d'elles en particulier.

Quand il s'agit du comté, les devoirs de la cour des
sessions sont donc purement administratifs, et si elle
introduit souvent dans sa manière de procéder les
formes judiciaires, ce n'est qu'un moyen de s'éclairer*
et qu'une garantie qu'elle donne aux administrés. Mais
lorsqu'il faut assurer l'administration des communes,
elle agit presque toujours comme corps judiciaire,
et dans quelques cas rares seulement, comme corps
administratif *.

La première difficulté qui se présente est de faire
obéir la commune elle-même, pouvoir presque indé-
pendant, aux lois générales de l'État.

gouvernement des communes et des comtés. Les actes les plus impor-
tants de la vie communale ne se font en général qu'avec le concours de
r»n d'eux.

* Les objets qui ont rapport au comtés et dont la cour des sessions
s'occupe, peuvent se réduire à ceux-ci :

l** LYTection des prisons et des cours de justice; 2" le projet du bud-
get du comté (c'est la législature de l'État qui le vote); 3** la répartition
de ces bxes ainsi votéss ; 4* la distribution de certaines patentes; 5" réta-
blissement et la réparation des routes du comté.

- C'est ainsi que, quand il s'agit d'une route, la cour des sessions
tranche presque toutes les difficultés d'exécution h Taide du jury.



124 DE L\ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Nous avons vu que les communes doivent nommer
chaque année un certain nombre de magistrats qui,
sous le nom d'assesseurs, répartissent l'impôt. Une com-
mune tente d'échapper à l'obligation de payer l'impôt
en ne nommant pas les assesseurs. La cour des sessions
la condamne à une forte amende ^ L'amende est levée
par corps sur tous les habitants. Le shériff du comté,
officier de justice, fait exécuter l'arrêt. C'est ainsi
qu'aux États-Unis le pouvoir semble jaloux de se déro-
ber avec soin aux regards. Le commandement adminis-
tratif s'y voile presque toujours sous le mandat judi-
ciaire; il n'en est que plus puissant, ayant alors pour
lui celte force presque irrésistible que les hommes
accordent à la forme légale.

Cette marche est facile à suivre, et se comprend sans
peine. Ce qu'on exige de la commune est, en général, net
et défini ; il consiste dans un fait simple et non complexe,
en un principe, et non une application de détail*. Mais
la difficulté commence lorsqu'il s'agit de faire obéir, non
plus la commune, mais les fonctionnaires communaux.

» Voyez la loi du 20 février 1786, vol. I, p. 217.

* Il y a une manière indirecte de faire obéir la commune. Les com-
munes sont obligées par la loi à tenir leurs routes en bon état. Négligent-
elles de voter les fonds qu'exige cet entretien, le magistrat communal
chargé des routes est alors autorisé à lever d'office l'argent nécessaire.
Comme il est lui-même responsable vis-à-vis des particuliers du mauvais
état des chemins, et qu*il peut être actionné par eux devant la cour des
sessions, on est assuré qu'il usera contre la commune du droit extraordi-
naire que lui donne la loi. Ainsi, en menaçant le fonctionnaire, la cour
des sessions force la commune à Tobéissance. Vovcz la loi du 5 mars 1 787,
vol. l, p. 505.



GOUYEKNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 125

Toutes les actions répréhensibles que peut commettre
un fonctionnaire public rentrent en définitive dans l'une
de ces catégories :

Il peut faire, sans ardeur et sans zèle, ce que lui com-
mande la loi.

Il peut ne pas faire ce que lui commande la loi.

Enfin, il peut faire ce que lui défend la loi.

Un tribunal ne saurait atteindre la conduite d'un
fonctionnaire que dans les deux derniers cas. Il faut un
fait positif et appréciable pour servir de base à l'action
judiciaire.

Ainsi, les select-men omettent de remplir les forma-
lités voulues par la loi en cas d'élection communale ; ils
peuvent être condamnés à l'amende*.

Mais lorsque le fonctionnaire public remplit sans in-
telligence son devoir , lorsqu'il obéit sans ardeur et sans
zèle aux prescriptions de la loi, il se trouve entièrement
hors des atteintes d'un corps judiciaire.

La cour des sessions , lors même qu'elle est revêtue
de ses attributions administratives, est impuissante pour
le forcer dans ce cas à remplir ses obligations tout en-
tières. Il n'y a que la crainte de la révocation qui puisse
prévenir ces quasi-délits, et la cour des sessions n'a
point en elle l'origine des pouvoirs communaux ; elle
ne peut révoquer des fonctionnaires qu'elle ne nomme
point.

Pour s'assurer d'ailleurs qu'il y a négligence et dé-

* Loi du MassnchmettSy vol. H, p. 45.



12Ô DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

faut de zèle, il faudrait exercer sur le fonctionnaire
inférieur une surveillance continuelle. Or, la cour des
sessions ne siège que deux fois par an ; elle n'inspecte
point, elle juge les faits répréhensibles qu'on lui dé-
nonce.

Le pouvoir arbitraire de destituer les fonctionnaires
publics peut seul garantir, de leur part, cette sorte d'o-
béissance éclairée et active que la répression judiciaire
ne peut leur imposer.

En France , nous cherchons cette dernière garantie
dans la hiérarchie administrative ; en Amérique , on la
cherche dans V élection.

Ainsi, pour résumer en quelques mois ce que je viens
d'exposer :

Le fonctionnaire public de la Nouvelle-Angleterre
commet-il un crime dans l'exercice de ses "fonctions,
les tribunaux ordinaires sont toujours appelés à en faire
justice.

Commet-il une faute administrative^ un tribunal pu-
rement administratif est chargé de le punir , et quand
la chose est grave ou pressante, le juge fait ce que le
fonctionnaire aurait dû faire^

Enfin, le même fonctionnaire se rend-il coupable de
Tun de ces délits insaisissables que la justice humaine
ne peut ni définir, ni apprécier, il comparaît annuelle-

* Exemple : si une commune s'obstine à ne pas nommer d^assesseurs,
la cour (les sessions les nomme, et les magistrats ainsi choisis sont re-
vêtus des mômes pouvoirs que les magistrats élus. Voyez la loi précit<''e
du '20 février 1787.



GOIVKRNEME.NT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 127

ment devant un tribunal sans appel, qui peut le réduire
tout à coup à rimpuissance ; son pouvoir lui échappe
avec son mandat.

Ce système renferme assurément en lui-même de
grands avantages, mais il rencontre dans son exécu-
tion une difficulté pratique qu'il est nécessaire de si-
gnaler.

J'ai déjà fait remarquer que le tribunal administra-
tif, qu'on nomme la cour des sessions , n'avait pas le
droit d'inspecter les magistrats communaux; elle ne
peut, suivant un terme de droit, agir que lorsqu'elle est
saisie. Or c'est là le point délicat du système.

Les Américains de la Nouvelle-Angleterre n'ont point
institué de ministère public près la cour des sessions* ;
et l'on doit concevoir qu'il leur était difficile d'en éta-
blir un. S'ils s'étaient bornés à placer au chef-lieu de
chaque comté un magistrat accusateur, et qu'ils ne lui
eussent point donné d'agents dans les communes, pour-
quoi ce magistrat aurait-il été plus instruit de ce qui
se passait dans le comté que les membres de la cour
des sessions eux-mêmes? Si on lui avait donné des agents
dans chaque commune , on centralisait dans ses mains
le plus redoutable des pouvoirs, celui d'administrer
judiciairement. Les lois d'ailleurs sont filles des habi-
tudes, et rien de semblable n'existait dans la législation
anglaise.

Les Américains ont donc divisé le droit d'inspection

* Je dis prés la cour des sessions. H y a un magistrat qui remplit près
lies tribunaux ordinaires quelques-unes des fonctions du ministère public.



128 . DE LA DÉMOCRATIE EiN AMÉRIQUE.

et de plainte comme toutes les autres fonctions adminis-
tratives.

Les membres du grand jury doivent, aux termes
de la loi, avertir le tribunal près duquel ils agissent
des délits de tous genres qui peuvent se commettre
dans leur comté*. Il y a certains grands délits admi-
nistratifs que le ministère public ordinaire doit pour-
suivre d'office' ; le plus souvent, l'obligation de faire
punir les délinquants est imposée à Tofficier fiscal,
chargé d'encaisser le produit de l'amende : ainsi le
trésorier de la commune est chargé de poursuivre la
plupart des délits administratifs qui sont commis sous
ses yeux.

Mais c'est surtout à l'intérêt particulier que la légis-
lation américaine en appelle ' ; c'est là le grand prin-
cipe qu'on retrouve sans cesse quand on étudie les lois
des États-Unis.

Les législateurs américains ne montrent que peu de
confiance dans l'honnêteté humaine; mais ils suppo-
sent toujours l'homme intelligent. Ils se reposent donc
le plus souvent sur l'intérêt personnel pour l'exécution
des lois.



^ Les grands jurés sont obligés, par exemple, d^avertir les cours du
mauvais état des routes. Loi du MassacJiusetls, vol. I, p. 308.

2 Si, par exemple, le trésorier du comté ne fournit point ses comptes.
Loi du Massachusetts, vol. I, p. 40G.

^ Exemple entre mille : un particulier endommage sa voiture ou se
blesse sur une route mal entretenue ; il a le droit de demander des dom-
mages-intérêts, devant la cour des sessions, à la commune ou au comté
chargé delà route. Loi du Massachusetts, vol. l, p. 509.



(iOUVERNEMKNT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 129

Lorsqu'un individu est positivement et actuellement
lésé par un délit administratif, l'on comprend en effet
que rintérêt personnel garantisse la plainte.

Mais il est facile de prévoir que s'il s'agit d'une pres-
cription légale, qui, tout en étant utile à la société^
n'est point d'une utilité actuellement sentie par un in-
dividu, chacun hésitera à se porter accusateur. De cette
manière, et par une sorte d'accord tacite, les lois pour-
raient bien tomber en désuétude.

Dans cette extrémité où leur système les jette, les
Américains sont obligés d'intéresser les dénonciateurs en
les appelant dans certains cas au partage des amendes \

Moyen dangereux qui assure l'exécution des lois en
dégradant les mœurs.

Au-dessus des magistrats du comté, il n'y a plus, à

^ En cas d'invasion ou d*insurreclion, lorsque les officiers commu-
naux négligent de fournir à la milice les objets et munitions nécessaires,
la commune peut èlre condamnée à une amende de 200 à 500 dollars,
(1,000 à 2,700 francs).

On conçoit très-bien que, dans un cas pareil, il peut arriver que per-
sonne n'ait rintérêt ni le désir de prendre le rôle d'accusateur. Aussi la
loi ajoute-t- elle : « Tous les citoyens auront droit de poursuivre la puni-
tion de semblables délits, et la moitié de l'amende appartiendra au pour-
suivant. • Voyez la loi du 6 mars 1810, vol. 11, p. 256.

On retrouve très- fréquemment la même disposition reproduite dans
les lois du Massachusetts.

Quelquefois ce n'est pas le particulier que la loi eicite de cette ma-
nière à poursuivre les fonctionnaires publics; c*est le fonctionnaire qu'elle
encourage aini^i à faire punir la désobéissance des particuliers. Exemple :
un habitant refuse de faire la part de travail qui lui a été assignée sur
une granJe route. Le surveillant des routes doit le poursuivre; el s'il le
fait coiidaïuuer, la moitié de ramendelui revient. Voyez les loisprécitées,
vol. I, page 508.

1. »



130 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

vrai dire, de pouvoir administratif, mais seulement un
pouvoir gouvernemental.



IDÉES GÉNÉRALES SUR L'ADMINISTRATION AUX ÉTATS-UNIS.

En quoi les États de l'Union diffèrent entre eux, par le système d'administra-
tion. — Vie communale moins active et moins complète à mesure qu'on des-
cend vers le midi. — Le pouvoir du magistrat devient alors plus grand,
celui de l'électeur plus petit. — L'administration passe de la commune au
comté. — États de New- York, d'Ohio, de Pensylvanie. — Principes adminis-
tratifs applicables à toute l'Union; — Élection des fonctionnaires publics ou
inamovibilité de leurs fonctions. — Absence de hiérarchie. — Introduction
des moyens judiciaires dans l'administration.

J'ai annoncé précédemment qu'après avoir examiné
en détail la constitution de la commune et du comté dans
la Nouvelle-Angleterre, je jetterais un coup d'œil géné-
ral sur le reste de l'Union.

Il y a des communes et une vie communale dans cha-
que État ; mais dans aucun des Etats confédérés on ne
rencontre une commune identiquement semblable à
celle de la Nouvelle-Angleterre.

A mesure qu'on descend vers le midi, on s'aperçoit
que la vie communale devient moins active; la com-
mune a moins de magistrats, de droits et de devoirs;
la population n'y exerce pas une influence si directe sur
les affaires ; les assemblées communales sont moins fré-
quentes et s'étendent à moins d' objets. Le pouvoir du
magistrat élu est donc comparativement plus grand
et celui de Télecteur plus petit, Tesprit communal y est
moins éveillé et moins puissant ^

* Voyez pour le détail, The Hevised staltttes de TÉtat de New-York,



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 131

On commence à apercevoir ces différences dans l'État
de New- York ; elles sont déjà très-sensibles dans la Pen-
svlvanie ; mais elles deviennent moins frappantes lors-
qu'on s'avance vers le nord-ouest. La plupart des émi-
grants qui vont fonder les Etats du nord-ouest sortent
de la Nouvelle-Angleterre, et ils transportent les habitudes
administratives de la mère-patrie dans leur patrie adop-
live. La commune de POhio a beaucoup d'analogie avec
la commune de Massachusetts.

Nou^^ons vu qu'au Massachusetts le principe de
l'admii^^^on publique se trouve dans la commune.
La commmlPest le foyer dans lequel viennent se reunir
les intérêts et les affections des hommes. Mais il cesse
d'en être ainsi à mesure que Ton descend vers des États
où les lumières ne sont pas si universellement répan-
dues, et où par conséquent la commune offre moins de
garanties de sagesse et moins d'éléments d'administra-
tion. A mesure donc que l'on s'éloigne de la Nouvelle-
Angleterre, la vie communale passe en quelque sorte au
comlé. Le comté devient le grand centre administratif,

à la partie ï, chap. xi, intitulé : Ofthe powers,duties and privilèges of'
towns. Des droits, des obligations et des privilèges des communes,
vol. I, p. 356-364.

Voyez dans le recueil intitulé : Digest ofthe laws of Pensylvania, les
mots Assessors, Collectors, ConsHSbles, Overseers of thepoor. Supervi-
ser ofhighways. Et ds^Je recueil intitulé : Acts ofa gênerai nature of
the State of Ohio, la loi du^5 février 1834, relative aux communes,
p. 412. Et ensuite les dispositions particulières relatives aux divers offi-
ciers communaux, tels que : Township's Clerks, Trustées^ Overseers of
the poor, Fence-Viewers, Appraisersofproperty, Toumship^s Treasu-
rer, Constables, Supervisors of highways.



1^2 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

et forme le pouvoir intermédiaire entre le gouverne-
ment et les simples citoyens.

J'ai dit qu'au Massachusetts les affaires du comté sont
dirigées par la cour des sessions. La cour des sessions
se compose d'un certain nombre de magistrats nommés
par le gouverneur et son conseil. Le comté n'a point
de représentation, et son budget est voté par la législa-
ture nationale.

Dans le grand État de New-York, au contraire^ydans
l'État de rOhio et dans la Pensylvanie, les h^Knts de
chaque comté élisent un certain nombre à^^^iiés ; la
réunion de ces députés forme une assemljlœreprésen-
tative du comté ^

L'assemblée du comté possède, dans de certaines limi-
tes, le droit d'imposer les habitants ; elle constitue, sous
ce rapport, une véritable législature ; c'est elle en même
temps qui administre le comté, dirige en plusieurs cas
l'administration des communes, et resserre leurs pou-
voirs dans des limites beaucoup plus étroites qu'au Mas-
sachusetts .

Ce sont là les principales différences que présente la
constitution de la commune et du comté dans les divers



* \o^ez Revisedstalutesofthe state of New-Yorkf partie l, chap. xi,
vol. I. p. 340. /d.,chap. xii; /d., p. 366. /d., Acts oflhestate ofOhio.
Loi du 25 février 1824, relative aux county comrfiissioners, p. 263.

Voyez Digest ofthelaws ofPensylvania, aux mots County-Hates, and
levieSj p. 170.

Dans rÉtat de New-York, chaque commune élit un député, et ce même
député participe en même temps à Tadministration du comté et à celle de
la commune.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 133

Etats confédérés. Si je voulais descendre jusqu'aux dé-
tails des moyens d'exécution, j'aurais beaucoup d'autres
dissemblances à signaler encore. Mais mon but n'est pas
de faire un cours dedroit administratif américain.

J'en ai dit assez, je pense, pour faire comprendre sur
quels principes généraux repose l'administration aux
Étals-Unis. Ces principes sont diversement appliqués ;
ils fournissent des conséquences plus ou moins nom-
breuses suivant les lieux ; mais au fond ils sont partout
les mênibs. Les lois varient ; leur physionomie change ;
un même esprit les anintè.

La commune et le conité ne sont pas constitués par-
tout de la même manlfere; mais on peut dire que l'or-
ganisation de la commune et du comté, aux États-Unis,
repose partout sur cQiie même idée : que chacun est le
meilleur juge de ce qui n'a rapport qu'à lui-même, et
le plus en état de pourvoir à ses besoins particuliers.
La commune et le comté sont donc chargés de veiller à
leurs intérêts spéciaux. L'État gouverne et n'administre
pas. on rencontre des exceptions à ce principe, mais
non un principe contraire.

La première conséquence de cette doctrine a élé de
faire choisir, parles habitants eux-mêmes, tous les ad-
ministrateurs de la commune et du comté, ou du moins
de choisir ces magistrats exclusivement parmi eux.

Les administrateurs étant partout élus, ou du moins
irrévocables, il en est résulté que nulle part on n'a pu
introduire les règles de la hiérarchie. Il y a donc eu
presque autant de fontionnaires indépendants que de



154 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

fonctions. Le pouvoir administratif s'est trouvé dissé-
miné en une multitude de mains.

La hiérarchie administrative n'existant nulle part, les
administrateurs étant élus et irrévocables jusqu'à la fin
du mandat, il s'en est suivi l'obligation d'introduire,
plus ou moins, les tribunaux dans l'administration. De là
le système des amendes, au moyen desquelles les corps
secondaires et leurs représentants sont contraints d'o-
béir aux lois. on retrouve ce système d'un bout ^ l'autre
de l'Union.

Du reste, le pouvoir de r^Kmer les délits adminis-
tratifs, ou de faire au besoin de^ptes d'administration,
n'a point été accordé dans tôusleslttats aux mêmes juges.

Les Anglo-Américains ont puimà une source com-
mune l'institution des juges de rov' o^i la retrouve
dans tous les États. Mais ils n'en ont pas toujours tiré le
même parti.

Partout les juges de paix concourent à l'adniinistra-
tion des communes et des comtés *, soit en administrant
eux-mêmes, soit en réprimant certains délit/ adminis-
tratifs ; mais, dans la plupart des États, les plus graves
de ces délits sont soumis aux tribunaux ordinaires.

Ainsi donc, élection des fonctionnaires administra-
tifs, ou inamovibilité de leurs fonctions, absence de hié-
rarchie administrative, introduction des moyens judi-
diciaires dans le gouvernement secondaire de la société,

1 II y a même des Étuis du Sud où les magistrats des county-courU
sont chargés de tout le détail dç l'administration. Voyez TheStatutes oj
the State of Tennessee y aux art Judiciary, Taxes.,.



GOLYERNEMEINT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 155

tels sont les caractères principaux auxquels on reconnaît
l'administration américaine, depuis le Maine jusqu'aux
Florides.

Il y a quelques États dans lesquels on commence à
apercevoir les traces d'une centralisation administrative.
L'Etat de New-York est le plus avancé dans cette voie.

Dans l'Etat de New- York, les fonctionnaires du gou-
vernement central exercent, en certains cas, une sorte
de surveillance et de contrôle sur la conduite des corps
secondaires*. Ils forment, en certains autres, une espèce
de tribunal d'appel pour la décision des affaires \ Dans

^ Exemple : la direction de Tinstruction publique est centralisée dans
les mains du gouvernement. La législature nomme les membres de Tuni-
versité, appelés régonls : le gouverneur et le lieutenant-gouverneur de
rËtat en font nécessairement partie. (Revised statutes, vol. T, p. 456.)
Les régents de Funiversité visitent tous les ans les collèges et les acadé-
mies, et font un rapport annuel à la législature ; leur surveillance n'est
point illusoire, par les raisons particulières que voici: les collèges, a6nde
devenir des corps constitués (corporations) qui puissent acheter, vendre
et posséder, ont besoin d'une charte ; or cette charte n^est accordée par
la législature que de Favis des régents. Chaque année TÉtat distribue
aux collèges et académies les intérêts d'un fonds spécial créé pour Fencou-
ragement des études. Ce sont les régents qui sont les distributeurs de
cet argent. Voyez chap. iv, Instruction publique, Revised stalutes, y o\.lf
p. 455.

Chaque année les commissaires des écoles publiques sont tenus d'en-
voyer un rapport de la situation au surintendant de la république, /d.,
p. 488.

Un rapport semblable doit lui être fait annuellement sur le nombre et
l'état des pauvres. Id., p. 651 .

^ Lorsque quelq^i'un se croit lésé par certains actes émanés des com-
missaires des écoles (ce sont des fonctionnaires communaux), il peut en
appeler au surintendant des écoles primaires, dont la décision est finale.
Revised statutes, toI. I, p. 487.

On trouve de loin en loin, dans les lois dd l'État de New-York, des



• ^



136 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE!

l'État de New- York, les peines judiciaires sont moins
employées qu'ailleurs comme moyen administratif. Le
droit de poursuivre les délits administratifs y est aussi
placé en moins de mains ^

La même tendance se fait légèrenient remarquer dans
quelques autres Etats *. Mais, en général, on peut dire
que le caractère saillant de l'administration publique aux
États-Unis est d'être prodigieusement décentralisée.



DE L'ÉTAT.



J'ai parlé des communes et de l'admistration ; il me
reste à parler de l'État et du gouvernement.

dispositions analogues à celles que je viens de citer comme exemples.
Mais en général ces tentatives de centralisation sont faibles et peu pro-
ductives. En donnant aux grands fonctionnaires de TÊtat le droit de sur-
veiller et de diriger les agents inférieurs, on ne leur donne point le
droit de les récompenser ou de les punir. Le même homme n'est presque
jamais chargé de donner Tordre et de réprimer la désobéissance; il a
donc le droit de commander, mais non la faculté de se faire obéir.

En 1850, le surintendant des écoles, dans son rapport annuel à la
législature, se plaignait de ce que plusieurs commissaires des écoles ne
lui avaient pas transmis, malgré ses avis, les comptes qu'ils lui devaient.
« Si cette omission se renouvelle, ajoutait-il, je serai réduit à les pour-
suivre,, aux termes de la loi, devant les tribunaux compétents.»

* Exemple : Tofficier du ministère dans chaque comté (district- at-
torney) est chargé de poursuivre le recouvrement de toutes les amendes
s'élevant au-dessus de 50 dollars, à moins que le droit n'ait été donné
eicpréssement par la loi à un autre magistrat. Revised statutes, part. I,
ch. X, vol. 1, p. 383.

* Il y a jdusieurs traces de centralisation administrative au Massa-
chusetts. Exemple : les comités des écoles communales sont chargés de
faire chaque année un rapport au secrétaire d'État. Laws of Massachu-
sctts, vol. I, p. 307.



GOUVEUNEMENT DAxNS LES ÉTATS PARTICULIERS, is'?

Ici je puis me hâter, sans craindre de n'être pas com-
pris ; ce que j'ai à dire se trouve tout tracé dans des con-
stitutions écrites que chacun peut aisément se procurer\
Ces constitutions reposent elles-mêmes sur une théorie
simple et rationnelle.

La plupart des formes qu'elles indiquent ont été
adoptées par tous les peuples constitutionnels; elles
nous sont ainsi devenues familières.

Je n'ai donc à faire ici qu'un court exposé. Plus tard
je lâcherai de juger ce que je vais décrire.



POUVOIR LÉGISLATIF DE L'ÉTAT.

Division du corps législatif en deux chambres. ^— Sénat. — Chambre des
représentants. — Diflérentes attributions de ces deux corps.

Le pouvoir législatif de l'État est confié à deux as-
semblées; la première porte en général le nom de sénat.

Le sénat est habituellement un corps législatif; mais
quelquefois il devient un corps administratif et judi-
ciaire.

Il prend part à l'administration de plusieurs ma-
nières, suivant les différentes constitutions*; mais c'est
en concourant au choix des fonctionnaires qu'il pénètre

#

ordinairement dans la sphère du pouvoir exécutif.
Il participe au pouvoir judiciaire, en prononçant sur

* Voyez, à la fin du Tolume, le texte de la constitution de New-
York.

* Dans le Massachusetts, le son it n^est revêtu d'aucune fonction aJmi-
nislrative.



138 DE LA DÉMOCUATIE EN AMÉRIQUE.

certains délits politiques, et aussi quelquefois en sta-
tuant sur certaines causes civiles \

Ses membres sont toujours peu nombreux.

«

L'autre branche de la législature, qu'on appelle d'or-
dinaire la chambre des représentants, ne participe en
rien au pouvoir administratif, et ne prend part au pou-
voir judiciaire qu'en accusant les fonctionnaires publics
devant le sénat.

Les membres des deux chambres sont soumis pres-
que partout aux mêmes conditions d'éligibilité. Les uns
et les autres sont élus de la même manière et par les
mêmes ciloyens.

La seule différence qui existe entre eux provient de ce
que le mandat des sénateurs est en général plus long
que celui des représentants. Les seconds restent rare-
ment en fonction plus d'une année ; les premiers siègent
ordinairement deux ou trois ans.

En accordant aux sénateurs le privilège d'être nom-
més pour plusieurs années, et en les renouvelant par
série, la loi a pris soin de maintenir au sein des légis-
lateurs un noyau d'hommes déjà habitués aux affaires,
et qui pussent exercer une influence utile sur les nou-
veaux venus.

Par la division du corps législatif en deux branches,
les Américains n'ont donc pas voulu créer une assemblée
héréditaire et une autre élective, ils n'ont pas prétendu
faire de l'une un corps aristocratique, et de l'autre un

* Coiniiie dans TÉtat de New-York. Voyez la constitution à la fin du
volume.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 139

représentant de la démocratie; leur but n'a point été
non plus de donner dans la première un appui au pou-
voir, en laissant à la seconde les intérêts et les passions
du peuple.

Diviser la force législative, ralentir ainsi le mouve-
ment des assemblées politiques, et créer un tribunal
d'appel pour la révision des lois, tels sont les seuls
avantages qui résultent de la constitution actuelle de
deux chambres aux États-Unis.

Le temps et Texpérience ont fait connaître aux Amé-
ricains que, réduite à ces avantages, la division des
pouvoirs législatifs est encore une nécessité du premier
ordre. Seule, parmi toutes les républiques unies, la
Pensylvanie avait d'abord essayé d'établir une assem-
blée unique. Franklin lui-même, entraîné par les con-
séquences logiques du dogme de la souveraineté du
peuple, avait concouru à cette mesure. on fut bientôt
obligé de changer de loi et de constituer les deux cham-
bres. Le principe de la division du pouvoir législatif
reçut ainsi sa dernière consécration ; on peut donc dé-
sormais considérer comme une vérité démontrée la né-
cessité de partager l'action législative entre plusieurs
corps. Cette théorie, à peu près ignorée des républi-
ques antiques, introduite dans le monde presque au
hasard, ainsi que la plupart des grandes vérités, mé-
connue de plusieurs peuples modernes, est enfin passée
comme un axiome dans la science politique de nos
jours.



140 DE LA DÉMOMORATIE EN AMÉRIQUE.



DU POUVOIR EXÉCUTIF DE L»ÉTAT.

Ce qu'est le gouverneur dans un Etat américain. — Quelle position il occupe
▼is-à-vis de la législature. — Quels sont ses droits et ses devoirs. — Sa
dépendance du peuple.

Le pouvoir exécutif de l'État a pour représentant le
gouverneur.

Ce n'est pas au hasard que j'ai pris ce mot de repré-
sentant. Le gouverneur de TÉlat représente en effet le
pouvoir exécutif; mais il n'exerce que quelques-uns de
ses droils.

Le magistrat suprême, qu'on nomme le gouverneur,
est placé à côté de la législature comme un modéra-
teur et un conseil. II est armé d'un veto suspensif qui
lui permet d'en arrêter ou du moins d'en ralentira son
gré les mouvements. 11 expose au corps législatif les
besoins du pays, et lui fait connaître les moyens qu'il
juge utile d'employer afin d'y pourvoir ; il est Texécu-
teur naturel de ses volontés pour toutes les entreprises
qui intéressent la nation entière^ En l'absence de la
législature, il doit prendre toutes les mesures pro-
pres à garantir l'Etat des chocs violents et des dangers
imprévus.

Le gouverneur réunit dans ses mains toute la puis-

* Dans la pratique, ce n'est pas toujours le gouverneur qui exécute les
entreprises que la législature a conçues; il arrive souvent que celte der-
nière, en même temps qu'elle vote un principe, nomme des agents spé-
ciaux pour en surveiller Texécution.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 141

sauce militaire de l'Etat. 11 est le commandant des mi-
lices et le chef de la force armée.

Lorsque la puissance d'opinion, que les hommes sont
convenus d'accorder à la loi, se trouve méconnue, le
gouverneur s'avance à la tête de la force matérielle
de l'État ; il brise la résistance, et rétablit l'ordreaccou-
tumé.

Du reste, le gouverneur n'entre point dans Tadmi-
nislration des communes et des comtés, ou du moins
il n'y prend part que très-indirectement par la nomi-
nation des juges de paix qu'il ne peut ensuite révo-
quer \

Le gouverneur est un magistrat électif. on a même
soin en général de ne l'élire que pour un ou deux ans ;
de telle sorte qu'il reste toujours dans une étroite dé-
pendance de la majorité qui l'a créé.

' Dans plusieurs Etats, les juges de paix ne sont pas nommés par le
gou?eraeur.



142 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.



DES EFFETS POLITIQUES DELA DÉCENTRALISATION
ADMINISTUATIVE AUX ÉTATS-UNIS.



Distinction à établir entre la centralisation gouvernementale et la centralisation
administrative. — Aux Etats-Unis, pas de centralisation administrative, mais
très-grande centralisation gouvernementale. — Quelques effets fâcheux qui
résultent aux États-Unis de Textréme décentralisation administrative. —
Avantages administratifs de cet ordre de choses. — La force qui administre
la société, moins réglée, moins éclairée, moins savante, bien plus grande
^u'en Europe. — Avantages politiques du même ordre de choses. — Aux
Etats-Unis, la patrie se fait sentir partout. — Appui que les gouvernés prê-
tent au gouvernement. — Les institutions provinciales plus nécessaires à
mesure que l'état social devient plus démocratique. — Pourquoi.



La centralisation est un mot que l'on répète sans cesse
de nos jours, et dont personne, en général, ne cherche
à préciser le sens.

Il existe cependant deux espèces de centralisation très-
distinctes, et qu'il importe de bien connaître.

Certains intérêts sont communs à toutes les parties
de la nation, tels que la formation des lois générales et
les rapports du peuple avec les étrangers.

D'autres intérêts sont spéciaux à certaines parties de
la nation, tels, par exemple, que les entreprises commu-
nales.

Concentrer dans un même lieu ou dans une même
main le pouvoir de diriger les premiers, c'est fon-
der ce que j'appellerai la centralisation gouvernemen-
tale.

Concentrer de la même manière le pouvoir de diriger
les seconds, c'est fonder ce que je nommerai la centra-
hsation administrative.



GOLiVEKNEMENT DA^S LES ÉTATS PARTICULIERS. 143

Il est des points sur lesquels ces deux espèces de
centralisation viennent à se confondre. Mais en prenant
dans leur ensemble les objets qui tombent plus parti-
culièrement dans le domaine de chacune d'elles, on par-
vient aisément à les distinguer.

On comprend que la centralisation gouvernementale
acquiert une force immense quand eîle se joint à la
centralisation administrative. De cette manière elle ha-
bitue les hommes à faire abstraction complète et con-
tinuelle de leur volonté; h obéir, non pas une fois et
sur un point, mais en tout et 'tous les jours. Non-seule-
ment alors elle les dompte par la force, mais encore
elle les prend parleurs habitudes; elle les isole et les
saisit ensuite un à un dans la masse commune.

Ces deux espèces de centralisation se pj'êtent un mu-
tuel secours, s'attirent Tune l'autre; mais je ne saurais
croire qu'elles soient inséparables.

Sous Louis XIV, la France a vu la plus grande cen-
Iralisation gouvernementale qu'on pût concevoir, puis-
que le même homme faisait les lois générales et avait
le pouvoir de les interpréter, représentait la France à
Textérieur et agissait en son nom. L'État, c'est moi,
disait-il; et il avait raison.

Cependant, sous Louis XIV, il y avait beaucoup moins
de centralisation administrative que de nos jours.

De notre temps, nous voyons une puissance, l'Angle-
terre, chez laquelle la centralisation gouvernementale
est portée à un très-haut degré : l'État semble s'y mou-
voir comme un seul homme; il soulève à sa volonté des



144 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

masses immenses, réunit et porte partout où il le veut
tout Teffort de sa puissance.

L'Angleterre, qui a fait de si grandes choses depuis
cinquante ans, n'a pas de centralisation administrative.

Pour ma part, je ne saurais concevoir qu'une nation
puisse vivre ni surtout prospérer sans une forte centrali-
sation gouvernementale.

Mais je pense que la centralisation administrative n'est
propre qu'à énerver les peuples qui s'y soumettent,
parce qu'elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l'es-
prit de cité. La centrali^tion administrative parvient,
il est vrai, à réunir à une époque donnée, et dans un
certain lieu, toutes les forces disponibles de la nation,
mais elle nuit à la reproduction des forces. Elle la fait
triompher le jour du combat, et diminue à la longue
sa puissance. Elle peut donc concourir admirablement
à la grandeur passagère d'un homme, non point à la
prospérité durable d'un peuple.

Qu'on y prenne bien garde, quand on dit qu'un Éta^
ne peut agir parce qu'il n'a pas de centralisation, on
parle presque toujours, sans le savoir, de la centrali-
sation gouvernementale. L'empire d'Allemagne, répèle-
t-on, n'a jamais pu tirer de ses forces tout le parti pos-
sible. D'accord. Mais pourquoi? parce que la force
nationale n'y a jamais été centralisée ; parce que l'État
n'a jamais pu faire obéir à ses lois générales ; parce
que les parties séparées de ce grand corps ont toujours
eu le droit ou la possibilité de refuser leur concours aux
dépositaires de l'autorité commune, dans les choses



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 145

mêmes qui intéressaient tous les citoyens ; en d'autres
termes, parce qu'il n'y avait pas de centralisation gou-
vernementale. La même remarque est applicable au
moyen âge : ce qui a produit toutes les misères de la
société féodale, c'est que le pouvoir, non-seulement
d'administrer, mais de gouverner, était partagé entre
mille mains et fractionné de mille manières ; l'absence
de toute centralisation gouvernementale empêchait alors
les nations de TEurope de marcher avec énergie vers
aucun but.

Nous avons vu qu'aux États-Unis il n'existait point
de centralisation administrative. on y trouve à peine
la trace d'une hiérarchie. La décentralisation y a été
portée à un degré qu'aucune nation européenne ne
saurait souffrir, je pense, sans un profond malaise, et
qui produit même des effets fâcheux en Amérique. Mais,
aux États-Unis, la centralisation gouvernementale existe
au plus haut point. Il serait facile de prouver que la
puissance nationale y est plus concentrée qu'elle ne Ta
été dans aucune des anciennes monarchies de l'Europe.
Non-seulement il n'y a dans chaque État qu'un seul
corps qui fasse les lois ; non-seulement il n'y existe
qu'une seule puissance qui puisse créer la vie politique
autour, d'elle -^ mais, en général, on a évité d'y réunir
de nombreuses assemblées de districts ou de comtés,
de peur que ces assemblées ne fussent tentées de sortir
de leurs attributions administratives et d'entraver la
marche du gouvernement. En Amérique, la législature
de chaque État n'a devant elle aucun pouvoir capable

I. 40



146 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

de lui résister. Rien ne saurait l'arrêter dans sa voie,
ni privilèges,, ni immunité locale, ni influence person-
nelle, pas même l'autorité de la raison, car elle repré-
sente la majorité qui se prétend l'unique organe de la
raison. Elle n'a donc d'autres limites, dans son action,
que sa propre volonté. A côté d'elle, et sous sa main,
se trouve placé le représentant du pouvoir exécutif, qui,
à l'aide de la force matérielle, doit contraindre les mé-
contents à l'obéissance.

La faiblesse ne se rencontre que dans certains détails
de l'action gouvernementale.

Les républiques américaines n'ont pas de force armée
permanente pour comprimer les minorités, mais les
minorités n'y ont jamais été réduites, jusqu'à présent,
à faire la guerre, et la nécessité d'une armée n'a pas
encore été sentie. L'État se sert, le plus souvent, des
fonctionnaires de la commune ou du comté pour agir
sur les citoyens. Ainsi, par exemple, dans la Nouvelle-
Angleterre, c'est l'assesseur de la commune qui répartit
la taxe ; le percepteur de la commune la lève ; le caissier
de. la commune en fait parvenir le produit au trésor
public, et les réclamations qui s'élèvent sont soumises
aux tribunaux ordinaires. Une semblable manière de
percevoir l'impôt est lente, embarrassée ; elle entrave-
rait à chaque moment la marche d'un gouvernement
qui aurait de grands besoins pécuniaires. En général,
on doit désirer que, pour tout ce qui est essentiel à sa
vie, le gouvernement ait des fonctionnaires à lui, choi-
sis par lui, révocables par lui, et des formes rapides



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 147

de procéder; mais il sera toujours facile à la puissance
centrale, organisée comme elle Test en Amérique, d'in-
troduire, suivant les besoins, des moyens d'action plus
énergiques et plus efficaces.

Ce n'est donc pas, comme on le répète souvent,
parce qu'il n'y a point décentralisation aux États-Unis,
que les républiques du Nouveau-Monde périront ; bien
loin de n'être pas assez centralisées, on peut affirmer
que les gouvernements américains le sont trop; je le
prouverai plus tard. Les assemblées législatives englou-
tissent chaque jour quelques débris des pouvoirs gou^
vernementaux ; elles tendent à les réunir tous en elles-
mêmes, ainsi que l'avait fait la Convention. Le pouvoir
social, ainsi centralisé, change sans cesse de mains,
parce qu'il est subordonné à la puissance populaire.
Souvent il lui arrive de manquer de sagesse et de pré-
voyance, parce qu'il peut tout. Là se trouve pour lui
le danger. C'est donc à cause de sa force même, et non
par suite de sa faiblesse, qu'il est menacé de périr un
jour.

La décentralisation administrative produit en Amé-
rique plusieurs effets divers.

Nous avons vu que les Américains avaient presque
entièrement isolé l'administration du gouvernement;
en cela ils me semblent avoir outre-passé les limites de
la saine raison; car l'ordre, même dans les choses se-
condaires, est encore un intérêt national*.

I L*au(orité qui représente l'État, lors même qu'elle n^administre pas
elle-même, ne doit pas, je pense, se dessaisir du droit d'inspecter Tadmi-



148 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

L'État n'ayant point de fonctionnaires administra"
tifs à lui, placés à poste fixe sur les différents points
du territoire, et auxquels il puisse imprimer une im-
pulsion commune, il en résulte qu'il tente rarement
d'établir des règles générales de police. Or, le besoin
de ces règles se fait vivement senlir. L'Européen en
remarque souvent l'absence. Cette apparence de dé-
sordre qui règne à la surface, lui persuade, au pre-
mier abord, qu'il y a anarchie complète dans la société ;
ce n'est qu'en examinant le fond des choses qu'il se dé-
trompe.

Certaines entreprises intéressent l'État entier, et ne
peuvent cependant s'exécuter, parce qu'il n'y a point
d'administration nationale qui les dirige. Abandonnées
aux soins des communes et des comtés, livrées à des
agents élus et temporaires, elles n'amènent aucun résul-
tat ou ne produisent rien de durable.

Les partisans de la centralisation en Europe soutien-
nent que le pouvoir gouvernemental administre mieux
les localités qu'elles ne pourraient s'administrer elles-
mêmes : cela peut être vrai, quand le pouvoir central
est éclairé et les localités sans lumières, quand il est ac-

nistration locale. Je suppose, par exemple, qu'un agent du gouvernement,
placé k poste fixe dans chaque comté, pût déférer au pouvoir judiciaire
les délits qui se commettent dans les communes et dans le comté; l'ordre
n'en serait-il pas plus uniformément suivi sans que l'indépendance des
localités fut compromise? Or, rien de semblable n'existe en Amérique.
Au-dessus des cours des comtés, il n'y a rien; et ces cours ne sont, en
quelque sorte, saisies que par hasard de la connaissance des délits admi-
nistratifs qu elles doivent réprimer.



GOUVERMiMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 149

tif et qu'elles sont inertes, quand il a Thabitude d'agir
et elles l'habitude d'obéir. on comprend même que plus
la centralisation augmente, plus cette double tendance
s'accroît, et plus la capacité d'une part et l'incapacité de
l'autre deviennent saillantes.

Mais je nie qu'il en soit ainsi quand le peuple est
éclairé, éveillé sur ses intérêts, et habitué à y songer
comme il le fait en Amérique.

Je suis persuadé, au contraire, que dans ce cas la
force collective des citoyens sera toujours plus puissante
pour produire le bien-être social que l'autorité du gou-
vernement.

J'avoue qu'il est difficile d'indiquer d'une manière
certaine le moyen de réveiller un peuple qui sommeille,
pour lui donner des passions et des lumières qu'il n'a
pas ; persuader aux hommes qu'ils doivent s'occuper de
leurs affaires, est, je ne l'ignore pas, une entreprise ar-
due. Il serait souvent moins malaisé de les intéresser
aux détails de l'étiquette d'une cour qu'à la réparation
de leur maison commune.

Mais je pense aussi que lorsque l'administration cen-
trale prétend remplacer complètement le concours libre
des premiers intéressés, elle se trompe ou veut vous
tromper.

Un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant
qu'on l'imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les
détails de la vie d'un grand peuple. Il ne le peut, parce
qu'un pareil travail excède les forces humaines. Lors-
qu'il veut, par ses seuls soins, créer et faire fonctionner



150 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

tant de ressorts divers, il se contente d'un résultat fort
incomplet, ou s'épuise en inutiles efforts.

La centralisation parvient aisément, il est vrai, à sou-
mettre les actions extérieures deThomme à une certaine
uniformité qu'on finit par aimer pour elle-même, indé-
pendamment des choses auxquelles elle s'applique ;
comme ces dévots qui adorent la statue, oubliant la divi-
nité qu'elle représente. La centralisation réussit sans
peine à imprimer une allure régulière aux affaires cou-
rantes ; à régenter savamment les détails de la police
sociale ; à réprimer les légers désordres et les petits délits;
à maintenir la société c^ans un statu quo qui n'est pro-
prement ni une décadence ni un progrès ; à entretenir
dans le corps social une sorte de somnolence adminis-
trative que les administrateurs ont coutume d'appeler le
bon ordre et la tranquillité publique*. Elle excelle, en
un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu'il s'agit de re-
muer profondément la société, ou de lui imprimer une
marche rapide, sa force l'abandonne. Pour peu que ses
mesures aient besoin du concours des individus, on est
tout surpris alors de la faiblesse d.e cette immense ma-
chine ; elle se trouve tout à coup réduite à l'impuissance.

* La Chine me paraît offrir le plus parfait emblème de Fespèce de bien-
être social que peut fournir une administration très-central isée aux
peuples qui s'y soumettent. Les voyageurs nous disent que les Chinois
ont de la tranquillité sans bonheur, de Tindustrie sans progrès, de la
stabilité sans force, et de Tordre matériel sans moralité publique. Chez
eux, la société marche toujours assez bien, jamais très-bien. J'imagine
que quand la Chine sera ouverte aux Européens, ceux-ci y trouveront le
plus beau modèle de centralisation administrative qui existe dans
Tunivers.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 151

Il arrive quelquefois alors que la centralisation essaye,
en désespoir de cause, d'appeler les ciloyens à son aide;
mais elle leur dit : Vous agirez comme je voudrai ; au-
tant que je voudrai, et précisément dans le sens que je
voudrai. Vous vous chargerez de ces détails sansaspirci*
à diriger l'ensemble ; vous travaillerez dans les ténèbres,
et vous jugerez plus tard mon œuvre par ses résultats.
Ce n'est point à de pareilles conditions qu'on obtient le
concours de la volonté humaine. Il lui faut de la liberté
dans ses allures, de la responsabilité dans ses actes.
L'homme est ainsi fait qu'il préfère rester immobile que
marcher sans indépendance vers un but qu'il ignore.

Je ne nierai pas qu'aux États-Unis on regrette souvent
de ne point trouver ces règles uniformes qui semblent
sans cesse veiller sur chacun de nous.

On y rencontre de temps en temps de grands exemples
d'insouciance et d'incurie sociale. De loin en loin appa-
raissent des taches grossières qui semblent en désaccord
complet avec la civilisation environnante.

Des entreprises utiles qui demandent un soin conti-
nuel et une exactitude rigoureuse pour réussir, finissent
souvent par être abandonnées; car, en Amérique comme
ailleurs, le peuple procède par efforts momentanés et
impulsions soudaines.

L'Européen, accoutumé à trouver sans cesse sous sa
main un fonctionnaire qui se mêle à peu près de tout,
se fait difficilement à ces différents rouages de Tadmi-
nistration communale. En général, on peut dire que les
petits détails de la police sociale qui rendent la vie douce



152 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉlilOUE.

et commode sont négligés en Amérique ; mais les ga-
ranties essentielles à l'homme en société y existent au-
tant que partout ailleurs. Chez les Américains, la force
qui administre rÉtal est bien moins réglée, moins éclai-
rée, moins savante, mais cent fois plus grande qu'en
Europe. Il n'y a pas de pays au monde où les hommes
fassent, en définitive, autant d'efforts pour créer le bien-
être social. Je ne connais point de peuple qui soit par-
venu à établir des écoles aussi nombreuses et aussi effi-
caces; des temples plus en rapport avec les besoins
religieux des habitants ; des routes communales mieux
entretenues. Il ne faut donc pas chercher aux Élats-Unis
l'uniformité et la permanence des vues , le soin minu-
tieux des détails, la perfection des procédés adminis-
tratifs* ; ce qu'on y trouve, c'est l'image de la force,



* Un écrivain de talent qui, dans une comparaison entre les finances
des États-Unis el celles de la France, a prouvé que Tesprit ne pouvait
pas toujours suppléer à la connaissance des faits, reproche avec raison
aux Amépicains Tespèce de confusion qui règne dans leurs budgets com-
munaux, et, après avoir donné le modèle d'un budget départemental de
France, il ajoute : « Grâce à la centralisation, création admirable d'un
grand homme, les budgets municipaux, d'un bout du ro\aume à l'autre,
ceux des grandes viltes comme ceux des plus humbles communes, ne
présentent pas moins d'ordre el de méthode. » Voilà certes un résultat
que j'admire ; mais je vois la plupart de ces communes françaises, dont
la comptabilité est si parfaite, plongées dans une profonde ignorance
de leurs vrais intérêts, et livrées à une apathie si invincible, que la société
semble plutôt y végéter qu'y vivre; d'un autre côté, j'aperçois dans ces
mêmes communes américaines, dont les budgets ne sont pas dressés sur
des plans méthodiques, ni surtout uniformes, une population éclairée,
active, entreprenante ; j'y contemple la société toujours en travail. Ce
spectacle m'étonne ; car 'a mes yeux le but prificipal d'un bon gouver-
nement est de produire le bien-être des peuples et non d'établir un cer-



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 153

un peu sauvage il est vrai , mais pleine de puissance ;
de la vie, accompagnée d'accidents, mais aussi de mou-
vements et d'efforts.

J'admettrai, du reste, si l'on veut, que les villages et
les comtés des États-Unis seraient plus utilement admi-
nistrés par une autorité centrale placée loin d'eux, et
qui leur resterait étrangère, que par des fonctionnaires
pris dans leur sein. Je reconnaîtrai, si on l'exige, qu'il
régnerait plus de sécurité en Amérique, qu'on y ferait
un emploi plus sage et plus judicieux des ressources so-
ciales, si l'administration de tout le pays était concen-
trée dans une seule main. Les avantages politiques que
les Américains retirent du système de la décentralisation
me le feraient encore préférer au système contraire.

Que m'importe, après tout, qu'il y ait une autorité
toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs
soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour
détourner tous les dangers, sans que j'aie même le be-
soin d'y songer ; si cette autorité, en même temps qu'elle
Ole ainsi les moindres épines sur mon passage, est maî-
tresse absolue de ma liberté et de ma vie ; si elle monopo-
lise le mouvement et l'existence à tel point qu'il faille
que tout languisse autour d'elle quand elle languit, que
Ion L dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt?

iiiii ordre au sein de leur misère. Je me demande donc s'il ne serait pas
possible d^attrihuer à la même cause la prospérité de la commune amé-
ricaine et le désordre apparent de ses finances, la détresse de la com-
mune de France et le perfectionnement de son budget. En tous cas, je
me défie d'un bien que je trouve mêlé à tant de maux, et je me console
aisément d*un mal qui est compensé par tant de bien.



154 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

II y a telles nations de PEurope où l'habitant se con-
sidère comme une espèce de colon indifférent à la desti-
née du lieu qu'il habite. Les plus grands changements
surviennent 3ans son pays sans son concours ; il ne sait
même pas précisément ce qui s'est passé ; il s'en doute ;
il a entendu raconter l'événement par hasard. Bien plus,
la fortune de son village, la police de sa rue, le sort de
son église et de son presbytère ne le louchent point ; il
pense que toutes ces choses ne le regardent en aucune
façon, et qu'elles appartiennent à un étranger puissant
qu'on appelle le gouvernement. Pour lui, il jouit de
ces biens comme un usufruitier, sans esprit de pro-
priété et sans idées d'amélioration quelconque. Ce dés-
intéressement de soi-même va si loin, que si sa propre
sûreté ou celle de ses enfants est enfin compromise, au
lieu de s'occuper d'éloigner le danger, il croise les bras
pour attendre que la nation tout entière vienne à son
aide. Cet homme, du reste, bien qu'il ait fait un sacri-
fice si complet de son libre arbitre, n'aime pas plus
qu'un autre l'obéissance. Il se soumet, il est vrai, au
bon plaisir d'un commis; mais il se plaît à braver la loi,
comme un ennemi vaincu, dès que la force se retire.
Aussi le voit-on sans cesse osciller entre la servitude et
la licence.

Quand les nations sont arrivées à ce point, il faut
qu'elles modifient leurs lois et leurs mœurs, ou qu'elles
périssent ; car la source des vertus publiques y est
comme tarie : on y trouve encore des sujets, mais on
n'y voit plus de citoyens.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 155

Je dis que de pareilles nations sont préparées pour
la conquête. Si elles ne disparaissent pas de la scène
du monde, c'est qu'elles sont environnées de nations
semblables ou inférieures à elles ; c'est qu'il reste en-
core dans leur sein une sorte d'instinct indéfinissable
de la patrie, je ne sais quel orgueil irréfléchi du nom
qu'elle porte, quel vague souvenir de leur gloire pas-
sée, qui, sans se rattacher précisément à rien, suffit
pour leur imprimer au besoin une impulsion conserva-
trice.

On aurait tort de se rassurer en songeant que cer-
tains peuples ont fait de prodigieux efforts pour défen-
dre une patrie dans laquelle ils vivaient pour ainsi dire
en étrangers. Qu'on y prenne bien garde, et on verra
que la religion était presque toujours alors leur princi-
pal mobile.

La durée, la gloire, ou la prospérité de la nation
étaient devenues pour eux des dogmes sacrés , et en dé-
fendant leur patrie, ils défendaient aussi cette cité sainte
dans laquelle ils étaient tous citoyens.

Les populations turques n'ont jamais pris aucune part
à la direction des affaires de la société ; elles ont cepen-
dant accompli d'immenses entreprises, tant qu'elles ont
vu le triomphe de la religion de Mahomet dans les con-
quêtes des sultans. Aujourd'hui la religion s'en va ; le
despotisme seul leur reste : elles tombent.

Montesquieu, en donnant au despotisme une force
qui lui fût propre, lui a fait, je pense, un honneur qu'il
ne méritait pas. Le despotisme, à lui tout seul, ne peut



156 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

rien maintenir de durable. Quand on y regarde de près,
on aperçoit que ce qui a fait longtemps prospérer les
gouvernements absolus, c'est la religion et non la
crainte.

On ne rencontrera jamais, quoi qu'on fasse, de vé-
ritable puissance parmi les hommes , que dans le con-
cours libre des volontés. Or, il n'y a au monde que le
patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher
pendant longtemps vers un même but l'universalité des
citoyens.

Il ne dépend pas des lois de ranimer les croyances
qui s'éteignent; mais il dépend des lois d'intéresser les
hommes aux destinées de leur pays. Il dépend des lois
de réveiller et de diriger cet instinct vague de la patrie
qui n'abandonne jamais le cœur de l'homme, et, en le
liant aux pensées, aux passions, aux habitudes de cha-
que jour, d'en faire un sentiment réfléchi et durable.
Et qu'on ne dise point qu'il est trop tard pour le tenter ;
les nations ne vieillissent point de la même manière que
les hommes. Chaque génération qui naît dans leur sein
est comme un peuple nouveau qui vient s'offrir à la
main du législateur.

Ce que j'admire le plus en Amérique, ce ne sont pas
Jes effets administratifs de la décentralisation , ce sont
ses effets politiques. Aux États-Unis, la patrie se fait
sentir partout. Elle est lin objet de sollicitude depuis
le village jusqu'à l'Union entière. L'habitant, s'attache
à chacun des intérêts de son pays comme aux siens
mêmes. Il se glorifie de la gloire de la nation ; dans les



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 157

succès qu'elle obtient, il croit reconnaître son propre
ouvrage, et il s'en élève; il se réjouit de la prospérité
générale dont il profite. Il a pour sa patrie un senti-
ment analogue à celui qu'on éprouve pour sa famille,
et c'est encore par une sorte d'égoïsme qu'il s'intéresse
à l'État.

Souvent l'Européen ne voit dans le fonctionnaire pu-
blic que la force ; rAméricain y voit le droit. on peut
donc dire qu'en Amérique l'homme n'obéit jamais à
l'homme, mais à la justice ou à la loi.

Aussi a-t-il conçu de lui-même une opinion souvent
exagérée, mais presque toujours salutaire. Il se confie
sans crainte à ses propres forces, qui lui paraissent
suffire à tout. Un particulier conçoit la pensée d'une
entreprisé quelconque; cette entreprise eût-elle un rap-
port direct avec le bien-être de la société, il ne lui
vient pas l'idée de s'adresser à l'autorité publique pour
obtenirsonconcours.il fait connaître son plan, s'offre
à l'exécuter, appelle les forces individuelles au secours
de la sienne, et lutte corps à corps contre tous les
obstacles. Souvent, sans doute, il réussit moins bien
que si l'État était à sa place ; mais à la longue, le ré-
sultat général de toutes les entreprises individuelles dé-
passe de beaucoup ce que pourrait faire le gouvernement.

Gomme l'autorité administrative est placée à côté des
administrés, et les représente en quelque sorte eux-
mêmes , -elle n'excite ni jalousie ni haine. Gomme ses
moyens d'action sont bornés, chacun sent qu'il ne peut
s'en reposer uniquement sur elle.



J5S DE Lil DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Lors donc que la puissance administrative intervient
dans le cercle de ses attributions, elle ne se trouve point
abandonnée à elle-même comme en Europe. on ne croit
pas que les devoirs des particuliers aient cessé, parce
que le représentant du public vientà agir. Chacun, au
contraire, le guide, l'appuie et le soutient.

L'action des forces individuelles se joignant à Faction
des forces sociales , on en arrive souvent à faire ce que
l'administration la plus concentrée et la plus énergique
serait hors d'état d'exécuter (/).

Je pourrais citer beaucoup de faits à l'appui de ce
que j'avance ; mais j'aime mieux n'en prendre qu'un
seul et choisir celui que je connais le mieux.

En Amérique, les moyens qui sont mis à la disposi-
tion de l'autorité pour découvrir les crimes et poursuivre
les criminels, sont en petit nombre.

La police administrative n'existe pas ; les passe-poris
sont inconnus. La police judiciaire, aux États-Unis, ne
saurait se comparer à la nôtre ; les agents du ministère
public sont peu nombreux, ils n'ont pas toujours l'ini-
tiative des poursuites; l'instruction est rapide et orale.
Je doute cependant que, dans aucun pays, le crime
échappe aussi rarement à la peine.

La raison en est que tout le monde se croit intéressé
à fournir les preuves du délit et à saisir le délinquant.

J'ai vu, pendant mon séjour aux États-Unis, les habi-
tants d'un comté où un grand crime avait été commis,
former spontanément des comités, dans le but de pour-
suivre le coupable et de le livrer aux tribunaux.



GOUVERNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 159

En Europe, le criminel est un infortuné qui combat
pour dérober sa tête aux agents du pouvoir ; la popula-
tion assiste en quelque sorte à la lutte. En Amérique,
c'est un ennemi du genre humain, et il a contre lui
l'humanité tout entière.

Je crois les institutions provinciales utiles à tous les
peuples ; mais aucun ne me semble avoir un besoin plus
réel de ces institutions que celui dont Tétat social est
démocratique.

Dans une aristocratie, on est toujours sûr de main-
tenir un certain ordre au sein de la liberté.

Les gouvernants ayant beaucoup à perdre, l'ordre est
d'un grand intérêt pour eux.

On peut dire également que dans une aristocratie le
peuple est à Tabri des excès du despotisme, parce quMl
se trouve toujours des forces organisées prêtes à résister
au despote.

Une démocratie sans institutions provinciales ne pos-
sède aucune garantie contre de pareils maux.

Gomment faire supporter la liberté dans les grandes
choses à une multitude qui n'a pas appris à s'en servir
dans les petites ?

Gomment résister à la tyrannie dans un pays où chaque
individu est faible, et où les individus ne sont unis par
aucun intérêt commun ?

Geux qui craignent la licence, et ceux qui redoutent
le pouvoir absolu, doivent donc également désirer le dé-
veloppement graduel des libertés provinciales.

Je suis convaincu, du reste, qu'il n'y a pas de na-



160 DE Lk DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

tions plus exposées à tomber sous le joug de la centra-
lisation administrative que celles dont l'état social est

démocratique.

Plusieurs causes concourent à ce résultat, mais entre

autres celle-ci :

La tendance permanente de ces nations est de concen-
trer toute la puissance gouvernementale dans les mains
du seul pouvoir qui représente directement le peuple,
parce que, au delà du peuple, on n'aperçoit plus que
des individus égaux confondus dans une masse com-
mune.

Or, quand un même pouvoir est déjà revêtu de tons
les attributs du gouvernement, il lui est fort difficile de
ne pas chercher à pénétrer dans les détails de l'adminis-
tration, et il ne manque guère de trouver à la longue
l'occasion de le faire. Nous en avons été témoins parmi
nous.

Il y a eu, dans la révolution française, deux mouve-
ments en sens contraire, qu'il ne faut pas confondre :
l'un favorable à la liberté, l'autre favorable au des-
potisme.

Dans l'ancienne monarchie, le roi faisait seul la loi.
Au-dessous du pouvoir souverain se trouvaient placés
quelques restes, à moitié détruits, d'institutions provin-
ciales. Ces institutions provinciales étaient incohérentes,
mal ordonnées, souvent absurdes. Dans les mains de
l'aristocratie, elles avaient été quelquefois des instru-
menls d'oppression.

La révolution s*est prononcée en même temps contre



GOCVEHNEMENT DANS LES ÉTATS PARTICULIERS. 161

la royauté et contre les institutions provinciales. Elle
a confondu dans une même haine tout ce qui l'avait
précédée, le pouvoir absolu et ce qui pouvait tempérer
SCS rigueurs ; elle a été tout à la fois républicaine et
centralisante.

Ce double caractère de la révolution française est
un fait dont les amis du pouvoir absolu se sont empa-
rés avec grand soin. Lorsque vous les voyez défendre la
centralisation administrative, vous croyez qu'ils tra-
vaillent en faveurdu despotisme? Nullement, ilsdéfendent
une des grandes conquêtes delà Révolution (K). De cette
manière, on peut rester populaire et ennemi des droits
du peuple ; serviteur caché de la tyrannie et amant avoué
de la liberté.

J'ai visité les deux nations qui ont développé au plus
haut degré le système des libertés provinciales, et j'ai
écouté la voix des partis qui divisent ces nations.

En Amérique, j'ai trouvé des hommes qui aspiraient
en secret à détruire les institutions démocratiques de
leur pays. En Angleterre, j'en ai trouvé d'autres qui
attaquaient hautement l'aristocr^rtie; je n'en ai pas ren-
contré un seul qui ne regardât la liberté provinciale
comme un grand bien.

J'ai vu, dans ces deux pays, imputer les maux de
l'État à une infinité de causes diverses, mais jamais à
la liberté communale.

J'ai entendu les citoyens attribuer la grandeur ou la
prospérité de leur patrie à une multitude de raisons ;
mais je les ai entendus tous mettre en première ligne et
1. Il



162 DE LÀ BÉMOCRÂTIE EN AMÉRIQUE.

classer à la tête de tous les autres avantages la liberté
provinciale.

Groirai-je que des hommes naturellement si divisés,
qu'ils ne s'entendent ni sur les doctrines religieuses
ni sur les théories politiques, tombent d'accord sur un
seul fait, celui dont ils peuvent le mieux juger, puisqu'il
se passe chaque jour sous leurs yeux, et que ce fait soit
erroné?

Il n'y a que les peuples qui n'ont que peu ou point
d'institutions provinciales qui nient leur utilité ; c'est-
à-dire que ceux-là seuls qui ne connaissent point la
chose en médisent.



CHAPITRE YI

DU POUVOIR JUDICIAIRE AUX ÉTATS-UNIS ET DE SON ACTION

SUR LA SOCIÉTÉ POLITIQUE.



Les Anglo-Américains ont consenré au pouvoir judiciaire tous les caractères
qui le di8tin<i;uent chez les autres peuples. — Cependant ils en ont fait un
grand pouvoir politique. — Gomment. — En quoi le système judiciaire des
Anglo-Américains diffère de tous les autres. — Pourquoi les juges améri-
cains ont le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles. — Comment les
juges américains usent de ce droit. — Précautions prises par le législateur
pour empêcher Tabus d^ce droit.



J*ai cru devoir consacrer un chapitre à part au pou-
voir judiciaire. Son importance politique est si grande
qu'il m'a paru que ce serait la diminuer aux yeux des
lecteurs que d'en parler en passant.

Il y a eu des confédérations ailleurs qu'en Amérique ;
on a vu des républiques autre part que sur les rivages
du Nouveau-Monde ; le système représentatif est adopté
dans plusieurs Ëtats de l'Europe; mais je ne pense pas
que, jusqu'à présent, aucune nation du monde ait con-
stitué le pouvoir judiciaire de la même manière que les
Américains.

Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine,
aux États-Unis, c'est l'organisation judiciaire. Il n'y a
pour ainsi dire pas d'événement politique dans lequel



164 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

il n'entende invoquer raulorilé du juge ; et il en con-
clut nalurellement qu'aux États-Unis le juge est une des
premières puissances politiques. Lorsqu'il vient ensuite
à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur dé-
couvre, au premier abord, que des attributions et des
habitudes judiciaires. A ses yeux, le magistrat ne semble
jamais s'introduire dans les affaires publiques que par
hasard ; mais ce même hasard revient tous les jours.

Lorsque le parlement de Paris faisait des remontrances
et refusait d'enregistrer un édit ; lorsqu'il faisait citer
lui-même à sa barre un fonctionnaire prévaricateur,
on apercevait à découvert l'action politique du pouvoir
judiciaire. Mais rien de pareil ne se voit aux États-Unis.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire
tous les caractères auxquels on a coutume de le recon-
naître. Ils l'ont exactement renfermé dans le cercle où
il a l'habitude de se mouvoir.

Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez
tous les peuples, est de servir d'arbilre. Pour qu'il y ait
lieu à action de la part des tribunaux, il faut qu'il y ail
contestation. Pour qu'il y ait juge, il faut qu'il y ait
procès. Tant qu'une loi ne donne pas lieu à une contes-
tation, le pouvoir judiciaire n'a donc point occasion de
s'en occuper. Il existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu'un
juge, à propos d'un procès, attaque une loi relative à ce
procès, il étend le cercle de ses attributions, mais il n'en
sort pas, puisqu'il lui a fallu, en quelque «orle, juger la
loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu'il prononce sur
une loi, sans partir d'un procès, il sort complètement



DU POUVOIR JUDICIAIRE. 165

de sa sphère, et il pénètre dans celle du pouvoir législatif.

Le deuxième caractère de la puissance judiciaire est de
prononcer sur des cas particuliers et non sur des prin-
cipes généraux. Qu'un juge, en tranchant une question
particulière, détruise un principe général, par la certi-
titude où l'on est que, chacune des conséquences de ce
même principe étant frappée de la même manière, le
principe devient stérile, il reste dans le cercle naturel de
son action ; mais que le juge attaque directement le prin-
cipe général, et le détruise sans avoir en vue un cas par-
ticulier, il sort du cercle où tous les peuples se sont ac-
cordés à l'enfermer : il devient quelque chose de plus
important, de plus utile peut-être qu'un magistrat, mais
il cesse de représenter le pou voir judiciaire.

Le troisième caractère de la puissancejudiciaireestde
ne pouvoir agir que quand on l'appelle, ou, suivant
l'expression légale, quand elle est saisie. Ce caractère
ne se rencontre point aussi généralement que les deux
autres. Je crois cependant que, malgré les exceptions,
on peut le considérer comme essentiel. De sa nature, le
pouvoir judiciaire est sans action; il faut le mettre en
mouvement pour qu'il se remue. on lui dénonce un
crime, et il punit le coupable ; on l'appelle à redresser
une injustice, et il la redresse; on lui soumet un acte, et
il l'interprète ; mais il ne va pas de lui-même poursuivre
les criminels, rechercher l'injustice et examiner les faits.
Le pouvoir judiciaire ferait en quelque sorte violence à
cette nature passive, s'il prenait de lui-même l'initiative
et s'établissait en censeur des lois.



166 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire ces
trois caractères distinclifs. Le juge américain ne peut
prononcer que lorsqu'il y a litige. Il ne s'occupe jamais
que d'un cas particulier; et, pour agir, il doit toujours
attendre qu'on l'ait saisi.

Le juge américain ressemble donc parfaitement aux
magistrats des autres nations. Cependant il est revêtu
d'un immense pouvoir politique.

D'où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se
sert des mêmes moyens que les autres juges; pour-
quoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont
pas ?

La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont
reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la
constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes,
ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui
leur paraîtraient inconstitutionnelles.

Je sais qu'un droit semblable a été quelquefois ré-
clamé par les tribunaux d'autres pays ; mais il ne leur
a jamais été concédé. En Amérique, il est reconnu par
tous les pouvoirs ; on ne rencontre ni un parti, ni même
un homme qui le conteste.

L'explication de ceci doit se trouver dans le principe
même des constitutions américaines.

En France, la constitution est une œuvre immuable
ou censée telle. Aucun pouvoir ne saurait y rien chan-
ger : telle est la théorie reçue (L).

En Angleterre, on reconnaît au parlement le droit de
modifier la constitution. En Angleterre, la constitution



DU POUVOIR JUDICIAIRE. 167

peut donc changer sans cesse, ou plutôt elle n'existe
point. Le parlement, en même temps qu'il est corps lé-
gislatif, est corps constituant {M) .

En Amérique, les théories politiques sont plus simples
el plus rationnelles.

Une constitution américaine n'est point censée im-
muable comme en France; elle ne saurait être modifiée
par les pouvoirs ordinaires de la société, comme en An-
gleterre. Elle forme une œuvre à part, qui, représentant
la volonté de tout le peuple, oblige les législateurs comme
les simples citoyens, mais qui peut être changée par la
volonté du peuple, suivant des formes qu'on a établies,
et dans des cas qu'on a prévus.

En Amérique, la constitution peut donc varier ; mais,
tant qu'elle existe, elle est l'origine de tous les pouvoirs.
La force prédominante est en elle seule.

Il est facile de voir en quoi ces différences doivent in-
fluer sur la position et sur les droits du corps judiciaire
dans les trois pays que j'ai cités.

Si, en France, les tribunaux pouvaient désobéir aux
lois, sur le fondement qu'ils les trouvent inconstitu-
tionnelles, le pouvoir constituant serait réellement dans
leurs mains, puisque seuls ils auraient le droit d'inter-
préter une constitution dont nul ne pourrait changer
les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation
et domineraient la société, autant du moins que la fai-
blesse inhérente au pouvoir judiciaire leur permettrait
de le faire.

Je sais qu'en refusant aux juges le droit de déclarer



168 DE LA DÉMOGRATiË EN AMÉRIQUE.

les lois inconstitutionnelles, nous donnons indirectement
au corps législatif le pouvoir de changer la constitution,
puisqu'il ne rencontre plus de barrière légale qui l'ar-
rête. Mais mieux vaut encore accorder le pouvoir de
changer la constitution du peuple à des hommes qui re-
présentent imparfaitement les volontés du peuple, qu'à
d'autres qui ne représentent qu'eux-mêmes.

Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux
juges anglais le droit de résister aux volontés du corps
législatif, puisque le parlement, qui fait la loi, faitéga-
lement la constitution, et que, par conséquent, on ne
peut, en aucun cas, appeler une loi inconstitutionnelle
quand elle émane des trois pouvoirs.

Aucun de ces deux raisonnements n'est applicable à
l'Amérique.

Aux Étals-Unis, la conslitulion domine les législa-
teurs comme les simples citoyens. Elle est donc la pre-
mière des lois, et ne saurait être modifiée par une loi.
Il est donc juste que les tribunaux obéissent à la consti-
tution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à
l'essence même du pouvoir judiciaire : choisir entre les
dispositions légales celles qui l'enchaînent le plus étroi-
tement est, en quelque sorte, le droit naturel du magis-
trat.

En France, la constitulion est également la première
des lois, et les juges ont un droit égal à la prendre
pour base de leurs arrêts ; mais, en exerçant ce droit,
ils ne pourraient manquer d'empiéter sur un autre plus
sacré encore que le leur : celui de la société au nom de



DU POUVOIR JUDICIAIRE. 169

laquelle ils agissent. Ici la raison ordinaire doit céder
devant la raison d'État.

En Amérique, où la nation peut toujours, en chan-
geant sa constitution, réduire les magistrats à l'obéis-
sance, un semblable danger n'est pas à craindre. Sur ce
point, la politique et la logique sont donc d'accord, etle
peuple ainsi que le juge y conservent également leurs
privilèges.

Lorsqu'on invoque, devant les tribunaux des États-
Unis, une loi que le juge estime contraire à la constitu-
tion, il peut donc refuser de l'appliquer. Ce pouvoir est le
seul qui soit particulier au magistrat américain , mais
une grande influence politique en découle.

Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à
échapper pendant longtemps à l'analyse judiciaire, car il
en est bien peu qui ne blessent un intérêt individuel,
et que des plaideurs ne puissent ou ne doivent invoquer
devant les tribunaux.

Or, du jour où le juge refuse d'appliquer une loi
dans un procès, elle perd à l'instant une partie de sa
force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il
existe un moyen de se soustraire à l'obligation de lui obéir:
les procès se multiplient, et elle tombe dans l'impuis-
sance. Il arrive alors l'une de ces deux choses: le peuple
change sa constitution ou la législature rapporte sa loi.

Les Américains ont donc conûé à leurs tribunaux un
immense pouvoir politique ; mais en les obligeant h
n'attaquer les lois que par des moyensjudiciaires,ilsont
beaucoup diminué les dangers de ce pouvoir.



170 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théo-
rique et générale ; s'il avait pu prendre l'initiative et
censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la
scène politique; devenu le champion ou l'adversaire
d'un parti, il eût appelé toutes les passions qui divisent
le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge
attaque une loi dans un débat obscur et sur une appli-
cation particulière, il dérobe en partie l'importance de
l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a pour but
que de frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve
blessée que par hasard.

n'ailleurs, la loi ainsi censurée n'est pas détruite :
sa force morale est diminuée, mais son effet matériel
n'est point suspendu. Ce n'est que peu à peu, et sous
les coups répétés de la jurisprudence, qu'enfin elle suc-
combe.

De plus, on comprend sans peine qu'en chargeant
l'intérêt particulier de provoquer la censure des lois, en
liant intimement le procès fait à la loi au procès fait à
un homme, on s'assure que la législation ne sera pas lé-
gèrement attaquée. Dans ce système, elle n'est plus ex-
posée aux agressions journalières des partis. En signalant
les fautes du législateur, on obéit à un besoin réel : on
part d'un fait positif et appréciable, puisqu'il doit servir
de base à un procès.

Je ne sais si cette manière d'agir des tribunaux amé-
ricains, en même temps qu'elle est la plus favorable à
l'ordre public, n'est pas aussi la plus favorable à la li-
berté.



DU POUVOIR JUDICIAIRE. 171

Si le juge ne pouvait attaquer les législateurs que de
front, il y û des temps où il craindrait de le faire; il en
est d'autres où l'esprit de parti le pousserait chaque
jour à l'oser. Ainsi il arriverait que les lois seraient atta-
quées quand le pouvoir dont elles émanent serait faible,
eJ qu'on s'y soumettrait sans murmurer quand il serait
fort; c'est-à-dire que souvent on attaquerait les lois lors-
qu'il serait le plus utile de les respecter, et qu'on les
respecterait quand il deviendrait facile d'opprimer en
leur nom.

Mais le juge américain est amené malgré lui sur le
terrain de la politique. Il ne juge la loi que parce qu'il
a à juger un procès, et il ne peut s'empêcher déjuger le
procès. La question politique qu'il doit résoudre se ratta-
che à l'intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser de
le trancher sans faire un déni de justice. C'est en rem-
plissant les devoirs étroits imposés à la profession du
magistrat qu'il fait l'acte du citoyen. Il est vrai que, de
cette manière, la censure judiciaire, exercée par les tri-
bunaux sur la législation, ne peut s'étendresans distinc-
tion à toutes les lois , car il en est qui ne peuvent jamais
donner lieu à cette sorte de contestation nettement for-
mulée qu'on nomme un procès. Et lorsqu'une pareille
contestation est possible, on peut encore concevoir qu'il
ne se rencontre personne qui veuille en saisir les tribu-
naux.

Les Américains ont souvent senti cet inconvénient,
mais ils ont laissé le remède incomplet, de peur de lui
donner, dans tous les cas, une efticacité dangereuse.



172 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tri-
bunaux américains de prononcer sur l'inconslitution-
nalité des lois, forme encore une des. plus puissantes
barrières qu'on ait jamais élevées contre la tyrannie des
assemblées politiques.



AUTRES POUVOIRS ACCORDÉS AUX JUGES AMÉRICAINS.

Aux États-Unis, tous les citoyens ont le droit d'accuser les fonctionnaires pu-
blics devant les tribunaux ordinaires. — Comment ils usent de ce droit. —
Art. 75 de la constitution française de l'an VIII. — Les Américains et les
Anglais ne peuvent comprendre le sens de cet article.

Je ne sais si j'ai besoin de dire que chez un peuple
libre, comme les Américains, tous les citoyens ont le
droit d'accuser les fonctionnaires publics devant les ju-
ges ordinaires, et que tous les juges ont le droit de com-
damuer les fonctionnaires publics, tant la chose est na-
turelle.

Ce n'est pas accorder un privilège particulier aux
tribunaux, que de leur permettre de punir les agents
du pouvoir exécutif quand ils violent la loi. C'est leur
enlever un droit naturel que de le leur défendre.

Il ne m'a pas paru qu'aux Etats-Unis, en rendant
tous les fonctionnaires responsables des tribunaux, on
eût affaibli les ressorts du gouvernement.

Il m'a semblé, au contraire, que les Américains, en
agissant ainsi, avaient augmenté le respect qu'on doit
aux gouvernants, ceux-ci prenant beaucoup plus de soin
d'échapper à la critique.



DU POUVOIR JUDICIAIRE. 173

Je n'ai poinl observé non plus qu'aux Etats-Unis on
intentât beaucoup de procès politiques, et je me l'ex-
plique sans peine. Un procès est toujours, quelle que
soit sa nature, une entreprise difficile et coûteuse. Il
est aisé d'accuser un homme public dans les journaux,
mais ce n'est pas sans de graves motifs qu'on se dé-
cide à le citer devant la justice. Pour poursuivre juri-
diquement un fonctionnaire, il faut donc avoir un juste
motif de plainte ; et les fonctionnaires ne fournissent
guère un semblable motif quand ils craignent d'être
poursuivis.

Ceci ne tient pas à la forme républicaine qu'ont adoptée
les Américains, car la même expérience peut se faire
tous les jours en Angleterre.

Ces deux peuples n'ont pas cru avoir assuré leur in-
dépendance, en permettant la mise en jugement des
principaux agents du pouvoir. Ils ont pensé que c'était
bien plutôt par de petits procès, mis chaque jour à la
portée des moindres citoyens, qu'on parvenait à ga-
rantir la liberté, que par de grandes procédures aux-
quelles on n'a jamais recours ou qu'on emploie trop
tard.

Dans le moyen âge, où il était très-difficile d'attein-
dre les criminels, quand les juges en saisissaient quel-
ques-uns, il leur arrivait souvent d'infliger à ces mal-
heureux d'affreux supplices ; ce qui ne diminuait pas le
nombre des coupables. on a découvert depuis qu'en ren-
dant la justice tout à la fois plus sûre et plus douce, on
la rendait en même temps plus efficace.



174 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Les Américains et les Anglais pensent qu'il faut trai-
ter l'arbitraire et la tyrannie comme le vol : faciliter la
poursuite et adoucir la peine.

En Tan VIII de la république française, il parut une
constitution dont l'art. 75 était ainsi conçu : « Les
agents du gouvernement , autres que les ministres,
ne peuvent être poursuivis, pour des faits relatifs à
leurs fonctions, qu'en vertu d'une décision du Conseil
d'État; en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribu-
naux ordinaires. »

La constitution de l'an YIII passa, mais non cet ar-
ticle qui resta après elle ; et on Toppose, chaque jour
encore, aux justes réclamations des citoyens.

J'ai souvent essayé de faire comprendre le sens de
cet article 75 à des Américains ou à des Anglais, et il
m'a toujours été très-difflcile d'y parvenir.

Ce qu'ils apercevaient d'abord, c'est que le Conseil
d'État, en France, étant un grand tribunal fixé au
centre du royaume, il y avait une sorte de tyrannie
à renvoyer préliminairement devant lui tous les plai-
gnants.

Mais quand je cherchais à leur faire comprendre que
le Conseil d'État n'était point un corps judiciaire, dans
le sens ordinaire du mot, mais un corps administratif,
dont les membres dépendaient du roi ; de telle sorte
que le roi , après avoir souverainement commandé à
l'un de ses serviteurs, appelé préfet, de commettre une
iniquité, pouvait commander souverainement à un autre
de ces serviteurs, appelé conseiller d'Fltal, d'empêcher



DU POUVOIR JUDICIAIRE. 175

qu'on ne fît punir le premier ; quand je leur montrais
le citoyen, lésé par Tordre du prince, réduit à deman-
der au prince lui-même Tautorisation d'obtenir justice,
ils refusaient de croire à de semblables énormités, et
m'accusaient de mensonge et d'ignorance.

Il arrivait souvent, dans l'ancienne monarchie, que le
parlement décrétait de prise de corps le fonctionnaire
public qui se rendait coupable d'un délit. Quelquefois
l'autorité royale, intervenant, faisait annuler la procé-
dure. Le despotisme se montrait alors à découvert, el,
en obéissant, on ne se soumettait qu'à la force.

Nous avons donc bien reculé du point où étaient ar-
rivés nos pères ; car nous laissons faire, sous couleur de
justice, et consacrer au nom de la loi ce que la violence
seule leur imposait.



CHAPITRE TII

»C jrCElElkT POLITIOrE An ÉTATS-UNIS.

Ce qoe raulenr entend par jngfmfni politi<|ne. — Comment on comprend le
jo^remeot politique en France, en Ao^zlefierre, aux Ètats-Cnis. — Ln Aniéri-
qoe le juge politiqae ne s'occupe que de^ fonctionnaires poUics. — Il pro-
nonce des destitutions plutôt que des peines. — Le jugement politique,
moyen habitoel du piuTemement. — lie ji^ment politique, tel qu'on l'en-
tend aux Élats-Cms, est. malgré sa douceur, et peut-être à cause de sa dou-
ceur, une arme très-puissante dans les nuins de la majorité.

. J'entends, par jugement politique, l'arrêt que pro-
nonce un corps politique momentanément revêtu du
droit déjuger.

Dans les gouvernemenfs absolus, il est inulile de don-
ner aux jugements des formes extraordinaires : le prince,
au nom duquel on poursuit Taccusé, étant maître des
tribunaux comme de lout le reste, n'a pas besoin de
chercher de garantie ailleurs que dans l'idée qu'on a de
sa puissance. La seule crainte qu'il puisse concevoir est
qu'on ne garde même pas les apparences exlérieures de
la justice, et qu'on ne déshonore son autorité en voulant
l'affermir.

Mais, dans la plupart des pays libres, où la majorité
ne peut jamais agir sur les tribunaux, comme le ferait
un prince absolu, il est quelquefois arrivé déplacer



DU JUGEMENT POLITIQUE. 177

inomenlanément la puissance judiciaire entre les mains
des représcnlants mêmes de la société. on a mieux aimé
y confondre ainsi momentanément les pouvoirs, que
d'y violer le principe nécessaire de Tunité du gouver-
nement. L'Angleterre, la France et les États-Unis ont
introduit le jugement politique dans leurs lois : il est
curieux d'examiner le parti que ces trois grands peu-
ples en ont tiré

En Angleterre et en France, la chambre des pairs
forme la haute cour criminelle* de la nation. Elle ne
juge pas tous les délits politiques, mais elle peut les
j uger tous .

A côté de la chambre des pairs se trouve un autre
pouvoir politique, revêtu du droit d'accuser. La seule
différence qui existe, sur ce point, entre les deux pays,
est celle-ci : en Angleterre, les députés peuvent accuser
qui bon leur plaît devant les pairs ; tandis qu'en France
ils ne peuvent poursuivre de cette manière que les mi-
nistres du roi.

Du reste, dans les deux pays, la chambre des pairs
trouve à sa disposition toutes les lois pénales pour en
frapper les délinquants.

Aux États-Unis, comme en Europe, l'une des deux
branches de la législature est revêtue du droit d'accu-
ser, et l'autre du droit de juger. Les représentants dé-
noncent le coupable, le sénat le punit.

Mais le sénat ne peut être saisi que parles représen-

* La cour des pairs en Angleterre forme en outre le dernier degré de
rappel dans certaines aftiiires civiles. Voyez Blakstone, liv. 111, ch. iv.

12



178 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE

tanls^ et les représentants ne peuvent accuser devant
lui que les fonctionnaires publics. Ainsi le sénat a une
compétence plus restreinte que la cour des pairs de
France, et les représentants ont un droit d'accusation
plus étendu que nos députés.

Mais voici Ja plus grande différence qui existe entre
rAmérique et l'Europe : en Europe, les tribunaux po-
litiques peuvent appliquer toutes les dispositions du
code pénal ; en Amérique, lorsqu'ils ont enlevé à un
coupable le caractère public dont il était revêtu, et l'ont
déclaré indigne d'occuper aucunes fonctions politiques
à l'avenir, leur droit est épuisé, et la tâche des tribu-
naux ordinaires commence.

Je suppose que le président des États-Unis ait com-
mis un crime de haute trahison.

La chambre des représentants l'accuse, les séna-
teurs prononcent sa déchéance. Il paraît ensuite de-
vant un jury, qui seul peut lui enlever la liberté ou
la vie.

Ceci achève de jeter une vive lumière sur le sujet qui
nous occupe.

En introduisant le jugement politique dans leurs lois,
les Européens ont voulu atteindre les grands criminels,
quels que fussent leur naissance, leur rang ou leur pou-
voir dans l'État. Pour y parvenir, ils ont réuni momen-
tanément, dansle sein d'un grand corps politique, toutes
les prérogatives des tribunaux.

Le législateur s'est transformé alors en magistrat ; il
a pu établir le crime, le classer et le punir. En lui don-



DU JUGEMENT POLITIQUE. 179

nant les droits du juge, la loi lui en a imposé toutes les
obligations, et l'a lié à l'observation de toutes les formes
de la justice.

Lorsqu'un tribunal politique, français ou anglais, a
pour justiciable un fonctionnaire public, et qu'il pro-
nonce contre lui une condamnation, il lui enlève par le
fait ses fonctions, et peut le déclarer indigne d'en occu-
per aucune à l'avenir; mais ici la destitution et l'inter-
diction politiques sont une conséquence de l'arrêt et non
l'arrêt lui-même.

En Europe, le jugement politique est donc plutôt un
acte judiciaire qu'une mesure administrative.

Le contraire se voit aux États-Unis, et il est facile de
se convaincre que le jugement politique y est bien plu-
tôt une mesure administrative qu'un acte judiciaire.

Il est vrai que l'arrêt du sénat est judiciaire par la
forme; pour le rendre, les sénateurs sont obligés de se
conformer à la solennité et aux usages de la procédure.
Il est encore judiciaire par les motifs sur lesquels il se
fonde ; le sénat est en général obligé de prendre pour
base de la décision un délit du droit commun. Mais il
est administratif par son objet.

Si le but principal du législateur américain eût été
réellement d'armer un corps politique d'un grand pou-
voir judiciaire, il n'aurait pas resserré son action dans
le cercle des fonctionnaires publics, car les plus dange-
reux ennemis de l'État peuvent n'être revêtus d'aucune
fonction : ceci est vrai, surtout dans les républiques, où
la faveur des partis est la première des puissances, et



180 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

. OÙ l'on est souvent d'autant plus fort qu'on n'exerce lé-
galement aucun pouvoir.

Si le législateur américain avait voulu donner à la so-
ciété elle-même le droit de prévenir les grands crimes,
à la manière du juge, par la crainte du châtiment, il
aurait mis à la disposition des tribunaux politiques tou-
tes les ressources du code pénal ; mais il ne leur a fourni
qu'une arme incomplète, et qui ne saurait atteindre les
plus dangereux d'entre les criminels. Car peu importe
un jugement d'interdiction politique à celui qui veut
renverser les lois elles-mêmes.

Le but principal du jugement politique, aux États-
Unis, est donc de retirer le pouvoir à celui qui en fait
un mauvais usage, et d'empêcher que ce même citoyen
n'en soit revêtu à l'avenir. C'est, comme on le voit,
un acte administratif auquel on a donné la solennilé
d'un arrêt.

En cette matière, les Américains ont donc créé quel-
que chose de mixte. Ils ont donné à la deslitution admi-
nistrative toutes les garanties du jugement politique,
et ils ont ôté au jugement politique ses plus grandes
rigueurs.

Ce point fixé, tout s'enchaîne; on découvre alors
pourquoi les constitutions américaines soumettent tous
les fonctionnaires civils à la juridiction du sénal, et en
exemptent les militaires, dont les crimes sont cepen-
dant plus à redouter. Dans l'ordre civil, les Américains
n'ont pour ainsi dire pas de fonctionnaires révocables :
les uns sont inamovibles, les autres tiennent leurs droits



DU JUGEMENT POLITIQUE. iSi

d'un mandai qu'on ne peut abroger. Pour leur ôtel'était le gouvernement royal sous l'ancienne monarchie française.

Les peuples entre eux ne sont que des individus. C'est
surtout pour paraître avec avantage vis-à-vis des étran-
gers qu'une nation a besoin d'un gouvernement uni-
que*

A l'Union fut donc accordé le droit exclusif de faire
ja paix et la guerre; de conclureles traités de commerce;
de lever des armées, d'équiper des flottes*.

La nécessité d'un gouvernement national ne se fait
pas aussi -impérieusement sentir dans la direction des
affaires intérieures de la société.

négociations, le commerce. Les pouvoirs que les Etats particuliers se ré-
servent s'étendent à tous les objets qui suivent le cours ordinuire des af-
faires, intéressent la vie, la liberté et la prospérité de l'État.

J'aurai souvent occasion deciter le Fédéraliste dans cet ouvrage. Lorsque
le projet de loi qui, depuis, est devenu la constitution des États-Unis, était
encore devant le peuple et soumis à son adoption, trois hommes déjà
célèbres, et qui le sont devenus encore plus depuis, John Jay, tlamilton
et Madisson, s'associèrent dans le but de faire ressortir aux yeux de la
nation les avantages du projet qui lui était soumis. Dans ce dessein, ils
publièrent sous la forme d'un journal une suite d'articles dont l'ensemble
forme un traité complet. Ils avaient donné à leur journal le nom de
Federalist, qui est resté à l'ouvrage.

Le Fédéraliste estun beau livre, qui, quoique spécial k l'Amérique, de-
vrait être familier aux hommes d'Etat de tous les pays.

* Voyez constitution, sect. viii. Fédéraliste n" 41 et 42. KenCs corn-
mentaries, vol I, p. 207 etsuiv. Story, p. 558-582; id., p. 409-426 .



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 193

Toutefois, il est certains intérêts généraux auxquels
une autorité générale peut seule utilement pourvoir.

A l'Union fut abandonné le droit de régler tout ce
qui a rapport à la valeur de l'argent ; on la chargea du
service des postes; on lui donna le droit d'ouvrir les
grandes communications qui devaient unir les diverses
parties du territoire * .

En général, le gouvernement des différents États fut
considéré comme libre dans sa sphère; cependant il
pouvait abuser de cette indépendance, et compromettre,
par d'imprudentes mesures, la sûreté de l'Union entière ;
pour ces cas rares et définis d'avance, on permit au gou-
vernement fédéral d'intervenir dans les affaires inté-
rieures des États*. C'est ainsi que, tout en reconnaissant
à chacune des républiques confédérées le pouvoir de
modifier et de changer sa législation, on lui défendit
cependant de faire des lois rétroactives et de cVéer dans
son sein un corps de nobles '.

Enfin, comme il fallait que le gouvernement fédéral
pût remplir les obligations qui lui étaient imposées, on
lui donna le droit illimité de lever des taxes ^.

* II y a eucore plusieurs autres droits de cette espèce, tels que celui
de faire une loi générale sur les banqueroutes, d'accorder des brevets
d^invention... on sent assez ce qui rendait nécessaire l'intervention de
rUnion entière dans ces matières.

* Même dans ce cas, son intervention est indirecte, rUuion intervient
par ses tribunaux, conune nous le verrons plus loin.

' Constitution fédérale, sect. X, art. 1.

^Constitution, sect. viii, ix et x. Federalist, n" 30-56, inclusive-
ment. Ibid., 41, 42, 43, 44. KenCs CommentarieSfVol, I, p. 207 et 581 .
Story, ibid., p. 529, 514.

I. 13



194 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUES

Lorsqu'on fait attention au partage des pouvoirs tel
que la constitution fédérale Ta établi ; quand, d'une part,
on examine la portion de souveraineté que se sont ré-
servée les États particuliers, et de l'autre la part de puis-
sance que l'Union a prise, on découvre aisément que
les législateurs fédéraux s'étaient formé des idées très-
nettes et très-justes de ce que j'ai nommé précédemment
la centralisation gouvernementale.

Non-seulement lesÉtats-Unis forment une république,
mais encore une confédération . Cependant l'autorité na-
tionale y est, à quelques égards, plus centralisée qu'elle
ne Tétait à la même époque dans plusieurs des monar-
chies absolues de l'Europe. Je n'en citerai que deux
exemples.

La France comptait treize cours souveraines, qui,le plus
souvent, avaient le droit d'interpréter la loi sans appel.
Elle po^édait, de plus, certaines provinces appelées
pays d'États, qui, après que Tautorité souveraine, char-
gée de représenter la nation, avait ordonné la levée d'un
impôt, pouvaient refuser leur concours.

L'Union n'a qu'un seul tribunal pour interpréter la loi,
comme une seule législature pour la faire ; l'impôt volé
par les représentants de la nation oblige tous les citoyens.
L'Union est donc plus centralisée sur ces deux points
essentiels que ne l'était la monarchie française ; cependant
l'Union n'est qu'un assemblage de républiques confé-
dérées .

En Espagne, certaines provinces avaient le pouvoir
d'établir un système de douanes qui leur fût propre,



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 195

pouvoir qui lient, par son essence même, à la souverai-
neté nationale.

En Amérique, le congrès seul a droit de régler les
rapports commercieux des Étals entre eux. Le gouverne-
ment de la confédération est donc plus centralisé sur ce
point que celui du royaume d'Espagne.

Il est vrai qu'en France et en Espagne le pouvoir royal
étant toujours en étal d'exécuter au besoin, parla force,
ce que la consti tution du royaume lui refusait le droit
de faire, on en arrivait, en délinitive, au même point.
Mais je parle ici de la théorie.



POUVOIRS FÉDÉRAUX.



Après avoir renfermé le gouvernement fédéral dans
un cercle d'action nettement tracé, il s'agissait de savoir
comment on l'y ferait mouvoir.



POUVOIRS LÉGISLATIFS.

Division du corps légblalif en deux branches. — Différences dans la manière
de former les deux Chambres. — Le principe de l'indépendance des États
triomphe dans la forma lion du sénat. — Le dogme de la souyerainclé natio-
nale, dans la composition de la chambre des représentants: — Effets singu-
liers qui résultent de ceci, que les constitutions ne sont logiques que quand
les peuples sont jeunes.

Dans l'organisation de pouvoirs de l'Union, on suivit
en beaucoup de points le plan qui était tracé d'avance
par la constitution particulière de chacun des Etats.



DE L\ DÉMOCRATIE EN Al

Le corps législatif fédéral de l'Union se composa d'à
sénal et d' une chambre des représenta nls.

L'esprit de conciliation fil suivre, dans la formatHJ
de chacune de ces assemblées, des règles diverses.

J'ai fait sentir plus haut que, quand on avait voulu
élablir la consLiluLiou fédérale, deux intérêts opposés
s'étaient trouvés en présence. Ces deux intérêts avaient
donné naissance à deux opinions.

Les uns voulaient faire de l'Union une ligue d'Etals
indépendants, une sorte de congrès, où les représentants
de peuples distincts viendraient discuter certains points
d'intérêt commun.

Les autres voulaient réunir tous les habitants des an-
ciennes colonies dans un seul et même peuple, et leur
donner un gouvernement qui, bien que sa sphère fût
bornée, pût agir cependant dans cette sphère, comme le
seul et unique représentant de la nation. Les consé-
quences pratiques de ces deux théories étaient fort di-
verses.

Ainsi, s'agissail-il d'organiser une ligue cl non uu
gouvernement national, c'était à la majorité des Ëtats à
faire la loi, et non point à la majorité dos habitants de
l'Union, Car chaque État, grand ou petit, conservait
alors son caractère de puissance indépendante, et entrait
dans l'Union sur le pied d'une égalité parfaite.

Du moment, au contraire, où l'on considérait les ha-
bitants des Etats-Unis comme formant un seul et m£i
peuple, il était naturel que la majorité seule d
de l'Union fit la loi.



;eul et méi^H

1



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 197

On comprend que les petits Élats ne pouvaient con-
sentir à l'application de cette doctrine sans abdiquer
complètement leur existence, dans ce qui regardait la
souveraineté fédérale ; car de puissance corégulatrice,
ils devenaient fraction insignifiante d'un grand peuple.
Le premier système leur eût accordé une puissance dé-
raisonnable ; le second les annulait.

Dan& cet état de choses, il arriva ce qui arrive pres-
que toujours, lorsque les intérêts sont en opposition avec
les raisonnements : on iSt plier les règles de la logique.
Les législateurs adoptèrent un terme moyen qui con-
ciliait de force deux systèmes théoriquement inconci-
liables.

Le principe de l'indépendance des Etats triompha
dans la formation du sénat ; le dogme de la souverai-
naté nationale, dans la composition de la chambre des
représentants.

Chaque État dut envoyer deux sénateurs au congrès
et un certain nombre de représentants, en proportion
de sa population *.

Il résulte de cet arrangement que, de nos jours,

^ Tous les dix ans, le congrès fixe de nouveau le nombre des députés
que chaque Ëtat doit envoyer à la chambre des représentants. Le nombre
total était de 69 en 1789 ; il était en 1835 de 240. (American Aima-
nack, 1854, p. 194 )

La constitution avait dit qu'il n^y aurait pas plus d'un représentant par
50,000 personnes; mais elle n'avait pas fixé de limite en moins. Le con-
grès n'a pas cru devoir accroître le nombre des représentants dans la
proportion de Taccroissement de la population. Par la première loi qui
intervint sur ce sujet, le 14 avril 1792 (voyez Laws of the United States
by Story, vol. I, p. 235), il fut décidé qu'il y aurait un représentant par



198 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

rÉtat de New- York a au congrès quarante représen-
tants et seulement deux sénateurs; l'État de Delaware
deux sénateurs et seulenaent un représentant. L'Ëtat de
Delaware est donc, dans le sénat, Tégal de FÉtat de
New-York ; tandis que celui-ci a, dans la chambre des
représentants, quarante fois plus d'influence que le pre-
mier. Ainsi, il peut arriver que la minorité de la na-
tion, dominant le sénat, paralyse entièrement les vo-
lontés de la majorité, représentée par l'autre chambre;
ce qui est contraire à l'esprit des gouvernements consti-
tutionnels.

Tout ceci montre bien à quel degré il est rare et dif-
ficile de lier entre elles d'une manière logique et ration-
nelle toutes les parties de la législation.

Le temps fait toujours naître à la longue, chez le
même peuple, des intérêts différents, et consacre des
droils divers. Lorsqu'il s'agit ensuite d'établir une con-
stitution générale, chacun de ces intérêts et de ces droits
forme comme autant d'obstacles naturels qui s'opposent
à ce qu'aucun principe politique ne suive toutes ses
conséquences. C'est donc seulement à la naissance des
sociétés qu'on peut être complètement logique dans les
lois. Lorsque vous voyez un peuple jouir de cet avan-
tage, ne vous hâtez pas de conclure qu'il est sage; pen-
sez plutôt qu'il est jeune.



33,000 habitants. La dernière loi, qui est intervenue en 1832, tiia le
nombre à 1 représentant par 48,000 habitants. La population représentée
se compose de tous les hommes libres, et des trois cinquièmes du nombre
des esclaves.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 199

A l'époque où la constitution fédérale a été formée, il
n'existait encore parmi les Anglo-Américains que deux
intérêts positivement opposés l'un à l'autre : l'intérêt
d'individualité pour les Etats particuliers, l'intérêt
d'union pour le peuple entier ; et il a fallu en venir à
un compromis.

On doit reconnaître, toutefois, que cette partie de la
constitution n'a point, jusqu'à présent, produit les maux
qu'on pouvait craindre .

Tous les États sont jeunes ; ils sont rapprochés les
uns des autres; ils ont des mœurs, des idées et des be-
soins homogènes ; la différence qui résulte de leur plus
ou moins de grandeur, ne suffit pas pour leur donner
des intérêts fort opposés. on n'a' donc jamais vu les
petits États se liguer, dans le sénat, contre les desseins
des grands. D'ailleurs, il y a une force tellement irré-
sistible dans l'expression légale des volontés de tout un
peuple, que, la majorité venant à s'exprimer par l'or-
gane de la chambre des représentants, le sénat se trouve
bien faible en sa présence.

De plus, il ne faut pas oublier qu'il ne dépendait pas
des législateurs américains de faire une seule et même
nation du peuple auquel ils voulaient donner des lois.
Le but de la constitution fédérale n'était pas de détruire
l'existence des États, mais seulement de la restreindre.
Du moment donc où on laissait un pouvoir réel à ces
corps secondaires (et on ne pouvait le leur ôter), on re-
nonçait d'avance à employer habituellement la con-
trainte pour les plier aux volontés de la majorité. Ceci



^00 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

posé, l'introduction de leurs forcés individuelles dans
les rouages du gouvernement fédéral n'avait rien d'ex-
traordinaire. Elle ne faisait que constater un fait exis-
tant, celui d'une puissance reconnue qu'il fallait ména-
ger et non violenter.



AUTRE DIFFÉRENCE ENTRE LE SÉNAT ET LA CRAMBRE

DES REPRÉSENTANTS.

Le sénat nommé par les législateurs provinciaux. — Les représentants, par le
peuple. — Deux degrés d'élection pour le premier. — Un seul pour le se-
cond. — Durée des différents mandats. — Attributions.



Le sénat ne difTère pas seulement de Tautre chambre
par le principe mênie de la. représentation, mais aussi
par le mode de l'élection, par la durée du mandat et par
la diversité des attributions.

La chambre des représentants est nommée par le peu-
ple; le sénat, par les législateurs de chaque État.

L'une est le produit de Télection directe, l'autre de
l'élection à deux degrés.

Le mandat des représentants ne dure que deux ans;
celui des sénateurs, six.

La chambre des représentants n'a que des fonctions
législatives ; elle ne participe au pouvoir judiciaire qu'en
accusant les fonctionnaires publics; le sénat concourt
à la formation des lois ; il juge les délits politiques qui
lui sont déférés par la chambre des représentants ; il
est, de plus, le grand conseil exécutif de la nation. Les
traités conclus par le président doivent être validés par



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 201

le sénat ; ses choix, pour être définitifs, ont besoin de
recevoir l'approbation du même corps *.



DU POUVOIR EXÉCUTIF».

Dépendance du président. — Électif et responsable. — Libre dans sa spbëre, le
S43nat le surveille et ne le dirige pas. — Le traitement du président fixé î
son entrée en fonctions. — Veto suspensif.



Les législateurs américains avaient une tâche difficile
à remplir : ils voulaient créer un pouvoir exécutif qui
dépendît de la majorité, et qui pourtant fût assez fort
par lui-même pour agir avec liberté dans sa sphère.

Le maintien de la forme républicaine exigeait que le
représentant du pouvoir exécutif fût soumis à la volonté
nationale.

Le président est un magistrat électif. Son honneur,
ses biens, sa liberlé, sa vie, répondent sans cesse au
peuple du bon emploi qu'il fera de son pouvoir. En
exerçant ee pouvoir, il n'est pas d'ailleurs complète-
ment indépendant : le sénat le surveille dans ses rap-
ports avec les puissances étrangères, ainsi que dans la
distribution des emplois ; de telle sorte qu'il ne peut ni
être corrompu ni corrompre.

Les législateurs de l'Union reconnurent que le pou-

* Voyez Federalisty n*» 52-66, inclusiTemeot. Story, p. 199-314.
Constitution, sect. ii et m.

* Fédéraliste n* 67-77, inclusivement. Constitution, art. II. Story,
p. 315, p. 515-780. KenCs Commentaries, p. 255.



202 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMERIQUE.

voir exécutif ne pourrait remplir dignement et utilement
sa tâche, s'ils ne parvenaient à lui donner plus de sta-
bilité et plus de force qu'on ne lui en avait accordé dans
les États particuliers.

Le président fut nommé pour quatre ans, et put être
réélu. Avec de l'avenir, il eut le courage de travailler au
bien public, et les moyens de Topérer.

On fit du président le seul et unique représentant de
la puissance executive de l'Union. on se garda même de
subordonner ses volontés à celles d'un conseil : moyen
dangereux, qui, tout en affaiblissant l'action du gouver-
nement, diminue la responsabilité des gouvernants. Le
sénat a le droit de frapper de stérilité quelques-uns des
actes du président ; mais il ne saurait le forcer à agir,
ni partager avec lui la puissance executive.

L'action de la législature sur le pouvoir exécutif peut
être directe ; nous venons de voir que les Américains
avaient pris soin qu'elle ne le fût pas. Elle peut aussi
être indirecte.

Les Chambres, en privant le fonctionnaire public de
son traitement , lui ôtent une partie de son indépen-
dance ; maîtresses de faire les lois, on doit craindre
qu'elles ne lui enlèvent peu à peu la portion de pouvoir
que la constitution avait voulu lui conserver.

Cette dépendance du pouvoir exécutif est un des vices
inhérents aux constitutions républicaines. Les Améri-
cains n'ont pu détruire la pente qui entraîne les assem-
blées législatives à s'emparer du gouvernement, mais ils
ont rendu cette pente moins irrésistible.



GOUYERNENEINT FÉDÉRAL. 205

Le traitement du président est fixé, à son entrée en
fonctions, pour tout le temps que doit durer sa magis-
l rature. De plus, le président est armé d'un veto sus-
pensif, qui lui permet d'arrêter à leur passage les lois
qui pourraient détruire la portion d'indépendance que
la constitution lui a laissée. Une saurait pourtant y avoir
qu'une lutte inégale entre le président et la législature,
puisque celle-ci, en persévérant dans ses desseins, est
toujours maîtresse de vaincre la résistance qu'on lui op-
pose ; mais le veto suspensif la force du moins à retour-
ner sur ses pas ; il l'oblige à considérer de nouveau la
question, et, cette fois, elle ne peut plus la trancher qu'à
la majorité des deux tiers des opinants. Le veto, d'ail-
leurs, est une sorte d'appel au peuple. Le pouvoir exé-
cutif, qu'on eût pu, sans cette garantie, opprimer en se-
cret, plaide alors sa cause et fait entendre ses raisons.
Mais si la législature persévère dans ses desseins, ne
peut-elle pas toujours vaincre la résistance qu'on lui op-
pose? A cela, je répondrai qu'il y a dans la constitution
de tous les peuples, quelle que soit du reste sa nature^
un point où le législateur est obligé de s'en rapporter au
bon sens et à la vertu des citoyens. Ce point est plus
rapproché et plus visible dans les républiques, plus éloi-
gné et caché avec plus de soin dans les monarchies; mais
il se trouve toujours quelque part. Il n'y a pas de pays
où la loi puisse tout prévoir, et où les institutions doi-
vent tenir lieu de la raison et des mœurs.



204 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.



EN QUOI LA POSITION DU PRÉSIDENT AUX ÉTATS-UNIS DIFFÈRE
DE CELLE D'UN ROI CONSTITUTIONNEL EN FRANCE.

Le pouvoir executif, aux États-Unis, borné et exceptionnel comme la 8oa?erai-
nelé au nom de laquelle il agit. — Le pouvoir exécutif en France s'étend à
tout comme elle. — Le roi est un des auteurs de la loi. — Le président
n'est que l'exécuteur delà loi. — Autres différences qui naissent de la durée
des deux pouvoirs. — Le président gêné dans la sphère du pouvoir exécutif.
Le roi y est libre. — La France, malgré ces différences, ressemble plus à
une république que l'Union à une monarchie. — Comparaison du nombre
des fonctionnaires qui, dans les deux pays, dépendent du pouvoir exécutif.

Le pouvoir exécutif joue un si grand rôle dans la des-
tinée des nations, que je veux m'arrêter un instant ici,
pour mieux faire comprendre quelle place il occupe chez
les Américains.

Afin de concevoir une idée claire et précise de la po-
sition du président des Etats-Unis, il est utile de la com-
parer à celle du roi, dans Tune des monarchies constitu-
tionnelles d'Europe.

Dans cette comparaison, je m'attacherai peu aux si-
gnes extérieurs de la puissance; ils trompent l'œil de
l'observateur plus qu'ils ne le guident.

Lorsqu'une monarchie se transforme peu à peu en ré-
publique, le pouvoir exécutif y conserve des titres, des
honneurs, des respects, et même de l'argent, longtemps
après qu'il y a perdu la réalité de la puissance. Les An-
glais, après avoir tranché la tête à l'un de leurs rois et
en avoir chassé un autre du trône, se mettaient encore à
genoux pour parler aux successeurs de ces princes.

D'un autre côté, lorsque les républiques tombent sous
le joug d'un seul, le pouvoir continue à s'y montrer



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. t205

simple, uni et modeste dans ses manières, comme s'il
ne s'élevait point déjà au-dessus de tous. Quand les em-
pereurs disposaient despotiquement de la fortune et de
la vie de leurs concitoyens, on les appelait encore Césars
en leur parlant, et ils allaient souper familièrement chez
leurs amis.

Il faut donc abandonner la surface et pénétrer plus
avant.

La souveraineté, aux États-Unis, est divisée entre
l'Union et les États, tandis que, parmi nous, elle est une
et compacte; de là naît la première et la plus grande
différence que j'aperçoive entre le président des États-
Unis et le roi en France.

Aux États-Unis, le pouvoir exécutif est borné et ex-
ceptionnel, comme la souveraineté même au nom de
laquelle il agit; en France, il s'étend à tout comme
elle.

Les Américains ont un gouvernement fédéral; nous
avons un gouvernement national.

Voilà une première cause d'infériorité qui résulte de
la nature même des choses; mais elle n'est pas seule. La
seconde en importance est celle-ci : on peut, à propre-
ment parler, définir la souveraineté le droit de faire les
lois.

Le roi, en France, constitue réellement une partie
du souverain, puisque les lois n'existent point s'il re-
fuse de les sanctionner ; il est, déplus, l'exécuteur des
lois.

Le président est également l'exécuteur de la loi, mais



206 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

il ne concourt pas réellement à la faire, puisque, en refu-
sant son assentiment, il ne peut l'empêcher d'exister. Il
ne fait donc point partie du souverain ; il n'en est que
l'agent.

Non-seulement le roi, en France, constitue une por-
tion du souverain, mais encore il participe à la forma-
tion de la législature, qui en est l'autre portion. Il y
participe en nommant les membres d'une chambre, et en
faisant cesser à sa volonté la durée du mandat de l'autre.
Le président des États-Unis ne concourt en rien à la
composition du corps législatif, et ne saurait le dis-
soudre.

Le roi partage avec les Chambres le droit de proposer
la loi.

Le président n'a point d'initiative semblable.

Le roi est représenté, au sein des Chambres, par un
certain nombre d'agents qui exposent ses vues, soutien-
nent ses opinions, et font prévaloir ses maximes de gou-
vernement.

Le président n'a point entrée au congrès; ses minis-
tres en sont exclus comme lui-même, et ce n'est que par
des voies indirectes qu'il fait pénétrer dans ce grand
corps son influence et ses avis.

Le roi de France marche donc d'égal à égal avec la
législature, qui ne peut agir sans lui, comme il ne sau-
rait agir sans elle.

Le président est placé à côté de la législature, comme
un pouvoir inférieur et dépendant.

Dans l'exercice du pouvoir exécutif proprement dit,



GODVERNEMENT FÉDÉRAL. 207

point sur lequel sa position semble le plus se rapprocher
de celle du roi en France, le président a encore plusieurs
causes d'infériorité très-grandes.

Le pouvoir du roi, en France, a d'abord, sur celui du
président, l'avantage de la durée. Or, la durée est un
des premiers éléments de la force. on n'aime et on ne
craint que ce qui doit exister longtemps.

Le président des États-Unis est un magistrat élu pour
quatre ans. Le roi, en France, est un chef héréditaire.

Dans l'exercice du pouvoir exécutif, le président des
États-Unis est continuellement soumis à une surveillance
jalouse. Il prépare les traités, mais il ne les fait pas ; il
désigne aux emplois, mais il n'y nomme points

Le roi de France est maître absolu dans la sphère du
pouvoir exécutif.

Le président des États-Unis est responsable de ses ac-
tes. La loi française dit que la personne du roi de France
est inviolable.

Cependant, au-dessus de l'un comme au-dessus de
l'autre se tient un pouvoir dirigeant, celui de l'opinion
publique. Ce pouvoir est moins défini en France qu'aux
États-Unis ; moins reconnu, moins formulé dans les lois;
mais de fait il y existe. En Amérique, il procède par des

< LacoDstitution avait laissé douteux le point de savoir si le président
était tenu à prendre Tavis du sénat, en cas de destitution comme en cas
dénomination d^un fonctionnaire fédéral. Le Fédéraliste, dans son n* 77,
semblait établir l'affirmative ; mais en 1789, le congrès décida avec toute
raison que, puisque le président était responsable, on ne pouvait le forcer
de se servir d^agents qui n'avaient pas sa confiance. Voyez Kent* s Corn-
mentttirieSf vol. I, p. 289.



208 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

élections et des arrêts ; en France, par des révolutions.
La France et les États-Unis ont ainsi, malgré la diver-
sité de leur constitution, ce point de commun, que l'o-
pinion publique y est, en résultat, le pouvoir dominant.
Le principe générateur des lois est donc, à vrai dire, le
même chez les deux peuples, quoique ses développe-
ments y soient plus ou moins libres et que les consé-
quences qu'on en tire soient souvent différentes. Ce
principe, de sa nature, est essentiellement républicain.
Aussi pensé-je que la France, avec son roi, ressemble
plus à une république, que l'Union, avec son président,
à une monarchie.

Dans tout ce qui précède, j'ai pris soin de ne signaler
que les points capitaux de différence. Si j'eusse voulu
entrer dans les détails, le tableau eût été bien plus frap-
pant encore. Mais j'ai trop à dire pour ne pas vouloir
être court.

J'ai remarqué que le pouvoir du président des États-
Unis ne s*exerce que dans la sphère d'une souveraineté
restreinte, tandis que celui du roi, en France, agit dans
le cercle d'une souveraineté complète.

J'aurais pu montrer le pouvoir gouvernemental du
roi en France dépassant même ses limites naturelles,
quelque étendues qu'elles soient, et pénétrant, de mille
manières, dans l'administration des intérêts individuels.

A cette cause d'influence, je pouvais joindre celle qui
résulte du grand nombre des fonctionnaires publics qui,
presque tous, doivent leur mandai à la puissance execu-
tive. Ce nombre a dépassé chez nous toutes les bornes



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 209

connues ; il s'élèveà 138,000 *. Chacune de ces 138,000
nominations doit être considérée comme un élément de
force. Le président n'a pas le droit absolu de nom-
mer aux emplois publics, et ces emplois n'excèdent
guère 12,000». .



r.AUSES ACCIDENTELLES QUI PEUVENT ACCUOlTRE L'INFLUENCE

DU POUVOIR EXÉCUTIF.

Sécurité cxlérieurc dont jouit l'Union, — Politique expectante. — Armée de
6,000 soldats. — Quelques vaisseaux seulement. — Le président possède
de grandes prérogatives dont il n'a pas l'occastion de se servir. — Dans ce qu'il
a occasion d'exécuter il est faible.



Si le pouvoir exécutif est moins fort en Amérique
qu'en France, il faut en attribuer la cause aux circon-
stances plus encore penl-être qu'aux lois.

C'est principalement dans ses rapports avec les étran-
iicvs que le pouvoir exéculif d'une nation trouve l'occa-
sion de déployer de Thabilcté et de la force.

Si la vie de l'Union était sans cesse menacée, si ses
grands intérêts se trouvaient tous les jours mêlés à ceux
d'autres peuples puissants, on verrait le pouvoir exéculif

* Les sommes payées par rÉtat à ces divers fonctionnaires montent
chaque année à 200,000,000 de francs.

* on publie chaque année aux États-Unis un almanach appelé National
Calendar ; on y trouve le nom de tous les fonctionnaires fédéraux. G*cst
le National Calendar de 1S53 qui m'a fourni le chiffre que je donne ici.

il résulterait de ce qui précède que le roi de France dispose de onze
fois plus de places que le président des États Un's, quoique la population
Be la France ne soit qu^une fois et demie plus considérable que celle de

Pllninti



210 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

grandir dansTopinion, par ce qu'on attendrait de lui, et
par ce qu'il exécuterait.

Le président des États-Unis est, il est vrai, le chef de
l'armée, mais cette armée se compose de 6,000 sol-
dats; il commande la flotte, mais la flotte ne compte
que quelques vaisseaux ; il dirige les affaires de l'Union
vis-à-vis des peuples étrangers, mais les Etats-Unis n'ont
pas de voisins. Séparés du reste du monde par l'Océan,
trop faibles encore pour vouloir dominer la mer, ils
n'ont point d'ennemis, et leurs intérêts ne sont que ra-
rement en contact avec ceux des autres nations du globe.

Ceci fait bien voir qu'il ne faut pas juger de la prati-
que du gouvernement par la théorie.

Le président des Etats-Unis possède des prérogatives
presque royales, dont il n'a pas l'occasion de se servir,
et les droits dont, jusqu'à présent, il peut user, sont très-
circonscrits : les lois lui permettent d'être fort, les cir-
constances le maintiennent faible.

Ce sont, au contraire, les circonstances qui, plus en-
core que les lois, donnent à l'autorité royale de France
sa plus grande force.

En France, le pouvoir exécutif lutte sans cesse contre
d'immenses obstacles, et dispose d'immenses ressources
pour les vaincre. Il s'accroît de la grandeur des choses
qu'il exécute et de l'importance des événements qu'il
dirige, sans pour cela modifier sa constitution*

Les lois l'eussent-clles créé aussi faible et aussi cir-
conscrit que celui de l'Union, son influence deviendrait
bientôt beaucoup plus grande.



GODVERNEMENT FÉDÉRAL. 211.

POURQUOI LE PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS

N'A PAS BESOIN, POUR DIRIGER LES AFFAIRES, D'AVOIR

LA MAJORITÉ DANS LES CHAMBRES.

C*est un axiome établi en Europe, qu^ln roi constitu-
tionnel ne peut gouverner, quand l'opinion des chambres
législatives ne s'accorde pas avec la sienne.

On a vu plusieurs présidents des Etats-Unis perdre
l'appui de la majorité dans le corps législatif, sans être
obligés d'abandonner le pouvoir, ni sans qu'il en résul-
tât pour la société un grand mal.

J'ai entendu citer ce fait pour prouver l'indépendance
et la force du pouvoir exécutif en Amérique. Il suffit de
réfléchir quelques instants pour y voir, au contraire, la
preuve de son impuissance.

Un roi d'Europe a besoin d'obtenir l'appui du corps
législatif pour remplir la tâche que la constitution lui
impose, parce que cette tâche est immense. Un roi con-
stitutionnel d'Europe n'est pas seulement l'exécuteur
de la loi : le soin de son exécution lui est si complète-
ment dévolu, qu'il pourrait, si elle lui était contraire,
en paralyser les forces. Il a besoin des Chambres pour
faire la loi, les Chambres ont besoin de lui pour l'exé-
cuter : ce sont deux puissances qui ne peuvent vivre
l'une sanslautre; les rouages du gouvernement s'arrê-
tent au moment où il y a désaccord entre elles.

En Amérique, le président ne peut empêcher la for-
mation des lois ; il ne saurait se soustraire à l'obligation
de les exécuter. Son concoui's zélé et sincère est sans



212 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

doute utile, mais n'est point nécessaire à la marche du
gouvernement. Dans tout ce qu'il fait d'essentiel, on le
soumet directement ou indirectement à la législature;
où il est entièrement indépendant d'elle, il ne peut pres-
que rien. C'est donc sa faiblesse, et non sa force, qui
lui permet de vivre en opposition avec le pouvoir légis-
latif.

En Europe, il faut qu'il y ait accord entre le roi et
les Chambres, parce qu'il peut y avoir lutte sérieuse entre
eux. En Amérique, l'accord n'est pas obligé, parce que
la lutte est impossible.



DE L'ELECTION DU PRESIDENT.



Le danjçer du syslcme d'élection augmente en proportion de l'étendue des pré-
rogatives du pouvoir executif. — Les Américains peuvent adopter ce système,
parce qu'ils peuvent se passer d'un pouvoir executif fort. — Comment les
circonstances favorisent rélablisscment du système électif. — Pourquoi
l'élection du président ne fait point varier les principes du gouvernement.—
Influence que l'élection du président exerce sur le sort des fonctionnaires
secondaires.



Le système de l'élection, appliqué au chef du pou-
voir exécutif chez un grand peuple, présente des dan-
gers que l'expérience et les historiens ont suffisamment
signalés.

Aussi je ne veux en parler que par rapport à l'Amé-
rique.

Les dangers qu'on redoute du système de l'élection
sont plus ou moins grands, suivant la place que le pou-
voir exécutif occupe, et son importance dans l'État, sui-



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 213

vant le mode de l'élection et les circonstances dans les-
quelles se trouve le peuple qui élit.

Ce qu'on reproche non sans raison au système électif,
appliqué au chef de l'État, c'est d'offrir un appât si
grand aux ambitions particulières, et de les enflammer
si fort à la poursuite du pouvoir, que souvent, les moyens
légaux ne leur suffisant plus, elles en appellent à la
force quand le droit vient à leur manquer.

Il est clair que plus le pouvoir exécutif a de préroga-
tives, plus l'appât est grand ; plus l'ambition des pré-
tendants est excitée, plus aussi elle trouve d'appui dans
une foule d'ambitions secondaires qui espèrent se par-
tager la puissance après que leur candidat aura triom-
phé.

Les dangers du système d'élection croissent donc en
proportion directe de l'influence exercée par le pouvoir
exécutif sur les affaires de l'État .

Les révolutions de Pologne ne doivent pas seulement
être attribuées au système électif en général, mais à ce
que le magistrat élu était le chef d'une grande monar-
chie.

Avant de discuter la bonté absolue du système élec-
tif, il y a donc toujours une question préjudicielle à dé-
cider, celle de savoir si la position géographique, les lois,
les habitudes, les mœurs et les opinions du peuple chez
lequel on veut l'introduire permettent d'y établir un
l)Ouvoir exécutif faible et dépendant ; car vouloir tout à
la fois que le représentant de l'État reste armé d'une
vaste puissance et soit élu, c'est exprimer, suivant moi,



%\A DE LA DÉMOGRàTlE EN AMÉRIQUE.

deux volontés contradictoires. Pour ma part, je ne con-
nais qu'un seul moyen de faire passer la royauté héré-
ditaire à rétat de pouvoir électif : il faut rétrécir d'avance
sa sphère d'action, diminuer graduellement ses préro-
gatives, et habituer peu à peu le peuple à vivre sans
son aide. Mais c'est ce dont les républicains d'Europe ne
s'occupent guère. Comme beaucoup d'entre eux ne haïs-
sent la tyrannie que parce qu'ils sont en butte à ses ri-
gueurs, l'étendue du pouvoir exéculifne les blesse point;
ils n'attaquent que son origine, sans apercevoir le lien
étroit qui lie ces deux choses.

Il ne s'est encore rencontré personne qui se souciât
d'exposer son honneur et sa vie pour devenir président
des Étals-Unis, parce que le président n'a qu'un pouvoir
temporaire, borné et dépendant. Il faut que la fortune
mette un prix immense en jeu pour qu'il seprésentedes
joueurs désespérés dans la lice. Nul candidat, jusqu'à
présent, n'a pu soulever en sa faveur d'ardentes sym-
pathies et de dangereuses passions populaires. La raison
en est simple : parvenu à la têle du gouvernement, il
ne peut distribuer à ses amis ni beaucoup de puissance,
ni beaucoup de richesse, ni beaucoup de gloire, et son
influence dans l'Etat est trop faible pour que les fac-
tions voient leur succès ou leur ruine dans son élévation
au pouvoir.

Les monarchies héréditaires ont un grand avantage:
rintéret particulier d'une famille y étant continuelle-
ment lié d'une manière étroite à l'intérêt de l'État, il ne
se passe jamais un seul moment où celui-ci reste aban-



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 215

donné à lui-même. Je ne sais si dans ces monarchies
les aiTaires sont mieux dirigées qu'ailleurs ; mais du
moins il y a toujours quelqu'un qui, bien ou mal, sui-
vant sa capacité, s'en occupe.

Dans les États électifs, au contraire, à l'approche de
l'élection et longtemps avant qu'elle arrive, les roua-
ges du gouvernement ne fonctionnent plus, en quelque
sorte, que d'eux-mêmes. on peut sans doute combiner
les lois de manière à ce que l'élection s'opérant d'un
seul coup et avec rapidité, le siège de la puissance exé-'
cutive ne reste pour ainsi dire jamais vacant ; mais, quoi
qu'on fasse, le vide existe dans les esprits en dépit des
efforts du législateur.

A l'approche de l'élection, le chef du pouvoir exécu-
tif ne songe qu'à la lutte qui se prépare; il n'a plus
d'avenir ; il ne peut rien entreprendre, et ne poursuit
qu'avec mollesse ce qu'un autre peut-être va achever.
« Je suis si près du moment de ma retraite, écrivait le
président Jefferson, le 21 janvier 1809 (six semaines
avant l'élection), que je ne prends plus part aux affaires
que par l'expression de mon opinion. Il me semble juste
de laisser à mon successeur l'initiative des mesures dont
il aura a suivre l'exécution et à supporter la responsabi-
lité. »

De son côté, la nation n'a les yeux tournés que sur
un seul point ; elle n'est occupée qu'à surveiller le travail
d'enfantement qui se prépare.

Plus la place qu'occupe le pouvoir exécutif dans la
direction des affaires est vaste, plus son action habituelle



!



216 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

est grande et nécessaire, et plus un pareil étal de choses
est dangereux. Chez un peuple qui a contracté l'habi-
tude d'être gouverné par le pouvoir exécutif, et à plus
forte raison d'être administré par lui, l'élection ne pour-
rait manquer de produire jine perturbation profonde.

Aux États-Unis, l'action du pouvoir exécutif peut se
ralentir impunément, parce que celte action est faible
et circonscrite.

Lorsque le chef du gouvernement est élu, il en ré-
sulte presque toujours un défaut de stabilité dans la po-
litique intérieure et extérieure de l'État. C'est là un des
vices principaux de ce système.

Mais ce vice est plus ou moins sensible suivant la
part de puissance accordée au magistrat élu. A Rome,
les principes du gouvernement ne variaient point, quoi-
que les consuls fussent changés tous les ans, parce que
le sénat était le pouvoir dirigeant, et que le sénat était
un corps héréditaire. Dans la plupart des monarchies de
l'Europe, si on élisait le roi, le royaume changerait de
face à chaque nouveau choix.

En Amérique, le président exerce une assez grande
influence sur les affaires de TÉtat, mais il ne lesconduit
point; le pouvoir prépondérant réside dans la représen-
tation nationale tout entière. C'est donc la masse du
peuple qu'il faut changer, et non pas seulement le pré-
sident, pour que les maximes de la politique varient.
Aussi, en Amérique, le système de l'élection, appliqué
au chef du pouvoir exécutif, ne nuit-il pas d'une manière
très-sensible à la fixilé du gouvernement.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 217

Du reste, le manque de fixité est un mal tellement in-
hérent au système électif, qu'il se fait encore vivement
sentir dans la sphère d'action du président, quelque cir-
conscrite qu'elle soit.

Les Américains ont pensé avec raison que le chef du
pouvoir exécutif, pour remplir sa mission et porter le
poids de la responsabilité tout entière, devait rester, au-
tant que possible, libre de choisir lui-même ses agents
et de les révoquer à volonté ; le corps législatif surveille
le président plutôt qu'il ne le dirige. Il suit de là qu'à
chaque élection nouvelle, le sort de tous les employés
fédéraux est comme en suspens.

On se plaint, dans les monarchies constitutionnelles
d'Europe, de ce que la destinée des agents obscurs de
l'administration dépend souvent du sort des ministres.
C'est bien pis encore dans les États où le chef du gou-
vernement est élu. La raison en est simple : dans les
monarchies constitutionnelles, les ministres se succè-
dent rapidement; mais le représentant principal du pou-
voir exécutif ne change jamais, ce qui renferme l'esprit
d'innovation entre certaines limites. Les systèmes admi-
nistratifs y varient donc dans les détails plutôt que dans
les principes ; on ne saurait les substituer brusquement
les uns aux autres sans causer une sorte de révolution.
En Amérique, cette révolution se fait tous les quatre ans
au nom de la loi.

Quant aux misères individuelles qui sont la suite na-
turelle d'une pareille législation, il faut avouer que le
défaut de fixité dans le sort des fonctionnaires ne pro-



218 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

duit pas en Amérique les maux qu'on pourrait en atten-
dre ailleurs. Aux États-Unis, il est si facile de se créer
une existence indépendante, qu'ôter à un fonctionnaire
la place qu'il occupe, c'est quelquefois lui enlever l'ai-
sance de la vie, mais jamais les moyens de la soutenir.

J'ai dit au commencement de ce chapitre que les dan-
gers du mode de l'élection appliqué au chef du pou-
voir exécutif étaient plus ou moins grands, suivant les
circonstances au milieu desquelles se trouve le peuple
qui élit.

Vainement on s'efforce d'amoindrir le rôle du pou-
voir exécutif, il est une chose sur laquelle ce pouvoir
exerce une grande influence, quelle que soit la place
que les lois lui aient faite, c'est la politique extérieure :
une négociation ne peut guère être entamée et suivie
avec fruit que par un seul homme.

Plus un peuple se trouve dans une position précaire
et périlleuse, et plus le besoin de suite et de fixité se
fait sentir dans la direction des affaires extérieures,
plus aussi l'application du système de l'élection au chef
de l'Etat devient dangereuse.

La politique des Américains vis- à-vis du monde en-
tier est simple ; on pourrait presque dire que personne
n'a besoin d'eux, et qu'ils n'ont besoin de personne.
Leur indépendance n'est jamais menacée.

Chez eux le rôle du pouvoir exécutif est donc aussi
restreint par les circonstances que par les lois. Le pré-
sident peut fréquemment changer de vues sans que
l'Etat souffre ou périsse.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 219

Quelles que soient les prérogatives dont le pouvoir
exécutif est revêtu, on doit toujours considérer le temps
qui précède immédiatement l'élection, et celui pen-
dant lequel elle se fait, comme une époque de crise
nationale.

Plus la situation intérieure d'un pays est embarrassée,
et plus ses périls extérieurs sont grands, plus ce mo-
ment de crise est dangereux pour lui. Parmi les peuples
de l'Europe il en est bien peu qui n'eussent à craindre
la conquête ou l'anarchie, toutes les fois qu'ils se don-
neraient un nouveau chef.

£n Amérique, la société est ainsi constituée qu'elle
peut se soutenir d'elle-même et sans aide ; les dangers
extérieurs n'y sont jamais pressants. L'élection du prési-
dent est une cause d'agitation^ non de ruine.



MODE DE L'ÉLECTION.

Habileté dont les législateurs américains ont fait preuve dans le choix du mode
d'élection. — Création d'un corps électoral spécial. — Vote séparé des élec-
teurs spéciaux. — Dans quel cas la chambre des représentants est appelée à
choisir le président. — Ce qui s'est passé aux douze élections qui ont eu
lieu depuis que la constitution est en vigueur.

Indépendamment des dangers inhérents au principe,
il en est beaucoup d'autres qui naissent des formes mêmes
de l'élection, et qui peuvent être évités par les soins du
législateur.

Lorsqu'un peuple se réunit en armes sur la place pu-
blique pour choisir son chef, il s'expose non-seulement



220 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

aux dangers que présente le système électif en lui-même,
mais encore à tous ceux de la guerre civile qui naissent
d'un semblable mode d'élection.

Quand les lois polonaises faisaient dépendre le choix
du roi du veto d'un seul homme, elles invitaient au
meurtre de cet homme, ou constituaient d'avance l'a-
narchie.

A mesure qu'on étudie les institutions des États-Unis
et qu'on jette un regard plus attentif sur la situation
politique et sociale de ce pays, on y remarque un mer-
veilleux accord entre la fortune et les efforts de l'homme.
L'Amérique était une contrée nouvelle ; cependant le
peuple qui l'habitait avait déjà fait ailleurs un long
usage de la liberté : deux grandes causes d'ordre inté-
rieur. De plus, l'Amérique ne redoutait point la con-
quête. Les législateurs américains, s'emparant de ces
circonstances favorables, n'eurent point de peine à éta-
blir un pouvoir exécutif faible et dépendant; l'ayanl
créé tel, ils purent sans danger le rendre électif.

Il ne leur restait plus qu'à choisir, parmi les diffé-
rents systèmes d'élection, le moins dangereux; les règles
qu'ils tracèrent à cet égard complètent admirablement
les garanties que la constitution physique et politique
du pays fournissait déjà.

Le problème à résoudre était de trouver le mode
d'élection qui, tout en exprimant les volontés réelles du
peuple, excitât peu ses passions et le tînt le moins pos-
sible en suspens. on admit d'abord que la majorilé
simple ferait la loi. Mais c'était encore une chose fort



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 221

difHcîIe que d'obtenir cette majorilé sans avoir à crain-
dre des délais qu'avant tout on voulait éviter.

Il est rare, en effet, de voir un homme réunir du pre-
mier coup la majorité des suffrages chez un grand peu-
ple. La difficulté s'accroît encore dans une république
d'États confédérés, où les influencer locales sont beau-
coup plus développées et plus puissantes.

Pour obvier à ce second obstacle, il se présentait un
moyen, c'était de déléguer les pouvoirs électoraux de la
nation à un corps qui la représentât.

Ce mode d'élection rendait la majorité plus probable ;
car, moins les électeurs sont nombreux, plus il leur est
facile de s'entendre. Il présentait aussi plus de garanties
pour la bonté du choix.

Mais devait-on confier le droit d'élire au corps légis-
latif lui-priême, représentant habituel de la nation, ou
fallait-il, au contraire, former un collège électoral dont
l'unique objet fût de procéder à la nomination du pré-
sident ?

Les Américains préférèrent ce dernier parti. Us pen-
sèrent que les hommes qu'on envoyait pour faire les lois
ordinaires ne représenteraient qu'incomplètement les
vœux du peuple relativement à l'élection de son pre-
mier magistrat. Étant d'ailleurs élus pour plus d'une
année, ils auraient pu représenter une volonté déjà
changée. Ils jugèrent que si l'on chargeait la législa-
ture d'élire le chef du pouvoir exécutif, ses membres
deviendraient, longtemps avant Télection, l'objet de
manœuvres corruptrices et le jouet de l'intrigue ; tan-



222 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

dis que, semblables aux jurés, les électeurs spéciaux
resteraient inconnus dans la foule, jusqu'au jour où ils
devraient agir, et n'apparaîtraient un instant que pour
prononcer leur arrêt.

On établit donc que chaque État nommerait un cer-
tain nombre d'électeurs *, lesquels éliraient à leur tour
le président. Et comme on avait remarqué que les as-
semblées chargées de choisir les chefs du gouverne-
ment dans les pays électifs devenaient inévitablement
des foyers de passions et de brigue; que quelquefois
elles s'emparaient de pouvoirs qui ne leur apparte-
naient pas, et que souvent leurs opérations, et l'incer-
titude qui en était la suite, se prolongeaient assez long-
temps pour mettre l'État en péril, on régla que les
électeurs voteraient tous à un jour fixé, mais sans s'être



réunis*



Le mode de l'élection à deux degrés rendait la ma-
jorité probable, mais ne l'assurait pas, car il se pouvait
que les électeurs différassent entre eux comme leurs
commettants l'auraient pu faire.

Ce cas venant à se présenter, on était nécess.airement
amené à prendre l'une de ces trois mesures : il fallait
ou faire nommer de nouveaux électeurs, ou consulter
de nouveau ceux déjà nommés^ ou enfin déférer le choix
à une autorité nouvelle»

* Autant qu'il envoyait de membres au congrès. Le nombre des élec-
teurs à réleclion de 183.5, était de 288. (The National Calendar.)

* Les électeurs du même Elut se réunissent; mais ils transmettent au
siège du gouvernement cenlral la liste dos voles individuels, et non le
produit du vote de la majorité.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 233

Les deux premières méthodes, indépendamment de ce
qu'elles étaient peu sûres, amenaient des lenteurs et
perpétuaient une agitation toujours dangereuse.

On s'arrêta donc à la troisième, et Ton convint que
les voles des électeurs seraient transmis cachetés au pré-
sident du sénat ; qu'au jour fixé, et en présence des deux
Chambres, celui-ci en ferait le dépouillement. Si aucun
des candidats n'avait réuni la majorité, la chambre des
représentants procéderait immédiatement elle-même à
l'élection; maison eut soin de limiter son droit. Les re-
présentants ne purent élire que l'un des trois candidats
qui avaient obtenu le plus de suffrages \

Ce n'est, comme on le voit, que dans un cas rare et
difficile à prévoir d'avance, que l'élection est confiée
aux représentants ordinaires de la nation, et encore ne
peuvent-ils choisir qu'un citoyen déjà désigné par une
forte minorité des électeurs spéciaux ; combinaison heu-
reuse, qui concilie le respect qu'on doit à la volonté du
peuple , avec la rapidité d'exécution et les garanties
d'ordre qu'exige l'intérêt de l'État. Du reste, en faisant
décider la question par la chambre des représentants,
en cas de partage, on n'arrivait point encore à la solu-

* Dans cette circonstance, c'est la majorité des États, et non la majorité
des membres, qui décide la question. De telle sorte que New- York n'a
pas plus d'influence sur la délibération que Rhode-Isbnd* Ainsi on con-
sulte d'abord les citoyens de ITnion comme ne formant qu'un seul et
même peuple ; et quand ils ne peuvent pas s'accorder, on fait revivre la
division par État, et Ton donne à chacun de ces derniers un vote séparé
et indépendant.

C'est encore là une des bizarreries que présente la constitution fédérale
et que le choc d'intérêts contraires peut seul expliquer.



224 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

tion complète de toutes les difficultés ; car la majorité
pouvait à son tour se trouver douteuse dans la chambre
des représentants, et celte fois la constitution n'offrait
point de remède. Mais en établissant des candidatures
obligées, en restreignant leur nombre à trois, en s'en
rapportant au choix de quelques hommes éclairés, elle
avait aplani tous les obstacles* sur lesquels elle pouvait
avoir quelque puissance; les autres étaient inhérents au
système électif lui-même.

Depuis quarante-quatre ans que la constitution fédé-
rale existe, les États-Unis ont déjà élu douze fois leur
président.

Dix élections sont faites en un instant , par le vote
simultané des électeurs spéciaux placés sur les différents
points du territoire.

La chambre des représentants n'a encore usé que deux
fois du droit exceptionnel dont elle est revêtue en cas de
partage: la première, en 1801, lors de l'élection do
M. Jefferson ; et la seconde, en 1825, quand M. Quincy
Adams a été nommé.



* Jefferson, en 1801, ne fut cependant nommé qu'au trente-sixième
tour de scrutin.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 225



GRISE DE L'ÉLECTION.

Oir peut considérer le moment de l'élection du président comme un moment de
crise nationale. — Pourquoi. — Passions du peuple. — Préoccupation du
président. — Calme qui succède à l'agitation de l'élection.

J'ai dit dans quelles circonstances favorables se trou-
vaient les Élals-Unis pour Tadoption du système électif,
et j'ai fait connaître les précautions qu'avaient prises les
législateurs, afin d'en diminuer les dangers. Les Amé-
ricains sont habitués à procéder à toutes sortes d'élec-
tions. L'expérience leur a appris à quel degré d'agitation
ils peuvent parvenir et doivent s'arrêter. La vaste élen-
due de leur territoire et la dissémination des habitants
y rend une collision entre les différents partis moinspro-
bable et moins périlleuse que partout ailleurs. Les cir-
constances politiques au milieu desquelles la nation s'est
trouvée lors des élections n'ont jusqu'ici présenté aucun
danger réel.

Cependant on peut encore considérer le moment de
l'élection du président des États-Unis comme une épo-
que de crise nationale.

L'influence qu'exerce le président sur la marche des
affaires est sans doute faible et indirecte, mais, elle s'é-
tend sur la nation entière ; le choix du président n'im-
porte que modérément à chaque citoyen, mais il im-
porte à tous les citoyens. Or, un intérêt, quelque petit
qu'il soit, prend un grand caractère d'importance, du
moment qu'il devient un intérêt général.

I. 15



226 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Comparé à un roi d'Europe, le président a sans doute
peu de moyens de se créer des partisans; toutefois, les
places dont il dispose sont en assez grand nombre pour
que plusieurs milliers d'électeurs soient directement f>u
indirectement intéressés à sa cause.

De plus, les partis, aux États-Unis comme ailleurs^
sentent le besoin de se grouper autour d'un homme,
afin d'arriver ici plus aisément jusqu'à l'intelligence
de la foule. Ils se servent donc, en général, du nom du
candidat à la présidence comme d'un symbole; ils per-
sonnifient en lui leurs théories. Ainsi, les partis ont un
grand intérêt à déterminer l'élection en leur faveur, non
pas tant pour faire triompher leurs doctrines à l'aidedu
président élu, que pour montrer, par son élection, que
ces doctrines ont acquis la majorité.

Longtemps avant que le moment fixé arrive, l'élec-
tion devient la plus grande, et, pourainsidire, l'unique
affaire qui préoccupe les esprits. Les factions redoublent
alors d'ardeur; toutes les passions factices que l'imagi-
nation peut créer, dans un pays heureux et tranquille,
s'agitent en ce moment au grand jour.

De son côté, le président est absorbé par le soin de se
défendre. Il ne gouverne plus dans l'intérêt de l'État,
mais dans celui de sa réélection ; il se prosterne devant
la majorité, et souvent, au lieu de résister à ses passions,
comme son devoir l'y oblige, il court au-devant de ses
caprices.

A mesure que l'élection approche, les intrigues de-
viennent plus actives, l'agitatioji plus vive et plus répan-



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 227

duc. Les citoyens se divisent en plusieurs camps, dont
chacun prend le nom de son candidat. La nation entière
tombe dans un état fébrile, l'élection est aloi*s le texte
journalier des papiers publics, le sujet des conversations
particulières, le but de toutes les démarches, l'objet de
toutes les pensées, le seul intérêt du présent.

Aussitôt, il est vrai, que la fortune a prononcé, cette
ardeur se dissipe, tout se calme, et le fleuve, un moment
débordé, rentre paisiblement dans son lit. Mais ne doit-on
pas s'étonner que l'orage ait pu naître?



DE LA RÉÉLECTION DO PRÉSIDENT.

Quand le chef du pouvoir executif est rééligible, c'est l'État lui-mâmequi in«
trigue et corrompt. — Désir d'être réélu q ui domine toutes les pensées du
président des États-Unis. — Inconvénient de la réélection, spécial à TAmé-
rique. — Le vice naturel des démocraties est l'asservissement graduel de
tous les pouvoirs aux moindres désirs de la majorité. — La réélection du pré-
sident favorise ce vice.

Les législateurs des États-Unis ont-ils çu tort ou rai*
son de permettre la réélection du président?

Empêcher que le chef du pouvoir exécutif ne puisse
être réélu paraît, au premier abord, contraire à la rai-
son. on sait quelle influence les talents ou le caractère
d'un seul homme exercent sur la destinée de tout un
peuple, surtout dans les circonstances difficiles et en
temps de crise. Les lois qui défendraient aux citoyens
de réélire leur premier magistrat leur ôteraient le meil-
leur moyen de faire prospérer l'État ou de le sauver*



228 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

On arriverait d'ailleurs ainsi à ce résultat bizarre, qu'un
homme serait exclu du gouvernement au moment même
où il aurait achevé de prouver qu'il était capable de bien
gouverner.

Ces raisons sont puissantes, sans doute ; ne peut-on
pas cependant leur en opposer de plus fortes encore?

L'intrigue et la corruption sont des vices naturels aux
gouvernements électifs. Mais lorsque le chef de l'État
peut être réélu, ces vices s'étendent indéfiniment et com-
promettent l'existence même du pays. Quand un simple
candidat veut parvenir par l'intrigue, ses manœuvresne
sauraient s'exercer que sur un espace circonscrit. Lors-
que, au contraire, le chef de l'État lui-même se met sur
les rangs, il emprunte pour son propre usage la force
du gouvernement.

Dans le premier cas, c'est un homme avec ses faibles
moyens ; dans le second, c'est TÉtat lui-même, avec ses
immenses ressources, qui intrigue et qui corrompt.

Le simple citoyen qui emploie des manœuvres coupa-
bles pour parvenir au pouvoir, ne peut nuire que d'une
manière indirecte à la prospérité publique; mais si le
représentant de la puissance executive descend dans la
lice, le soin du gouvernement devient pour lui l'intérêt
secondaire; l'intérêt principal est son élection. Les né-
gociations, comme les lois, ne sont plus pour lui que
des combinaisons électorales; les places deviennent la
récompense des services rendus, non à la nation, mais
à son chef. Alors même que l'action du gouvernement
ne serait pas toujours contraire à l'intérêt du pays, du



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 329

moins elle ne lui sert plus. Cependant c'est pour son
usage seul qu'elle est faite'.

Il est impossible de considérer la marche ordinaire
des affaires auxÉlats-Unis, sans s'apercevoir que le désir
d'être réélu domine les pensées du président ; que toute
la politique de son administration tend vers ce point ;
que ses moindres démarches sont subordonnées à cet
objet; qu'à mesure surtout que le moment de la crise
approche, l'intérêt individuel se substitue dans son es-
prit à l'intérêt général.

Le principe de la réélection rend donc l'influence
corruptrice des gouvernements électifs plus étendue et
plus dangereuse. Il tend à dégrader la morale politique
du peuple, et à remplacer par l'habileté le patriotisme.

En Amérique, il attaque de plus près encore les sour-
ces de l'existence nationale.

Chaque gouvernement porte en lui-même un vice na-
turel qui semble attaché au principe même de la vie;
le génie du législateur consiste à le bien discerner. Un
État peut triompher de beaucoup de mauvaises lois, et
l'on s'exagère souvent le mal qu'elles causent. Mais toute
loi dont l'effet est de développer ce germe de mort ne
saurait manquer, à la longue, de devenir fatale, bien
que ses mauvais effets ne se fassent pas immédiatement
apercevoir.

Le principe de ruine, dans les monarchies absolues,
est l'extension illimitée et hors de raison du pouvoir
royal. Une mesure qui enlèverait les contre-poids que
la constitution avait laissés à ce pouvoir serait donc



230 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

radicalement mauvaise, quand même ses effets paraî-
traient longtemps insensibles.

De même, dans les pays où la délnûcratie gouverne
et où le peuple attire sans cesse tout à lui, les lois qui
rendent son action de plus en plus prompte et irrésis-
tible attaquent d'une manière directe l'existence du gou-
vernement.

Le plus grand mérite des législateurs américains est
d'avoir aperçu clairement cette vérité, et d'avoir eu le
courage de la mettre en pratique.

Us conçurent qu'il fallait qu'en dehors du peuple il y
eût un certain nombre de pouvoirs qui, sans être com-
plètement indépendants de lui, jouissent pourtant, dans
leur sphère, d'un assez grand degré de liberté ; de telle
sorte que, forcés d'obéir à la direction permanente de
la majorité, ils pussent cependant lutter contre ses ca-
prices et se refuser à ses exigences dangereuses.

A cet effet, ils concentrèrent tout le pouvoir exécutif
de la nation dans une seule main ; ils donnèrent au pré-
sident des prérogatives étendues, et l'armèrent du veto,
pour résister aux empiétements de la législature.

Mais en introduisant le principe de la réélection, ils
ont détruit en partie leur ouvrage. Ils ont accordé au
président un grand pouvoir, et lui ont ôté la volonlé
d'en faire usage.

Non rééligible, le président n'était point indépendant
du peuple, car il ne cessait pas d'être responsable en-
vers lui ; mais la fineur du peuple ne lui était pas telle-
ment nécessaire qu'il dût se plier en tout à ses volontés.



^T. .



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 251

Rééligible (et ceci est vrai, surtout de nos jours, où
la morale politique se relâche et où les grands carac-
tères disparaissent), le président des États-Unis n'est
qu'un instrument docile dans les mains de la majorité.
Il aime ce qu'elle aime, hait ce qu'elle hait ; il vole au-
devant de ses volontés, prévient ses plaintes, se plie à
ses moindres désirs : les législateurs voulaient qu'il la
guidât, et il la suit.

Ainsi, pour ne pas priver l'État des talents d'un
homme, ils ont rendu ces talents presque inutiles; et,
pour se ménager une ressource dans des circonstances
extraordinaires, ils ont exposé le pays à des dangers de
tous les joui^.



DES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX*.

Importance politique du pouvoir judiciaire aux États-Unis. — Dirnculté de trai-
ter ce sujet. — Utilité de la juslice dans les confédérations. — De quels tribu-
naux l'Union pouvait-elle se servir? — Nécessité d'élabiirdes cours de juslice
fédérale. —Organisation de la justice fédérale. — La cour suprême. — En
quoi elle diffère de toutes les cours de justice que nous connaissons.

J'ai examiné le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif
de l'Union. Il me reste encore à considérer la puissance
judiciaire.

Ici je dois exposer mes craintes aux lecteurs.

* Voyez le chapitre vi, intitulé : Du pouvoir judiciaire aux États-
Unis, Ce chapitre fait connaître les principes généraux des Américains en
fait de justite. Voyez aussi la constitution fédérale, ait. 3.

Voyez TouTrage ayant pour titre : the Fédéraliste n* 78-83 inclusive-



252 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Les institutions judiciaires exercent une grande in-
fluence sur la destinée des Anglo-Américains ; elles tien-
nent une place très-importante parmi les institutions
politiques proprement dites. Sous ce point de vue, elles
méritent particulièrement d'attirer nos regards.

Mais comment faire comprendre Faction politique
des tribunaux américains, sans entrer dans quelques
détails techniques sur leur constitution et sur leurs for-
mes ; et comment descendre dans les détails sans rebu-
ter, par l'aridité naturelle d'un pareil sujet, la curiosité
du lecteur ? Comment rester clair, sans cesser d'être
court ?

Je ne me flatte point d'avoir échappé à ces différents
périls. Les hommes du monde trouveront encore que
je suis trop long ; les légistes penseront que je suis trop
bref. Mais c'est là un inconvénient attaché à mon sujet
en général, et à la manière spéciale que je traite dans
ce moment.

La plus grande difficulté n'était pas de savoir com-
ment on constituerait le gouvernement fédéral, mais
comment on ferait obéir à ses lois.

Les gouvernements, en général, n'ont que deux
moyens de vaincre les résistances que leur opposent les
gouvernés : la force matérielle, qu'ils trouvent en eux-



menl, Constitutionnal law, being a view of the practice and juridic-
tion of the courts of the Vnited StateSy by Thomas Sergeant,

Voyez Story, p. i54.1t)2, 489-511, 581, 668. Voyez la loi organique
du 24 septembre 1789, dans le recueil intitulé : Imws of the United
SlateSy par Story. vol. I^ p. 55.



GOUVERNEMENT FÉDËRAL. 233

mêmes; la force morale, que leur prêtent les arrêts des
tribunaux.

Un gouvernement qui n'aurait que la guerre pour
faiœ obéir à ses lois serait bien près de sa ruine. Il lui
arriverait probablement Tune de ces deux choses : s'il
était faible et modéré, il n'emploierait la force qu'à la
dernière extrémité, et laisserait passer inaperçues une
foule de désobéissances partielles ; alors l'État tomberait
peu à peu en anarchie.

S'il élait audacieux et puissant, il recourrait chaque
jour à l'usage de la violence, et bientôt on le verrait dé-
générer en pur despotisme militaire. Son inaction et son
activité seraient également funestes aux gouvernés.

Le grand objet de la justice est de substituer l'idée
du droit à celle de la violence; de placer des intermé-
diaires entre le gouvernement et l'emploi de la force
matérielle.

C'est une chose surprenante que la puissance d'opi-
nion accordée en général, par les hommes, à l'interven-
tion des tribunaux. Cette puissance est si grande, qu'elle
s'attache encore à la force judiciaire quand la substance
n'existe plus; elle donne un corps à l'ombre.

La force morale dont les tribunaux sont revêtus i*end
l'emploi de la force matérielle infiniment plus rare, en
se substituant à elle dans la plupart des cas ; et quand il
faut enfin que cette dernière agisse, elle double son
pouvoir en s'y joignant.

Un gouvernement fédéral doit désirer plus qu'un au-
tre d'obtenir l'appui de la justice, parce que, de sa na-



234 DE L\ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

ture, il est plus faible, et qu'on peut plus aisément orga-
niser contre lui des résistances*. S'il lui fallait arriver
toujours et' de prime abord à l'emploi de la force, il ne
suffirait point à sa tâche.

Pour faire obéir les citoyens à ses lois, ou repousser
les agressions dont elles seraient l'objet, l'Union avait
donc un besoin particulier des tribunaux.

Mais de quels tribunaux de\ ait-elle se servir? Chaque
État avait déjà un pouvoir judiciaire organisé dans son
sein. Fallait-il recourir à ses tribunaux? fallait-il créer
une justice fédérale ? Il est facile de prouver que l'Union
ne pouvait adapter à son usage la puissance judiciaire
établie dans les États .

Il importe sans doute à la sécurité de chacun et à la
liberté de tous que la puissance judiciaire soit séparée
de toutes les autres; mais il n'est pas moins nécessaire
à l'existence nationale que les différents pouvoirs de
l'État aient la même origine, suivent les mêmes prin-
cipes et agissent dans la même sphère, en un mot,
qu'ils soient corrélatifs et /lomog^èn^s. Personne, j'ima-
gine, n'a jamais pensé à faire juger par des tribunaux
étrangers les délits commis en France, afin d'être plus
sûr de l'impartialité des magistrats.

Les Américains ne forment qu'un seul peuple, par

* Ce sont les lois fédérales qui ont le plus besoin de tribunaux, et ce
sont elles pourtant qui les ont le moins admis. La cause en est que la plu-
part des confédérations ont été formées par des États indépendants, qui
n'avaient pas l'intention réelle d'obéir au gouvernement central, et qui,
tout en lui donnant le droit de commander, se réservaient soigneusement
la faculté de lui désobéir.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 235

rapport à leur gouverûement fédéral; mais, au milieu de
ce peuple, on a laissé subsister des corps politiques dé-
pendants du gouYernement national en quelques points,
indépendants sur tous les autres ; qui ont leur origine
particulière, leurs doctrines propres et leurs moyens spé-
ciaux d'agir. Confier l'exécution des lois de l'Union aux
tribunaux institués par ces corps politiques, c'était li-
vrer la nation à des juges étrangers.

Bien plus, chaque État n'est pas seulement un étran-
ger par rapport à l'Union, c'est encore un adversaire de
tous les jours , puisque la souveraineté de l'Union ne
saurait perdre qu'au profit de celle des États.

En faisant appliquer les lois de l'Union par les tribu-
naux des États particuliers, on livrait donc la nation,
non-seulement à des juges étrangers, mais encore à des
juges partiaux.

D'ailleurs ce n'était pas leur caractère seul qui ren-
dait les tribunaux des États incapables de servir dans un
but national ; c'était surtout leur nombre.

Au moment où la constitution fédérale a été formée,
il se trouvait déjà aux États-Unis treize cours de justice
jugeant sans appel. on en compte vingt-quatre aujour-
d'hui. Comment admettre qu'un État puisse subsister,
lorsque ses lois fondamentales peuvent être interprétées
et appliquées de vingt-quatre manières différentes à la
fois ! Un pareil système est aussi contraire à la raison
qu'aux leçons de l'expérience.

Les législateurs de l'Amérique convinrent donc de
créer un poirvoir judiciaire fédéral, pour appliquer les



236 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

lois de l'Union, et décider certaines questions d'intérêt
général, qui furent déûnies d'avance avec soin.

Toute la puissance judiciaire de l'Union fut concen-
trée dans un seul tribunal, appelé la cour suprême des
Étals-Unis. Mais pour faciliter Texpédilion des affaires,
on lui adjoignit des tribunaux inférieurs , chargés de
juger souverainement les causes peu importantes, ou
de statuer, en première instance, sur des contestations
plus graves. Les membres de la cour suprême ne fu-
rent pas élus par le peuple ou la législature ; le prési-
dent des États-Unis dut les choisir après avoir pris l'avis
du sénat.

Afin de les rendre indépendants des autres pouvoirs,
on les rendit inamovibles, et Ton décida que leur trai'
tement, une fois fixé, échapperait au contrôle de la lé-
gislature*.

* on divisa TUnion en districts ; dans chacun de ces districts, on plaça
k demeure un juge fédéral. La cour que présida ce juge se nomma la
cour du district (district-court).

De plus, chacun des juges composant la Cour suprême dut parcourir
tous les ans une certaine portion du territoire de la république, a Qn de dé-
cider sur les lieux mêmes certains procès plus importants : la cour présidi^
par ce magistrat fut désignée sous le nom de cour du circuit (circuit'COurl)'

Enfin, les affaires les plus graves durent parvenir, soit directement,
soit par appel, devant la cour suprême, au siège de laquelle tous les juges
de circuit se réunissent une fois par an, pour tenir une session solen-
nelle.

Le système du jury fut introduit dans les cours fédérales, de la même
manière que dans les cours d'État, et pour des cas semblables.

Il n'y a presque aucune analogie, comme on le voit, entre la cour su-
prême des États-Unis et notre cour de cassation. La cour suprême peut
être saisie en première instance, et la cour de cassation ne peut rèlre
qu'en deuxième ou troisième ordre. La cour suprême forme k la vérité,



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 237

Il était assez facile de proclamer en principe réta-
blissement d'une justice fédérale , mais les difficultés
naissaient en foule dès qu'il s'agissait de fixer ses attri-
butions.



MANIÈRE DE FIXER LA COMPÉTENCE DES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX

Difficulté de fixer la comp ''tence des divers tribunaux dans les confédérations.
— Les tribunaux de TUnion obtinrent le droit de fixer leur propre compé-
tence. — Pourquoi celle règle attaque la portion de souveraineté que les
États particuliers s'étaient réservée. — La souveraineté de ces États res-
treinte par les lois et par l'interprétation des lois. — Les États particuliers
courent ainsi un danger plus apparent que inéel.

Une première question se présentait : la constitution
des États-Unis , mettant en regard deux souverainetés
distinctes, représentées, quant à la justice, par deux or-
dres de tribunaux différents, quelque soin qu'on prît
d'établir la juridiction de chacun de ces deux ordres de
tribunaux, on ne pouvait empêcher qu'il n'y eût de fré-
quentes collisions entre eux. Or, dans ce cas, à qui de-
vait appartenir le droit d'établir la compétence?

Chez les peuples qui ne forment qu'une seule et
même société politique, lorsqu'une question de com-
pétence s'élève entre deux tribunaux, elle est portée,
en général, devant un troisième qui sert d'arbitre.

comme la cour de cassation, un tribunal unique chargé d^établir une jii«
rispnidence uniforme ; mais la cour suprême juge le fait comme le droit
et prononce elle-même, sans renvoyer devant un autre tribunal ; deux
choses que la cour de cassation ne saurait Êiire.

Voyex la loi organique du 24 septembre 1789, 'Laws of ihe United
States, par Story, yoI. I, p. 53.



238 DE LÀ DÉNOGRATIË EN AMÉRIQUE.

Ceci se fait sans peine, parce que, chez ces peuples,
les questions de compétence judiciaire n'ont aucun rap-
port avec les questions de souveraineté nationale.

Mais, au-dessus de la cour supérieure d'un État par-
ticulier et de la cour supérieure des Étals-Unis , il était
impossible d'établir un tribunal quelconque qui ne fût
ni l'un ni l'autre.

Il fallait donc nécessairement donner à l'une des deux
cours le droit déjuger dans sa propre cause, et de pren-
dre ou de retenir la connaissance de l'affaire qu'on lui
contestait. on ne pouvait accorder ce privilège aux di-
verses cours des États ; c'eût été détruire la souveraineté
de l'Union en fait, après l'avoir établie en droit ; car
l'interprétation de la constitution eût bientôt rendu aux
États particuliers la portion d'indépendance que les ter-
mes de la constitution leur étaient.

En créant un tribunal fédéral, on avait voulu enlever
aux cours des États le droit de trancher, chacun à sa ma-
nière, des questions d'intérêt national, et parvenir ainsi
à former un corps de jurisprudence uniforme pour l'in-
terprétation des lois de l'Union. Le but n'aurait point
été atteint si les cours des États particuliers, tout en s'abs-
tenant déjuger les procès comme fédéraux, avaient pu
les juger en prétendant qu'ils n'étaient pas fédéraux.

La cour suprême des États-Unis fut donc revêtue du
droit de décider de toutes les questions de compétence*.

* Au reste, pour rendre ces procès de compétence moins fréquenU, on
décida que, dans un très-grand nombre de procès fédéraux, les tribunauJ
des £tats particuliers auraient droit de prononcer concurremment avec les



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 259

Ce fut là le coup le plus dangereux porté à la souve-
raineté des États. Elle se trouva ainsi restreinte , non-
seulement par les lois , mais encore par l'interprétation
des lois ; par une borne connue et par une autre qui ne
Tétait point ; par une règle fixe et par une règle arbi-
traire. La constitution avait posé, il est vrai, des limites
précises à la souveraineté fédérale ; mais chaque fois que
cette souveraineté est en concurrence avec celle des Étals,
un tribunal fédéral doit prononcer.

Du reste, les dangers dont cette manière de procéder
semblait menacer la souveraineté des États n'étaient pas
aussi grands en réalité qu'ils paraissaient l'être.

Nous verrons plus loin qu'en Amérique la force réelle
réside dans les gouvernements provinciaux, plus que
dans le gouvernement fédéral. Les juges fédéraux sen-
tent la faiblesse relative du pouvoir au nom duquel ils
agissent, et ils sont plus près d'abandonner un droit de
juridiction dans des cas où la loi le leur donne, que por*
tés à le réclamer illégalement.

tribunaux de FUnion; mais alors la partie condamnée eut toujours la fa-
culté de former appel devant la cour suprême des États-Unis. La cour su-
prême de la Yirgiuie contesta k la cour suprême des États-Unis le droit de
juger l*appel de ses sentences, mais inutilement. Voyez Kenfs Commette
taries, toI. I, p. 300, 370 et suivantes. Voyez Story^s Comm.y p. 646,
et la loi organique de 1789 ; Laws of Ihe United States, yoI. I, p. 53.



240 DE LÀ DEMOCRATIE EN AMÉRIQUE.



DIFFÉRENTS CAS DE JURIDICTION

La manière et la personne, bases de la juridiction fédérale. — Procès faits à
des ambassadeurs, — à l'Union, — à un État particulier. — Par qui jugés.
— Procès qui naissent des lois de l'Union. — Pourquoi jugés par les tribu-
naux fédéraux. — Procès relatif à l'inexécution des contrats jugés par la jus-
tice fédérale. — Conséquence de ceci. *•

Après avoir reconnu le moyen de fixer la compétence
fédérale, les législateurs de l'Union déterminèrent les cas
de juridiction sur lesquels elle devait s'exercer.

On admit qu'il y avait certains plaideurs qui ne pou-
vaient être jugés que par les cours fédérales, quel que
fût d'ailleurs l'objet du procès.

On établit ensuite qu'il y avait certains procès qui ne
pouvaient être décidés que par ces mêmes cours, quelle
que fût d'ailleurs la qualité des plaideurs.

La personne et la matière devinrent donc les deux
bases de la compétence fédérale.

Les ambassadeurs représentent les nations amies de
rUnion; tout ce qui intéresse les ambassadeurs inté-
resse en quelque sorte l'Union entière. Lorsqu'un am-
bassadeur est partie dans un procès , le procès devient
une affaire qui touche au bien-être de la nation ; il est
naturel que ce soit un tribunal fédéral qui prononce.

L'Union elle-même peut avoir des procès : dans ce
cas, il eût été contraire à la raison, ainsi qu'à l'usage
des nations, d'en appeler au jugement des tribunaux
représentant une aulrc souveraineté que la sienne. C'est
aux cours fédérales seules à prononcer.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 241

Lorsque deux individus, appartenant à deux Étals
différents, ont un procès, on ne peut, sans inconvé-
nient, les faire juger par les tribunaux de l'un des deux
États. Il est plus sftr de choisir un tribunal qui ne
puisse exciter les soupçons d'aucune des parties, et le
tribunal qui se présente tout naturellement, c'est celui
de l'Union.

Lorsque les deux plaideurs sont, non plus des indivi-
dus isolés, mais des États, à la même raison d'équité
vient se joindre une raison politique du premier ordre.
Ici la qualité des plaideurs donne une importance na-
tionale à tous les procès ; la moindre question litigieuse
entre deux États intéresse la paix de l'Union tout en-
tière \

Souvent la nature même des procès dut semr de règle
à la compétence. C'est ainsi que toutes les questions qui
se rattachent au commerce maritime durent être tran-
chées par les tribunaux fédéraux *.

La raison est facile à indiquer : presque toutes ces

' La constitution dit également que les procès qui pourront naître entre
un État et les citoyens d'un autre État seront du ressort des cours fédérales.
Bientôt s'éleva la question de savoir si la constitution avait voulu parler de
tous les procès qui peuvent naître entre un État et les citoyens d'un autre
État, soit que les uns ou les autres fussent demandeurs. La cour suprême,
se prononça pour Taffirmative ; mais cette décision alarma les Etats par-
ticuliers, qui craigoirentd*étre traduits malgré eux, à tout propos, devant
la justice fédérale. Un amendement fut donc introduit dans la constitution
en vertu duquel le pouvoir judiciaire de l'Union ne put s'étendre jusqu'à
juger les procès qui auraient été intentés contre l'un des États-Unis par
les citoyens d'un autre.

Voyez Story^s commen taries y p. 624.

* Exemple : tous les faits de piraterie.

I. 10



"U^ DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

questions rentreDt dans l'appréciation du dix)it des gens.
Sous ce rapport, elles intéressent essentiellement l'Union
entière vis-à-vis des étrangers. D'ailleurs, la mer n'élanl
j)oint renfermée dans une circonscription judiciaire plu-
tôt que dans une autre, il n'y a que la justice nationale
qui puisse avoir un litre à connaître des procès qui ont
une origine maritime.

La constitution a renfermé dans une seule catégorie
presque tous les procès qui, par leur nature, doivent
ressortir des cours fédérales.

La règle qu'elle indique à cet égard est simple, mais
elle comprend à elle seule un vaste système d'idées el
une multitude de faits.

Les cours fédérales, dit-elle, devront juger tous les pro-
cès qui prendront naissance dans les lois des Étais-Unis.

Deux exemples feront parfaitement comprendre la
pensée du législateur.

La constitution interdit aux Etats le droit de faire des
lois sur la circulation de l'argent; malgré cette prohibi-
tion, un Etat fait une loi semblable. Les parties intéres-
sées refusent d'y obéir, attendu qu'elle est contraire à la
constitution. C'est devant un tribunal fédéral qu'il faul
aller, parce que le moyen d'attaque est pris dans les lois
des Êtals-Unis.

Le congrès établit un droit d'importation. Des difli*
cultes s'élèvent sur la perception de ce droit. C'est en-
core devant les tribunaux fédéraux qu'il faut se présen-
ter^ parcequela cause du procès est dans l'interprélalioii
d'une loi des États-Unis.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. S45

Celte règle csl parfaitement d'accord avec les bases
adoptées pour la institution fédérale.

L'Union, telle qu'on l'a constituée eh 1789, n'a, il est
vrai, qu'une souveraineté restreinte, mais on a voulu
que dans ce cercle elle ne formât qu'un seul et mente
peuple \ Dans ce cercle, elle est souveraine. Ce point
|K)sé et admis, tout le reste devient facile ; car si vous
reconnaissez que les États-Unis, dans les limites posées
par leur constitution, ne forment qu'un peuple, il faut
bien leur accorder les droits qui appartiennent à tous les
peuples.

Or, depuis l'origine des sociétés, on est d'accord sur
ce point : que chaque peuple a le droit de faire juger
par ses tribunaux toutes les questions qui se rapportent
à l'exécution de ses propres lois. Mais on répond : L'U-
nion est dans cette position singulière qu'elle ne forme
un peuple que relativement à certains objets ; pour tous
les autres elle n'est rien. Qu'en résulte-t-il ? C'est que,
jlu moins pour toutes les lois qui se rapportent à ces
objets, elle a les di'oits qu'on accorderait à une souve-
raineté complète. Le point réel de la difficulté est de
savoir quels sont ces objets. Ce point tranché (et nous
avons vu plus haut, en traitant de la compétence, com-
ment il l'avait été), il n'y a plus, à vrai dire, de ques*



' on a bien apporté quelques restrictions à ce principe en introduisant
les États particuliers comme puissance indépendante dans le sénat, et en
les foisant voter séparément dans la chambre des représentants en cas
d^élection da président ; mais ce sont des exceptions. Le principe contraire
est dominateur.



244 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

tîon ; car une fois qu'on a établi qu'un procès était fé-
déral, c'est-à-dire rentrait dans la part de souveraineté
réservée à l'Union par la constitution, il s'ensuivait
naturellement qu'un tribunal fédéral devait seul pro-
noncer.

Toutes les fois donc qu'on veut attaquer les lois des
États-Unis, ou les invoquer pour les défendre, c'est aux
tribunaux fédéraux qu'il faut s'adresser.

Ainsi, la juridiction des tribunaux de l'Union s'étend
ou se resserre suivant que la souveraineté de l'Union se
resserre ou s'étend elle-même.

Nous avons vu que le but principal des législateurs
de 1 789 avait été de diviser la souveraineté en deux
parts distinctes. Dans l'une, ils placèrent la direction de
tous les intérêts généraux de TUnion, dans l'autre, la
direction de tous les intérêts spéciaux à quelques-unes
de ses parties.

Leur principal soin fut d'armer le gouvernement fé-
déral d'assez de pouvoirs pour qu'il pût, dans sa sphère,
se défendre contre les empiétements des États parti-
culiers.

Quant à ceux-ci, on adopta comme principe général
de les laisser libres dans la leur. Le gouvernement cen-
tral ne peut ni les y diriger, ni même y inspecter leur
conduite.

J'ai indiqué au chapitre de la division des pouvoirs
que ce dernier principe n'avait pas toujours été respecté.
Jl y a certaines lois qu'un État particulier nepeut faire,
quoiqu'elles n'intéressent en apparence que lui seul.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 245

Lorsqu'un État de l'Union rend une loi de cette na-
ture, les citoyens qui sont lésés par l'exécution de cette
loi peuvent en appeler aux cours fédérales.

Ainsi, la juridiction des cours fédérales s'étend non-
seulement à tous les procès qui prennent leur source
dans les lois de l'Union, mais encore à tous ceux qui
naissent dans les lois que les États particuliers ont faites
contrairement à la constitution.

On interdit aux États de promulguer des lois rétro-
actives en matière criminelle; l'homme qui est con-
damné en vertu d'une loi de celte espèce peut en appeler
à la justice fédérale.

La constitution a également interdit aux États de faire
des lois qui puissent détruire on altérer les droits ac-
quis en vertu d'un contrat {impairing the obligatimn
ofcontrdcts) *.

Du moment où un particulier croit voir qu'une loi de



* H est parfaitement clair, dit M. Story, p. 505, que toute loi qui étend,
resserre ou change de quelque manière que ce soit l'intention des parties,
telle qu'elle résulte des stipulations contenues dans un contrat, altère
(impairs) ce contrat. Le même auteur déûnit avec soin au même endroit
ce que la jurisprudence fédérale entend par un contrat. La définition est
fort large. Une concession faite par TÉtat à un particulier et acceptée par
lui est un contrat et ne peut être enlevée par Tcffet d'une nouvelle loi.
Une charte accordée par TÉtat à une compagnie est un contrat et fait la
loi à rÉtat aussi bien qu'au concessionnaire. L'article de la constitution
dont nous parlons assure donc l'existence d'une grande partie des droits
acquis y mais non de tqus. Je puis posséder très-légitimement une pro-
priété sans qu'elle soit passée dans mes mains par suite d'un contrat. Sa
possession est pour moi un droit acquis, et ce droit n'est pas garanti par
la constitution fédérale.



346 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

son État blesse un droit de cette espèce, il peut refuser
d'obéir, et en appeler à la justice fédérale *.

Cette disposition me parait attaquer plus profondé-
ment que tout le reste la souveraineté des États.

Les droits accordés au gouvernement fédéral, dans
des buts évidemment nationaux, sont définis et faciles h
comprendre. Ceux que lui com^ède indirectement l'ar-
ticle que je viens de citer ne tombent pas facilement
sous le sens, et leurs limites ne sont pas nettement tra-
cées. Il y a, en effet, une multitude de lois politiques qui
réagissent sur Texistence des contrats, et qui pourraient
ainsi fournir matière à un empiétement du pouvoir cen-
tral.



MANIÈRE DE PROCÉDER DES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX.

Faiblesse naturelle de la justice dans les confédérations. — Efforts que doivent
l'aire les législateurs pour ne placer, autant que possible, que des individus
isolés, et non des États, on face des tribunaux fédéraux. — Comment les
Américains y sont parvenus. — Action directe des tribunaux fédéraux sur
les simples particuliers. — Attaque indirecte contre les États qui violent les
lois de l'Union. — L'arrêt de la justice fédérale ne détruit pas la loi provin-
ciale, il rénerve.

J'ai fait connaître quels étaient les droits des cours
fédérales; il n'importe pas moins de savoir comment
elles les exercent.



> Voici un exemple remarquable cité par M. Story, p. 508. Le collège
deDarmouth, dans le New-Hampshire, avait été fondé en vertu d'une charte
accordée à certains individus avant la révolution d'Amérique. Ses adminis-
trateurs formaient, en vertu de cette charte, un corps constitué, ou, sui-
vant Texpression américaine, une corporation. La législature du New-



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 247

La force irrésistible de la justice, dans les pays où la
souveraineté n'est point partagée, vient de ce que les
tribunaux, dans ce pays, représentent la nation tout
entière en lutte avec le seul individu que l'arrêt a frappé.
A ridée du droit se joint Tidée de la force qui appuie le
droit.

Mais, dans les pays où la souveraineté est divisée, il
n'en est pas toujours ainsi. La justice y trouve le plus
souvent en face d'elle, non un individu isolé, mais une
fraction de la nation. Sa puissance morale et sa force
matérielle deviennent moins grandes.

Dans les États fédéraux, la justice est donc naturelle-
ment plus faible et le justiciable plus fort.

lie législateur, dans les confédérations, doit travailler
sans cesse à donner aux tribunaux une place analogue
à celle qu'ils occupent chez les peuples qui n'ont pas
partagé la souveraineté ; en d'autres termes, ses plus
constants efforts doivent tendre à ce que la j ustice fédérale
représente la nation, et le justiciable un intérêt parr
ticulier.

Un gouvernement, de quelque nature qu'il soit, a
besoin d'agir sur les gouvernés, pour les forcer à lui



Hampshire crut devoir changer les termes de la charte originaire, et trans-
porta à de nouTeaux administrateurs tous les droits, privilèges et franchises
qui résultaient de cette charte. Les anciens administrateurs résistèrent, et
en appelèrent à la cour fédérale, qui leur donna gain de cause, attendu
que la charte originaire étant un véritable contrat entre TÉtat et les conces-
sionnaires, la loi nouvelle ne pouvait changer les dispositionsde cette charte
sans violer les droits acquis en vertu d*un contrat, et en conséquence vio-
ler rarticle i*% section x, de la constitution des États-Unis.



248 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

rendre ce qui lui est dû ; il a besoin d'agir contre eux
pour se défendre de leurs attaques.

Quant à l'action directe du gouvernement sur les gou-
vernés, pour les forcer d'obéir aux lois, la constitution
des États-Unis fit en sorte (et ce fut là son chef-d'œuvre)
que les cours fédérales, agissant au nom de ces lois,
n'eussent jamais affaire qu'à des individus. En effet,
comme on avait déclaré que la confédération ne formait
qu'un seul et même peuple dans le cercle tracé par
la constitution, il en résultait que le gouvernement créé
par cette constitution et agissant dans ses limites, était
revêtu de tous les droits d'un gouvernement national,
dont le principal est de faire parvenir ses injonctions
sans intermédiaire jusqu'au simple citoyen. Lors donc
que l'Union ordonna la levée d'un impôt, par exemple,
ce ne fut point aux États qu'elle dut s'adresser pour le
percevoir, mais à chaque citoyen américain, suivant sa
cote. La justice fédérale, à son tour, chargée d'assurer
rexécntion de cette loi de l'Union, eut à condamner,
non rÉtat récalcitrant, mais le contribuable. Comme la
justice des autres peuples, elle ne trouva vis-à-vis d'elle
qu'un individu.

Remarquez qu'ici TUnion a choisi elle-même son ad-
versaire. Elle l'a choisi faible ; il est tout naturel qu'il
succombe.

Mais quand l'Union, au lieu d'attaquer, en est réduite
elle-même à se défendre, la difficulté augmente. La con-
stitution reconnaît aux États le pouvoir de faire des lois.
Ces lois peuvent violer les droits de TUnion. Ici, néces-



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 249

sairement, on se trouve en lutte avec la souveraineté de
rËtat qui a fait la loi. Il ne reste plus qu'à choisir,
parmi les moyens d'action , le moins dangereux. Ce
moyen était indiqué d'avance paries principes généraux
que j'ai précédemment énoncés ^

On conçoit que, dans ie cas que je viens de supposer,
rUnion aurait pu citer l'État devant un tribunal fédéral,
qui eût déclaré la loi nulle; c'eût été suivre la marche
la plus naturelle des idées. Mais, de cette manière, la
justice fédérale se serait trouvée directement en face
d'un État, ce qu'on voulait, autant que possible, éviter.

[jes Américains ont pensé qu'il était presque impos-
sible qu'une loi nouvelle ne lésât pas dans son exécution
quelque intérêt particulier.

C'est sur cet intérêt particulier que les auteurs de la
constitution fédérale se reposent pour attaquer la me-
sure législative dont l'Union peut avoir à se plaindre.
C'est à lui qu'ils offrent un abri.

Un État vend des terres à une compagnie; un an
après, une nouvelle loi dispose autrement des mêmes
terres, et viole ainsi cette partie de la constitution qui
défend de changer les droits acquis par un contrat. Lors-
que celui qui a acheté en vertu de la nouvelle loi se pré-
sente pour entrer en possession, le possesseur, qui tient
ses droits de l'ancienne, l'actionne devant les tribu-
naux de l'Union et fait déclarer son titre nul*. Ainsi,
en réalité, la justice fédérale se trouve aux prises avec

* Voyez le chapitre intitulé : Du pouvoir judiciaire en Amérique.
•Voyez Eenfs commen taries, vol. ï, p. 587.



250 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

la souveraineté de l'État ; mais elle ne l'attaque qu'in-
directement et sur une application de détail. Elle frappe
ainsi la loi dans ses conséquences, non dans son prin-
cipe; elle ne la détruit pas, elle Ténerve.

Restait enfin une dernière hypothèse.

Chaque Étal formait une corporation qui avait une
existence et des droits civils à part ; conséquemment, il
pouvait actionner ou être actionné devant les tribunau]^.
Vn État pouvait, par exemple, poursuivre en justice un
autre Etat.

Dans ce cas, il ne s'agissait plus pour l'Union d'atta-
quer une loi provinciale, mais déjuger un procès dans
lequel un État était partie. C'était un procès comme un
autre; la qualité seule des plaideurs était différente. Ici
le danger signalé au commencement de ce chapitre existe
encore; mais cette fois on ne saurait l'éviter; il est in-
hérent à l'essence même des constitutions fédérales,
dont le résultat sera toujours de créer au sein de la na-
tion des particuliers assez puissants pour que la justice
s'exerce contre eux avec peine.



RANG ÉLEVÉ QU'OCCUPE LA COUR SUPRÊME PARMI LES GRANDS

POUVOIRS DE L'ÉTAT.

Auciin peuple n'a constitué un aussi grand pouvoir judiciaire que les AnitTÏ-
cains. — Étendue de ses attributions. — Son influence politique. — La paix
et l'existence ni(5me de l'Union dépendent de la sagesse des 8oj»t jujres
lédéraux.

Quand, après avoir examiné en détail l'organisation
(le la cour suprême, on arrive à considérer dans leur



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 251

ensemble les attributions qui lui ont été données, on dé-
couvre sans peine que jamais un plus immense pouvoir
judiciaire n'a été constitué chez aucun peuple. i

Fia cour suprême est placée plus haut qu'aucun tribu-
nal connu, et par la nature de ses droits et par V espèce
de ses justiciables.

Chez toutes les nations policées de l'Europe, le gou-
vernement a toujours montré une grande répugnance à
laisser la justice x)rdinaire trancher les questions qui
l'intéressaient lui-même. Cette répugnance est naturel-
lement plus grande lorsque le gouvernement est plus
absolu. A mesure, au contraire, que la liberté augmente,
le cercle des attributions des tribunaux va toujours en
s'élargissant ; mais aucune des nations européennes n'a
encore pensé que toute question judiciaire, quelle qu'en
fût l'origine, pût être abandonnée aux juges du droit
commun.

En Amérique, on a mis cette théorie en pratique. La
cour suprême des États-Unis est le seul et unique tribu-
nal de la nation.

Elle est chargée de l'interprétation des lois et de celle
des traités ; les questions relatives au commerce mari-
time, et toutes celles en général qui se rattachent au
droit des gens, sont de sa compétence exclusive. on peut
même dire que ses attributions sont presque entièrement
politiques, quoique sa constitution soit entièrement ju-
diciaire. Son unique but est de faire exécuter les lois de
rUnion, et TUnion ne règle que les rapports du gouver-
nement avec les gouvernés, et de la nation avec lesélran-



252 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE

gers: les rapports des citoyens entre eux sont presque
tous régis par la souveraineté des États.

A cette première cause d'importance il faut en ajou-
ter une autre plus grande encore. Chez les nations de
l'Europe, les tribunaux n'ont que des particuliers pour
justiciables; mais on peut dire que la cour suprême des
États-Unis fait comparaître des souverains à sa barre.
Lorsque l'huissier, s'avançant sur les degrés du tribunal,
vient à prononcer ce peu de mots : a L'État de New-
York contre celui de l'Ohio, » on sent qu'on n'est point
là dans l'enceinte d'une cour de justice ordinaire. Et quand
on songe que l'un de ces plaideurs représente un million
d'hommes et l'autre deux millions, on s'étonne de la
responsabilité qui pèse sur les sept juges dont l'arrêt
va réjouir ou attrister un si grand nombre de leurs con-
citoyens.

Dans les mains des sept juges fédéraux reposent in-
cessamment la paix, la prospérité, l'existence même de
l'Union. Sans eux, la constitution est une œuvre morte;
c'est à eux qu'en appelle le pouvoir exécutif pour résis-
ter aux empiétements du corps législatif; la législature,
pour se défendre des entreprises du pouvoir exécutif;
rUnion, pour se faire obéir des États ; les Etats, pour re-
pousser les prétentions exagérées de l'Union ; l'intérêt
public contre Tintérêt privé; l'esprit de conservation
contre l'instabilité démocratique. Leur pouvoir est im-
mense; mais c'est un pouvoir d'opinion. Ils sont toul-
puissants tant que le peuple consent à obéir à la loi ; ils
ne peuvent rien dès qu'il la méprise. Or, la puissance



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 255

d'opinion est celle dont il est le plus difficile de faire
usage, parce qu'il est impossible de dire exactement où
sont ses limites. 11 est souvent aussi dangereux de rester
en deçà que de les dépasser.

Les juges fédéraux ne doivent donc pas seulement être
de bons citoyens, des hommes instruits et probes, qua-
lités nécessaires à tous magistrats, il faut encore trou-
ver en eux des hommes d'État; il 'faut qu'ils sachent
discerner l'esprit de leur temps, affronter les obstacles
qu'on peut vaincre, et se détourner du courant lorsque
le flot menace d'emporter avec eux-mêmes la souverai-
neté de l'Union et l'obéissance due à ses lois.

Le président peut faillir sans que TÉtat souffre, parce
que le président n'a qu'un pouvoir borné. Le congrès
peut errer sans que l'Union périsse, parce qu'au-dessus
du congrès réside le* corps électoral qui peut en changer
l'esprit en changeant ses membres.

Mais si la cour suprême venait jamais à être composée
d'hommes imprudents ou corrompus, la confédération
aurait à craindre l'anarchie ou la guerre civile.

Du reste, qu'on ne s'y trompe point, la cause origi-
naire du danger n'est point dans la constitution du tri-
bunal, mais dans la nature même des gouvernements
fédéraux. Nous avons vu que nulle part il n'est plus
nécessaire de constituer fortement le pouvoir judiciaire
que chez les peuples confédérés, parce que nulle part les
existences individuelles, qui peuvent lutter contre le
corps social, ne sont plus grandes et mieux en état de re-
misier à l'emploi de la force matérielle du gouvernement.



254 i)E LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Or, plus il est nécessaire qu'un pouvoir soit fort, plus
il faut lui donner d'étendue et d'indépendance. Plus un
|)Ouvoir est étendu et indépendant, et plus Tabus qu'on
en peut faire est dangereux. L'origine du mal n'est donc
|>oint dans la constitution de ce pouvoir, mais dans la
constitution même de l'État qui nécessite l'existence
d'un pareil pouvoir.



EN QUOI LÀ CONSTITUTION FÉDÉRALE EST SUPÉRIEURE
A LA CONSTITUTION DES ÉTATS.

Coin ment on peut comparer la constitution de TUnion & celle des États particu-
liers — on doit particulièrement attribuer à la sagesse des législateurs fédé-
raux la supériorité de la constitution de TUoion. — lia législature de rUoioo
moins dépendante du peuple que celle des États. — > Le pouvoir exécstif
plus libre dans sa sphère. — Le pouvoir judiciaire moins assujetti aux voV
lontésdc la majorité. — Conséquences pratiques de ceci. — Les législateurs
fédéraux ont atténué les dangers inhérents au gouvernement de la démoua-
tie ; les législateurs des États ont accru ces dangers.

La constitution fédérale diffère essentiellement de la
constitution des Etats parle but qu'elle se propose, maib
elle s'en rapproche beaucoup quant aux moyens d'attein-
dre ce but. L'objet du gouvernement est différent, mais
les formes du gouvernement sont les mêmes. Sous ce
point de vue spécial, on peut utilement les comparer.

Je pense que la constitution fédérale est supérieure à
toutes les constitutions d'État. Cette supériorité tient à
plusieurs causes.

La constitution actuelle de l'Union n'a été formée que
|)Ostérieurement à celles de la plupart des Etats ; on îi
donc pu profiter de l'expérience acquise.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 255

On se convaincra toutefois que celle cause n'est que
secondaire, si l'on songe que, depuis rétablissement de
la constitulion fédérale, la confédération américaine s'est
accrue de onze nouveaux Etats, et que ceux-ci ont pres-
que toujours exagéré plutôt qu'atténué les défauts exis-
tant dans les constitutions de leurs devanciers.

La grande cause de la supériorité de la constitution
fédérale est dans le caractère même des législateurs.

A l'époque où elle fut formée, la ruine de la confé-
dération paraissait imminente ; elle était pour ainsi dire
présente à tous les yeux. Dans cette extrémité le peuple
choisit, non pas peut-être les hommes qu'il aimait le
mieux, mais ceux qu'il estimait le plus.

J'ai déjà fait observer plus haut que les législateurs
de l'Union avaient presque tous été remarquables par
leurs lumières, plus remarquables encore par leur pa-
triotisme.

Ils s'étaient tous élevés au milieu d'une crise sociale,
pendant laquelle l'esprit de liberté avait eu continuelle-
ment à lutter contre une autorité forte et dominatrice.
La lutte terminée, et tandis que, suivant l'usage, les
passions excitées de la foule s'attachaient encore à com-
battre des dangers qui depuis longtemps n'existaient
plus, eux s'étaient arrêtés; ils avaient jeté un regard
plus tranquille et plus pénétrant sur leur patrie ; ils
avaient vu qu'une révolution définitive était accomplie,
ot que désormais les périls qui menaçaient le peuple ne
pouvaient naître que des abus de la liberté. Ce qu'ils
|)ensaienl, ils eurent le courage de le dire, parce qu'ils



250 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

sentaient au fond de leur cœur un amour sincère et ar-
dent pour cette même liberté; ils osèrent parler de la
restreindre, parce qu'ils étaient sûrs de ne pas vouloir
la détruire^

* À celle époque, le célèbre Alexandre Hamilton, Fun des rédacteurs les
plus influenls de la conslitulion, ne craignait pas de publier ce qui soit
dans le Fédéraliste, n" 71 :

(( Je saiS) disait-il, qu'il y a des gens près desquels le pouvoir exécutif
ne saurait mieux se recommander qu'en se pliant avec servilité aux désirs
du peuple ou de la législature ; mais ceux-là me paraissent posséder des
notions bien grossières sur Fobjet de tout gouvernement, ainsi que sur
les vrais moyens de produire la prospérité publique.

« Que les opinions du peuple, quand elles sont raisonnées et mûries,
dirigent la conduite de ceux auxquels il confie ses affaires, c'est ce qui ré-
sulte de rélablissement d'une constitution républicaine; mais les principes
républicains n'exigent point qu'on se laisse emporter au moindre vent des
passions populaires, ni qu'on se bâte d'obéir à toutes les impulsions mo-
mentanées que la multitude peut recevoir par la main artificieuse des
bommes qui flattent ses préjugés pour trahir ses intérêts.

« Le peuple ne veut, le plus ordinairement, qu'arriver au bien public,
ceci est vrai ; mais il se trompe souvent en le cherchant. Si on venait lui
dire qu'il juge toujours sainement les moyens à employer pour produire
la prospérité nationale, son bon sens lui ferait mépriser de pareilles flatte-
ries; car il a appris par expérience qu'il lui est arrivé quelquefois de se
tromper; et ce dont on doit s'étonner, c'est qu'il ne se trompe pas plus
souvent, poursuivi comme il l'est toujours par les ruses des parasites et
des sycophantes, environne par les pièges que lui tendent sans cesse tant
d'hommes avides et sans ressources, déçu chaque jour par les artifices de
ceux qui possèdent sa confiance sans la mériter, ou qui cherchent plutôt
à la posséder qu'à s'en rendre dignes.

« Lorsque les vrais intérêts du peuple sont contraires à ses désirs, le de-
voir de tous ceux qu'il a préposés à la garde de ces intérêts est de com-
battre l'erreur dont il est momentanément la victime, afin de lui donner
le temps de se reconnaître et d'envisager les choses de sang-froid. Et il
est arrivé plus d'une fois qu'un peuple, sauvé ainsi des fatales consé-
quences de ses propres erreurs, s'est plu à élever des monuments de ta
reconnaissance aux honmios (pii avaient eu le magnanime courage de
s'exposer à lui déplaire pour le servir. »



GOUVERNËMËIST FÉDÉHAL. 257

Li plupart des constitutions d'États ne donnent au •
mandat de la chambre des représentants qu'un an de
durée, et deux à celui du sénat. De telle sorte que les
membres du corps législatif sont liés sans cesse, et de
la manière la plus étroite, aux moindres désirs de leurs
constituants.

Les législateurs de l'Union pensèrent'que cette extrême
dépendance de la législature dénaturait les principaux
eflets du système représentatif, en plaçant dans le. peu-
ple lui-même non-seulement l'origine des pouvoirs, mais
encore le gouvernement.

Ils accrurent la durée du mandat électoral pour lais-
ser au député un plus grand emploi de son libre ar-
bitre,

La constitution fédérale, comme les difTérentes consti-
tutions d'États, divisa le corps législatif en deuxbranches.

Mais, dans les États, on composa ces deux parties de
la législature des mêmes éléments et suivant le même
mode d'élection. 11 en résulta que les passions et les
volontés de la majorité se firent jour avec la même faci-
lité, et trouvèrent aussi rapidement un organe et un
instrument dans l'une que dans l'autre chambre. Ce qui
donna un caractère violent et précipité à la formation
des lois.

La constitution fédérale fit aussi sortir les deux Cham-
bres des votes du peuple ; mais elle varia les conditions
d'éligibilité et le mode de Télection ; afin que si, comme
chez certaines nations, l'une des deux branches de la
législature ne représentait pas des intérêts diflérents do

I. 17



258 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRfQUE.

l'autre, elle représentât an moins une sagesse supé-
rieure.

H fallut avoir atteint un âge mûr pour être sénateur,
et ce fut une assemblée déjà choisie elle-même et peu
nombreuse qui fut chargée d'élire.

Les démocraties sont naturellement portées à concen-
trer toute la force sociale dans les mains du corps légis-
latif. Celui-ci étant le pouvoir qui émane le plus direc-
tement du peuple, est aussi celui qui participe le pins
de sa toute-puissance.

On remarque donc en lui une tendance habituelle qui
la porte à réunir toute espèce d'autorité dans son sein.

Cette concentration des pouvoirs, en même temps
qu'elle nuit singulièrement à la bonne conduite des af-
faires, fonde le despotisme de la majorité.

Los législateurs des États se sont fréquemment aban-
donnés à cos inslincls de la démocratie ; ceux de l'Union
ont toujours courageusement lutté contre eux.

Dans les Étals, lepouvoir exécutif est remis aux mains
d'un magistrat placé en apparence à côté de la législa-
ture, mais qui, en réalité, n'est qu'un agent aveugle et
un insirument passif de ses volontés. Où puiserait-il sa
force? Dans la durée des fonctions? Il n'est, en général,
nommé que pour une année. Dans ses prérogatives? Il
n'en a point pour ainsi dire. La législature peut le ré-
duire à rimpuissance, en chargeant de Texécution de
ses lois des commissions spéciales prises dans son sein.
Si elle le voulait, elle pourrait en quelque sorte l'annu-
ler en lui retranchant son traitement.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 259

La constitution fédérale a concentré tous les droits du
pouvoir exécutif, comme toute sa responsabilité, sur un
seul homme. Elle adonné au président quatre ans d'exis-
tence; elle lui a assuré, pendant toute la durée de sa ma-
gistrature, la jouissance de son traitement; elle lui a
composé une clientèle, et l'a armé d'un veto suspensif.
En un mot, après avoir soigneusement Iracé la sphère
du pouvoir exécutif, elle a cherché à lui donner autant
que possible, dans cette sphère, une position forte et
libre.

Le pouvoir judiciaire est, de tous les pouvoirs, celui
qui, dans les constitutions d'État, est resté le moins dé-
pendant de la puissance législative.

Toutefois, dans tous les États, la législature est de-
meurée maîtresse de fixer les émoluments des juges, ce
qui soumet nécessairement ces derniers à son influence
immédiate.

Dans certains États, les juges ne sont nommés que
pour un temps, ce qui leur ôte encore une grande par-
tie de leur force et de leur liberté.

Dans d'autres, on voit les pouvoirs législatifs et judi-
ciaires entièrement confondus. Le sénat de New-York,
par exemple, forme pour certains procès le tribunal su-
périeur de l'État.

La constitution fédérale a pris soin, au contraire, de
séparer le pouvoir judiciaire de tous les autres. Elle a,
de plus, rendu les juges indépendants, en déclarant leur
traitement fixe et leurs fonctions irrévocables.

Les conséquences pratiques de ces différences sont fa-



360 DE LÀ DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

ciles à apercevoir. Il est évident, pour tout observateur
attentif, que les affaires de l'Union sont infiniment mieux
conduites que les affaires particulières d'aucun Étal.

Le gouvernement fédéral est plus juste et plus mo-
déré dans sa marche que celui des Etats. Il y a plus de
sagesse dans ses vues, plus de durée et de combinaison
savante dans ses projets, plus d'habileté, de suite et de
fermeté dans l'exécution de ses mesures.

Peu de mots suf6sent pour résumer ce chapitre.

Deux dangers principaux menacent l'existence des
démocraties .

L'asservissement complet du pouvoir législatif aux
volontés du corps électoral.

La concentration, dans le pouvoir législatif, de tous
les autres pouvoirs du gouvernement.

Les législateurs des Etats ont favorisé le développe-
ment de ces dangers. Les législateurs de l'Union onl
fait ce qu'ils ont pu pour les rendre moins redoutables.



CE QUI DISTINGUE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE
DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE DE TOUTES LES AUTRES
CONSTITUTIONS FÉDÉRALES.

La confédération américaine ressemble en apparence à toutes les confédéra-
tions. — Cependant ses effets sont différents. — ' D'où vient cela ? — En quoi
cette confédération s'éloigne de toutes les autres.— Le gouvernement amé-
ricain n'est point un gouvernement fédéral, mais un gouvernement national
incomplet.

Les Etats-Unis d'Amérique n'ont j)as donné le pre-
mier et unique exemple d'une confédération. Sans par-
ler do l'antiquité, l'Europe moderne en a fourni plu-



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 361

sieurs. La Suisse, Tempire germanique, la république
(les Pays-Bas^ ont été ou sont encore des coniédérations.

Qjuand on étudie les constitutions de ces différents
pays, on remarque avec surprise que les pouvoirs con-
férés par elles ^u gouvernement fédéral sont à peu près
le^ mêmes que ceux accordés par la constitution améri-
caine au gouvernement des États-Unis. Comme cette
dernière, elles donnent à la puissance centrale le droit de
faire la paix et la guerre, le droit de lever les hommes
et l'argent, de pourvoir aux besoins généraux et de ré-
gler les intérêts communs de la nation.

Cependant le gouvernement fédéral , chez ces diffé-
rents peuples, est presque toujours resté débile et impuis-
sant, tandis que celui de l'Union conduit les affaires
avec vigueur et facilité.

Il y a plus, la première Union américaine n'a pas pu
subsister , à cause de l'excessive faiblesse de son gou-
vernement, et pourtant ce gouvernement si faible avait
reçu des droits aussi étendus que le gouvernement fédé-
ral de nos jours. on peut même dire qu'à certains égards
ses privilèges étaient plus grands.

Il se trouve donc dans la constitution actuelle des États-
Unis quelques principes nouveaux qui ne frappent point
d'abord, mais dont T influence se fait profondément sentir.

Cette constitution , qu'à la première vue on est tenté
de confondre avec les constitutions fédérales qui Tout
précédée, repose, en effet, sur une théorie entièrement
nouvelle, et qui doit marquer comme une grande dé-
couverte dans la science politique de nos jours.



^ DE LA DËMOCRiTIE EN AMÉRIQUE.

Dans toutes les confédérations qui ont précédé la con-
fédération américaine de 1789, les peuples, qai s'al-
liaient dans un but commun, consentaient à obéir aux
injonctions d'un gouvernement fédéral; mais ils gar-
daient le droit d'ordonner et de surveiller chez eux
Texéculion des lois de l'Union.

Les États américains qui s'unirent en 1789 ont non-
seulement consenti à ce que le gouvernement fédéral
leur dictât des lois, mais encore à ce qu'il fît exécuter
lui-même ses lois.

Dans les deux cas le droit est le même, l'exercice seul
du droit est différent. Mais cette seule différence produit
d'immenses résultats.

Dans toutes les confédérations qui ont précédé l'Union
américaine de nos jours, le gouvernement fédéral , afin
de pourvoir à ses besoins , s'adressait aux gouverne-
ments particuliers. Dans le cas où la mesure prescrite
déplaisait à l'un d'eux, ce dernier pouvait toujours se
soustraire à la nécessité d'obéir. S'il était fort, il en ap-
pelait aux armes ; s'il était faible, il tolérait la résistance
aux lois de l'Union devenues les siennes, prétextait l'im-
puissance, et recourait à la force d'inertie.

Aussi a-t-on constamment vu arriver l'une de ces deux
choses : le plus puissant des peuples unis, prenant en
main les droits de l'autorité fédérale, a dominé tous les
autres en son nom ^ ; ou le gouvernement fédéral est resté

* C'est ce qu'on a vu chez les Grecs, sous Philippe, lorsque ce prince se
chargea d'exécuter le décret des amphictyons. C'est ce qui est arrivé à la
république des Pays-Bas, où la province de Hollaude a toujours fait la loi.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 263

abandonné à ses propres forces, et alors l'anarchie s'est
établie parmi les confédérés, et TCnion est tombée dans
Timpuissance d'agir*.

En Amérique , l'Union a pour gouvernés , non des
Étals, naais de simples citoyens. Quand elle veut lever
une taxe, elle ne s'adresse pas au gouvernement du
Massachusetts, mais à chaque habitant du Massachusetts.
Les anciens gouvernements fédéraux avaient en face
d'eux des peuples, celui de l'Union a des individus. Il
n'emprunte point sa force, mais il la puise en lui-même.
Il a ses administrateurs à lui, ses tribunaux, ses offi*
ciers de justice et son armée.

Sans doute l'esprit national, les passions collectives,
les préjugés provinciaux de chaque Étal, tendent encore
singulièrement à diminuer l'étendue du pouvoir fédéral
ainsi constitué, et à créer des centres de résistance à ses
volontés; restreint dans sa souveraineté, il ne saurait
être aussi fort que celui qui la* possède tout entière; mais
c'est là un mal inhérent au système fédératif.

En Amérique, chaque État a beaucoup moins d'occa-
sions et de tentations de résister ; et si la pensée lui en
vient, il ne peut la mettre à exécution qu'en violant ou-
vertement les lois de l'Union, en interrompant le cours
ordinaire de la justice, en levant l'étendard de la révolte;



La même chose se passe encore de nos jours dans le corps germanique,
L^Âutriche et la Prusse se font les agents de la diète, et dominent toulo
la confédération en son nom.

Ml en a toujours été ainsi pour la confédération suisse. — Il y a des
siècles que la Suisse n'existerait plus sans les jalousies de ses voisins.



1

I



ni DE L A DCIOCA ATIl Elf A MCRIQU E .

il lai faut, en on mot, prendre font d'un coup un
psuii extrême, ce que les hommes hésitent longtemps à
fiure.

Dans les aneioines confédératMms, les drmts accor-
dés i rCnicMi étaient poar elle des causes de guerres et
non de pubsance, puisque ees droits multipliaient ses
exigenees, sans augmenter ses moyens de se faire obâr.
Aussi a-t-on presque toujours tu la faiblesse réelle des
goarem^aoents fédéraux croître en raison directe de
leur pouvoir nominal.

U n'en est pas ainsi dans l'Union américaine ; comme
la plupart des gouyemements ordinaires, le gouver-
nement fédéral peut faire tout ce qu'on lui donne le
droit d'exécuter.

L'esprit humain invente plus facilement les choses
que les mois : de là vient l'usage de tant de termes im-
propres et d'expressions incomplètes.

Plusieurs nations forment une ligue permanente et
établissent une autorité suprême, qui, sans avoir action
sur les simples citoyens, comme pourrait le faire un
gouvernement national, a cependant aclion sur chacun
des peuples confédérés, pris en corps.

Ce gouvernement , si différent de tous les autres , re-
çoit le nom de fédéral.

On découvre ensuite une forme de société dans la-
quelle plusieurs peuples se fondent réellement en un
seul quant à certains intérêts communs, et restent sépa-
rés et seulement confédérés pour tous les autres.

Ici le pouvoir central agit sans intermédiaire sur les



GOUVERNEMENT FËDËRAL. 265

gouvernés, les administre el les juge lui-même, comme
le font les gouvernements nationaux, mais il n'agit ainsi
que dans un cercle restreint. Évidemment ce n'est plus
là un gouvernement fédéral, c'est un gouvernement na-
tional incomplet. Ainsi on a trouvé une forme de gou-
vernement qui n'était précisément ni nationale ni fédé-
raie ; mais on s'est arrêté là, el le mot nouveau qui doit
exprimer la chose nouvelle n'existe point encore.

C*est pour n'avoir pas connu cette nouvelle espèce de
confédération, que toutes les Unions sont arrivées à la
guerre civile, à l'asservissement, ou à l'inertie. Les peu-
ples qui les composaient ont tous manqué de lumières
pour voir le remède à leurs maux , ou de courage pour
l'appliquer.

La première Union américaine était aussi tombée dans
les mêmes défauts.

Mais en Amérique, les États confédérés, avant d'arri-
ver à l'indépendance, avaient longtemps fait partie du
même empire; ils n'avaient donc point encore contracté
l'habitude de se gouverner complètement eux-mêmes, et
les préjugés nationaux n'avaient pu jeter de profondes
racines ; plus éclairés que le reste du monde , ils étaient
entre eux égaux en lumières, ils ne sentaient que faible-
ment les passions qui, d'ordinaire , s'opposent chez les
peuples à l'extension du pouvoir fédéral , et ces passions
étaient combattues par les plus grands citoyens. Les
Américains, en même temps qu'ils sentirent le mal, en-
visagèrent avec fermeté le remède. Ils corrigèrent leurs
lois et sauvèrent le pays.



266 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.



DES AVANTAGES DU SYSTÈME FÉDÉRATIF, EN GÉNÉRAL,
ET DE SON UTILITÉ SPÉCIALE POUR L'AMÉRIQUE.

Ronheur et liberté dont jouissent les petites nations. — Puissance des grandes
nations. — Les grands empires favorisent les développements de la civilisa-
tion — Que la force est souvent pour les nations le premier élément de pros-
périté. — Le système fédéral a pour but d'unir les avantages que les peuples
tirent de la grandeur et de la petitesse de leur territoire. — Avantages que les
Etats Unis retirentde ce système. — La loi se plie aux besoins de« populations
et les populations ne se plient pas aux nécessités de la loi. — Activité, progrès,
goût et usage de la liberté parmi les peuples américains. — L'esprit public de
l'Union n'est que le résumé du patriotisme provincial. — Les choses et les
idées circulent librementsur le territoire des Etats-Unis. — L'Union est libre
et heureuse comme une petite nation, respectée comme une grande.

Chez les petites nations, l'œil de la société pénètre
partout; l'esprit d'amélioration descend jusque dans les
moindres détails : l'ambition du peuple étant fort tem-
pérée par sa faiblesse , ses efforts et ses ressources se
tournent presque entièrement vers son bien-être inté-
rieur, et ne sont point sujets à se dissiper en vaine fu-
mée de gloire. De plus, les facultés de chacun y étant
généralement bornées, les désirs le sont également. La
médiocrité des fortunes y rend les conditions à peu près
égales; les mœurs y ont une allure simple et paisible.
Ainsi, à tout prendre et en faisant état des divers degrés
de moralité et de lumière, on rencontre ordinairement,
chez les petites nations, plus d'aisance, de population et
de tranquillité que chez les grandes.

Lorsque la tyrannie vient à s*établir dans le sein d'une
petite nalion, elle y est plus incommode que partout ail-
leurs, parce qu'agissant dans un cercle plus restreint,
elle s'étend à tout dans ce cercle. Ne pouvant se prendre



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 267

à quelque grand objet, elle s'occupe d'une multitude de
petits ; elle se montre à la fois violente et tracassière. Du
monde politique, qui est, à proprement parler, son do-
maine, elle pénètre dans la vie privée. Après les actions,
elle aspire à régenter les goûts; après l'État, elle veut
gouverner les familles. Mais cela arrive rarement; la
liberté forme, à vrai dire, la condition naturelle des pe-
tites sociétés. Le gouvernement y offre trop peu d'appât
à l'ambition, les ressources des particuliers y sont trop
bornées, pour que le souverain pouvoir s'y concentre
aisément dans les mains d'un seul. Le cas arrivant, il
n'est pas diiîicile aux gouvernés de s'unir, et, par un
effort commun y de renverser en même temps le tyran et
la tyrannie.

Les peliles nations ont donc été de tout temps le ber-
ceau de la liberté politique. Il est arrivé que la plupart
d'entre elles ont perdu celte liberté en grandissant; ce
qui fait bien voir qu'elle tenait à la petitesse du peuple
et non au peuple lui-même.

L'histoire du monde ne fournit pas d'exemple d'une
grande nation qui soit restée longtemps en république*,
ce qui a fait dire que la chose était impraticable. Pour
moi, je pense qu'il est bien imprudent à l'homme de
vouloir borner le possible et juger l'avenir, lui auquel
le réel et le présent échappent tous les jours, et qui
se trouve sans cesse surpris à l'improviste dans les
choses qu'il connaît le mieux. Ce qu'on peut dire avec

I Je ne parle point ici d'une confédération de petites républiques, mais
d'une grande république consolidée.



268 DE LA DÉBîOCRATIE EN AMÉRIQUE.

certitude, c'est que l'existence d'une grande répu-
blique sera toujours infiniment plus exposée que celle
d'une petite.

Toutes les passions fatales aux républiques grandis-
sent avec l'étendue du territoire, tandis que les vertus
qui leur servent d'appui ne s'accroissent point suivant
la même mesure.

L'ambition des particuliers augmente avec la puis-
sance de rÉtal; la force des partis, avec rimportance
du but qu'ils se proposent; mais l'amour de la patrie,
qui doit lutter contre ces passions destructives, n'est
pas plus fort dans une vaste république que dans une
petite. Il serait même facile de prouver qu'il y «st
moins développé et moins puissant. Les grandes ri-
chesses et les profondes misères, les métropoles, la dé-
pravation des mœurs, l'égoïsme individuel, la compli-
cation des intérêts, sont autant de périls qui naissent
presque toujours de la grandeur de l'État. Plusieurs de
ces choses ne nuisent point à l'existence d'une monar-
chie, quelques-unes même peuvent concourir à sa du-
rée. D'ailleurs, dans les monarchies, le gouvernement
a une force qui lui est propre ; il se sert du peuple et
ne dé|)cnd pas de lui ; plus le peuple est grand, plus le
prince est fort; mais le gouvernement républicain ne
peut opposer à ces dangers que l'appui de la majorité.
Or, cet élément de force n'est pas plus puissant, pro-
portion gardée, dans une vaste république que dans
une petite. Ainsi, tandis que les moyens d'attaque au{(-
mentent sans cesse de nombre et de pouvoir, la force



GOIVËRNËMENT FÉDÉRAL. 269

(le résistance reste la même. on peut même dire qu'elle
diminue, car plus le peuple esl nombreux et plus la
nature des esprits et des intérêts se diversifie, plus par
conséquent il est difficile de former une majorité com-
pacte.

On a pu remarquer d'ailleurs que les passions hu-
maines acquéraient de l'intensité, non-seulement par
la grandeur du but qu'elles veulent atteindre, mais
aussi par la multitude d'individus qui les ressentent en
même temps. Il n'est personne qui ne se soit trouvé
plus ému au milieu d'une foule agitée qui partageait
son émotion, que s'il eût été seul à l'éprouver. Dans
une grande république, les passions politiques devien-
nent irrésistibles^ non-seulement parce quel'objet qu'elles
poursuivent est immense, mais encore parce que des
millions d'hommes les ressentent de la même manière et
dans le même moment.

Il est donc permis de dire d'une manière générale
que rien n'est si contraire au bien-être et à la liberté
des hommes que les grands empires.

Les grands États ont cependant des avantages qui
leur sont particuliers et qu'il faut reconnaître.

De même que le désir du pouvoir y est plus ardent
qu'ailleurs parmi les hommes vulgaires, l'amour de la
gloire y est aussi plus développé chez certaines âmes
qui trouvent dans les applaudissements d'un grand
peuple un objet digne de leurs efforts et propre à les
élever en quelque sorte au-dessus d'elles-mêmes. La
pensée y reçoit en toute chose une impulsion plus ra-



270 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

pide et plus puissante, les idées y circulent plus libre-
ment, les métropoles y sont comme de vastes centres
intellectuels où viennent resplendir et se combiner tous
les rayons de l'esprit humain : ce fait nous explique
pourquoi les grandes nations font faire aux lumières et
à la cause générale de la civilisation des progrès plus
rapides que les petites. Il faut ajouter que les découvertes
importantes exigent souvent un développement de force
nationale dont le gouvernement d'un petit peuple est
incapable; chez les grandes nations, le gouvernement a
plus. d'idées générales, il se dégage plus complètement
de la routine des antécédents et de l'égoïsme des loca-
lités. Il y a plus de génie dans ses conceptions, plus de
hardiesse dans ses allures.

Le bien-être intérieur est plus complet et plus ré-
pandu chez les petites nations, tant qu'elles se main-
tiennent en paix; mais l'état de guerre leur est plus
nuisible qu'aux grandes. Chez celles-ci Téloignement
des frontières permet quelquefois à la masse du peuple
de rester pendant des siècles éloignée du danger. Pour
elle, la guerre est plutôt une cause de malaise que de
ruine.

Il se présente d'ailleurs, en cette matière comme en
beaucoup d'autres, une considération qui domine toul
le reste : c'est celle de la nécessité.

S'il n'y avait que de petites nations et point de gran-
des, l'humanité serait à coup sûr plus libre et plus heu-
reuse; mais on ne peut faire qu'il n'y ait pas de grandes
nations.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 271

Ceci introduit dans le monde un nouvel élément de
prospérité nationale, qui est la force. Qu'importe qu'un
peuple présente Tirnage de Taisance et de la liberté,
s'il se voit exposé chaque jour à être ravagé ou conquis?
qu'importe qu'il soit manufacturier et commerçant, si
un autre domine les mers et fait la loi sur tous les mar-
chés? les petites nations sont souvent misérables, non
point parce qu'elles sont petites, mais parce qu'elles
sont faibles; les grandes prospèrent, non point parce
qu'elles sont grandes, mais parce qu'elles sont fortes.
La force est donc souvent pour les nations une des pre-
mières conditions du bonheur et même de l'existence.
De là vient qu'à moins de circonstances particulières,
les petits peuples finissent toujours par être réunis vio-
lemment aux grands ou par s'y réunir d'eux-mêmes. Je
ne sache pas de condition plus déplorable que celje d'un
peuple qui ne peut se défendre ni se suffire.

C'est pour unir les avantages divers qui résultent de
la grandeur et de la petitesse des nations, que lesystème
fédéra tif a été créé.

Il sufBl de jeter un regard sur les États-Unis d'Amé-
rique pour apercevoir tous les biens qui découlent pour
eux de l'adoption de ce système.

Chez les grandes nations centralisées, le législateur
est obligé de donner aux lois un caractère uniforme que
ne comporte pas la diversité des lieux et des mœurs ;
n'étant jamais instruit des cas particuliers, il ne peut
proci*der que par des règles générales; les hommes sont
alors obligés de se plier aux nécessités de la législation,



272 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

car la législation ne sait point s'accommoder aux be-
soins et aux inœuis des hommes ; ce qui est une grande
cause de troubles et de misères.

Cet inconvénient n'existe pas dans les confédérations:
le congrès règle les principaux actes de Texistence so-
ciale ; tout le détail en est abandonné aux législations
provinciales.

On ne saurait se figurer à quel point celte division
de la souveraineté sert au bien-être de chacun des Etats
dont l'Union se compose. Dans ces petites sociétés, que
ne préoccupe point le soin de se défendre ou de s'a-
grandir, toute la puissance publique et toute l'énergie
individuelle sont tournées du côté des améliorations in-
térieures. Le gouvernement central de chaque État étaot
placé tout à côté des gouvernés, est journellement averti
des besoins qui se font sentir : aussi voit-on présenter
chaque année de nouveaux plans qui, discutés dans les
assemblées communales ou devant la législature de l'Etal
et reproduits ensuite par la presse, excitent l'intérèl
universel et le zèle des citoyens. Ce besoin d'améliorer
agite sans cesse les républiques américaines et ne les
trouble pas ; l'ambition du pouvoir y laisse la place à
l'amour du bien-être, passion plus vulgaire, mais moins
dangereuse. C'est une opinion généralement répandue
en Amérique, que Texislence et la durée des formes
républicaines dans le Nouveau -Monde dépendent de
l'existence et de la durée du système fédératif. on attri-
bue une grande partie des misères dans lesquelles sont
plongés les nouveaux États de l'Amérique du Sud à ce



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 273

qu*oii a voulu y établir de grandes républiques, au lieu
d'y fractionner la souveraineté.

Il est incontestable, en effet, qu'aux États-Unis le goût
et l'usage du gouvernement républicain sont nés dans
les communes et au sein des assemblées provinciales.
Chez une petite nation, comme le Gonnecticut, par
exemple, où la grande affaire politique est l'ouverture
d'un canal et le tracé d'un chemin, où l'État n'a point
d'armée à payer ni de guerre à soutenir, et ne saurait
donner à ceux qui le dirigent ni beaucoup de richesses,
ni beaucoup de gloire, on ne peut rien imaginer de
plus naturel et de mieux approprié à la nature des
choses que la république. Or, c'est ce même esprit ré-
publicain, ce sont ces mœurs et ces habitudes d'un
peuple libre qui, après avoir pris naissance et s'être
développées dans les divers États, s'appliquent ensuite
sans peine à l'ensemble du pays. L'esprit public de
l'Union n'est en quelque sorte lui-même qu'un résumé
du patriotisme provincial. Chaque citoyen des États-
Unis transporte pour ainsi dire t'intérét que lui inspire
sa petite république dans l'amour de la patrie commune.
En défendant l'Union, il défend la prospérité croissante
de son canton, le droit d'en diriger les affaires, et l'es-
pérance d'y faire prévaloir des plans d'amélioration
qui doivent l'enrichir lui-même : toutes choses qui, pour
l'ordinaire, touchent plus les hommes que les intérêts
généraux du pays et la gloire de la nation.

D'un autre côté, si l'esprit et les mœurs des habitants
les rendent plus propres que d'autres à faire prospérer



274 1)Ë LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

une grande république, le système fédératif a rendu la
lâche bien moins difticile. La confédération de tous les
États américains ne présente pas les inconvénients or-
dinaires des nombreuses agglomérations d'hommes.
L'Union est une grande république quant à l'étendue;
mais on pourrait en quelque sorte l'assimiler à une
petite république, à cause du peu d'objets dont s'oc-
cupe son gouvernement. Ses actes sont importants, mais
ils sont rares. Comme la souveraineté de l'Union est
gênée et incomplète, l'usage de cette souveraineté n'est
point dangereux pour la liberté. 11 n'excite pas non
plus ces désirs immodérés de pouvoir et de bruit qui
sont si funestes aux grandes républiques. Comme tout
n'y* vient point aboutir nécessairement à un centre
commun, on n'y voit ni vastes métropoles, ni richesses
immenses, ni grandes misères, ni subites révolutions.
Les passions politiques, au lieu de s'étendre en un in-
stant, comme une nappe de feu, sur toute la surface du
pays, vont se briser contre les intérêts et les passions
individuelles de chaque État.

Dans l'Union cependant, comme chez un seul et même
peuple, circulent librement les choses et les idées. Rien
n'y arrête l'essor de l'esprit d'entreprise. Son gouver-
nement appelle à lui les talents et les lumières. En de-
dans des frontières de l'Union règne une paix profonde,
comme dans l'intérieur d'un pays soumis au même em-
pire; en dehors, elle prend rang parmi les plus pui^-
santes nations de la terre ; elle offre au commerce étran*
ger plus de huit cents lieues de rivage; et tenant dam



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. '275

ses mains les clefs de toul un monde, elle fait respecter
son pavillon jusqu'aux extrémités des mers.

L'Union est libre et heureuse comme une petite na-
tion, glorieuse et forte comme une grande. "



CE QU FAIT QUE LE SYSTÈME FÉDÉRAL M*EST PAS A LA PORTÉE

DE TOOS LES PEUPLES,
ET CE QUI A PERMIS AUl ANGLO-AMÉRICAIMS DE L'ADOPTER.

11 y a dans tout système fédéral des vices inhérents que le législateur ne peut
combattre. — Complication de tout système fédéral. — U exige des gouvernés
un usage journalier de leur intelligence, — Science pratique des Américains
en matière de gouvernement. — Faiblesse relative du gouvernement de
rUnion, autre vice inhérent au système fédéral. — Les Américains l'ont rendu
moins grave, mais n'ont pu le détruire. — La souveraineté d s États particu-
liers plus faible en apparence, plus forte en réalité que celle de l'Union. —
Pourquoi. — Il faut donc qu'il eiiste, indépendamment des lois, des causes
naturelles d'union chez les peuples confédérés. — Quelles sont ces causes
parmi les Anglo-Américains. — Le Maine et la Géorgie, éloignés l'un de l'autre
de 400 lieues, plus naturellement unii que la Normandie et la Bretagne. —
Que la guerre est le principal écueil des confédérations. — Ceci prouvé par
l'exemple même des États-Unis. — L'Union n'a pas de grandes guerres à
ci'aindre. — Pourquoi . -~ Dangers que courraient les peuples de l'Europe
en adoptant le système fédéral des .Américains.

Le législateur parvient quelquefois, après mille ef-
forts, à exercer une influence indirecte sur la destinée
des nations, et alors on célèbre son génie, tandis que
souvent la position géographique du pays, sur laquelle
il ne peut rien, un état social qui. s'est créé sans son
concours, des mceurs et des idées dont il ignore l'ori-
gine, un point de départ qu'il ne connaît pas, impri-
ment à la société des mouvements irrésistibles contre
lesquels il lutte en vain, et qui l'entraînent à son tour.
Le législateur ressemble à l'homme qui trace sa route
' au milieu des mers. Il peut aussi diriger le vaisseau qui



276 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

le porte, mais il ne saurait en changer la structure,
créer les vents, ni empêcher l'Océan de se soulever sous
ses piecjs.

J'ai montré quels avantages les Américains retirent du
système fédéral. Il me reste à faire comprendre ce qui
leur a permis d'adopter ce système ; car il n'est pas
donné à tous les peuples de jouir de ses bienfaits.

On trouve dans le système fédéral des vices acciden-
tels naissant des lois; ceux-là peuvent être corrigés par
les législateurs. on en rencontre d'autres qui, étant in-
hérents au système, ne sauraient être détruits par les
peuples qui l'adoptent. Il faut donc que ces peuples
trouvent en eux-mêmes la force nécessaire pour suppor-
ter les imperfections naturelles de leur gouvernement.

Parmi les vices inhérents à tout système fédéral, le
plus visible de tous est la complication des moyens qu'il
emploie. Ce système met nécessairement en présence
deux souverainetés. Le législateur parvient à rendre les
mouvements de ces deux souverainetés aussi simples et
aussi égaux que possibles, et peut les renfermer toutes
les deux dans des sphères d'action nettement tracées;
mais il ne saurait faire qu'il n'y en ait qu'une, ni em-
pêcher qu'elles ne se toucheni en quelque endroit.

Le système fédératif repose donc, quoi qu'on fasse,
sur une théorie compliquée, dont l'application exige,
dans les gouvernés, un usage journalier des lumières
de leur raison.

Il n'y a, en général, que les conceptions simples qui
s'emparent de l'esprit du peuple. Une idée fausse, mais



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 277

claire et précise, aura toujours plus de puissance dans
le nfionde qu'une idée vraie, mais complexe. De là vient
que les partis, qui sont comme de petites nations dans
une grande, se hâtent toujours d'adopter pour symbole
un nom ou un principe qui, souvent, ne représente que
très-incomplétement le but qu'ils se proposent et les
moyens qu'ils emploient, mais sans lequel ils ne pour-
raient subsister ni se mouvoir. Les gouvernements qui
ne reposent que sur une seule idée ou sur un seul sen-
timent facile à déflnir, ne sont peut-être pas les meilleurs,
mais ils sont à coup sûr les plus forts et les plus durables.

Lorsqu'on examine la constitution des États-Unis, la
plus parfaite de toutes les constitutions fédérales connues,
on est effrayé, au contraire, de la multitude de connais-
sances diverses et du discernement qu'elle suppose chez
ceux qu'elle doit régir. Le gouvernement de l'Union re-
pose presque tout entier sur des fictions légales. L'Union
est une nation idéale qui n'existe pour ainsi dire que
dans les esprits, et dont l'intelligence seule découvre
rétendue et les bornes.

La théorie générale étant bien comprise, restent les
difficultés d'application; elles sont sans nombre; car la
souveraineté de l'Union est tellement engagée dans celle
des États, qu'il est impossible, au premier coup d'œil,
d'apercevoir leurs limites. Tout est conventionnel et ar-
tificiel dans un pareil gouvernement, et il ne saurait
convenir qu'à un peuple habitué depuis longtemps à di-
riger lui-même ses affaires, et chez lequel la science
politique est descendue jusque dans les derniers rangs



'm 1)K LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

(le la société. Je n'ai jamais plus admiré le bon sens et
rintelligence pratique des Américains que dans la ma-
nière dont ils échappent aux difficultés sans nombre qui
naissent de leur constitution fédérale. Je n'ai presque
jamais rencontré d'homme du peuple, en Amérique, qui
ne discernât avec une surprenante facilité les obligations
nées des lois du congrès et celles dont l'origine est dans
les lois de son État, et qui, après avoir distingué les
objets placés dans les attributions générales de l'Union
de ceux que la législature locale doit régler, ne pût indi-
quer le point où commence la compétence des cours fédé-
rales et la limite où s'arrête celle des tribunaux de l'État.

La constitution des États-Unis ressemble à ces belles
créations de l'industrie humaine qui comblent de gloire
et de biens ceux qui les inventent, mais qui restent sté-
riles en d'autres mains.

C'est ce que le Mexique a fait voir de nos jours.

Les habitants du Mexique, voulant établir le système
fédératif, prirent poUt modèle et copièrent presque en-
tièrement la constitution fédérale des Anglo-Américains
leurs voisins^ Mais en transportant chez eux la lettre dtî
la loi, ils ne purent transporter en même temps l'espril
qui la vivifie. on les vit donc s'embarrasser sans cesse
parmi les rouages de leur double gouvernement. La sou-
veraineté des États et celle de l'Union, sortant du cercle
que la constitution avait tracé, pénétrèrent chaque jour
l'une dans l'autre. Actuellement encore, le Mexique est

* Voyez la constitution mexicaino do 1824.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 270

sans cesse entraîné de l'anarchie au despotisme militaire,
t^t du despotisme militaire à l'anarchie.

Le second et le plus funeste de tous les vices, que je
regarde comme inhérent au système fédéral lui-même,
c'est la faiblesse relative du gouvernement de l'Union.

Le principe sur lequel reposent toutes les confédéra-
tions est le fractionnement de la souveraineté. Les légis-
lateurs rendent ce fractionnement peu sensible ; ils le
dérobent même pour un temps aux regards, mais ils
ne sauraient faire qu'il n'existe pas. Or, une souverai-
neté fractionnée sera toujours plus faible qu'une souve-
raineté complète.

On a vu, dans l'exposé de la constitution des États-
Unis, avec quel art les Américains, tout en renfermant
le pouvoir de l'Union dans le cercle restreint des gou-
vernements fédéraux, sont cependant parvenus à lui
donner l'apparence et, jusqu'à un certain point, la force
d'un gouvernement national.

En agissant ainsi, les législateurs de l'Union ont di-
minué le danger naturel des confédérations ; mais ils
n'ont pu le faire disparaître entièrement.

I/C gouvernement américain, dit-on, ne s'adresse point
aux États : il fait parvenir immédiatement ses injonc-
tions jusqu'aux citoyens, et les plie isolément sous l'effort
de la volonté commune.

Mais si la loi fédérale heurtait violemment les inté-
rêts et les préjugés d'un État, ne doit-on pas craindre
que chacun des citoyens de cet État ne se crût intéressé
dans la cause.de Thomme qui refuse d'obéir? Tous les-



280 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

citoyens de l'État, se trouvant ainsi lésés en même temps
' et de la même manière, par lautorité de l'Union, en
vain le gouvernement fédéral chercherait-il à les isoler
pour les combattre: ils sentiraientinstinctivement qu'ils
doivent s'unir pour se défendre, et ils trouveraient une
organisation toute préparée dans la portion de souverai-
neté dont on a laissé jouir leur État. La fiction disparai-
trait alors pour faire place à la réalité, et l'on pourrait
voir la puissance organisée d'une partie du territoire en
lutte avec l'autorité centrale.

J'en dirai autant de la justice fédérale. Si, dans un
procès particulier, les tribunaux de l'Union violaient une
loi importante d'un État, la lutte, sinon apparente, au
moins réelle, serait entre l'État lésé représenté par un
citoyen, et l'Union représentée par ses tribunaux^

Il faut avoir bien peu d'expérience des choses de ce
monde pour s'imaginer qu'après avoir laissé aux pas-
sions des hommes un moyen de se satisfaire, on les em-
pêchera toujours, à l'aide de fictions légales, de l'aper-
cevoir et de s'en servir.

^ Exemple : la constitution a donné k T Union le droit de faire vendre
pour son compte les terres inoccupées. Je suppose que TOhio revendique
ce même droit pour celles qui sont renfermées dans ses limites, sous le
prétexte que la constitution a voulu parler du territoire qui n'est en-
core soumis à aucune juridiction d'État, et qu'en conséquence il veuille
lui-même les vendre. La question judiciaire se poserait, il est vrai, entre
les acquéreurs qui tiennent leur titre de l'Union et les acquéreurs qui
tiennent leur titre de TËtat, et non pas entre TUnion et TOhio. Mais si
la cour des États-Unis ordonnait que Tacquéreur fédéral fût mis en posses-
sion, et que les tribunaux de TOhio maintinssent dans ses biens son com-
pétiteur, alors que deviendrait la fiction légale?



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 281

Les législateurs américains, en rendant moins probable
la lutte entre les deux souverainetés, n'en ont donc pas
détruit les causes.

On peut même aller plus loin, et dire qu'ils n'ont pu , en
cas de lutte, assurer au pouvoir fédéral la prépondérance.

Ils donnèrent à TUnion de l'argent et dessoldats, mais
l^es États gardèrent l'amour et les préjugés des peuples.

La souveraineté de l'Union est un être abstrait qui ne
se rattache qu'à un petit nombre d'objets extérieurs. La
souveraineté des États tombe sous tous les sens : on la
comprend sans peine ; on la voit agir à chaque instant.
L'une est nouvelle, l'autre est née avec le peuple lui-
même.

La souveraineté de l'Union est l'œuvre de l'art. La
souveraineté des États est naturelle ; elle existe par elle-
même, sans efforts, comme l'autorité du père de famille.

La souveraineté de l'Union ne touche les hommes que
pir quelques grands intérêts ; elle représente une patrie
immense, éloignée, un sentiment vague et indéfini. La
souveraineté des États enveloppe chaque citoyen, en
quelque sorte, et le prend chaque jour en détail. C'est
elle qui se charge de garantir sa propriété, sa liberté,
sa vie ; elle influe à tout moment sur son bien-être ou
sa misère. La souveraineté des États s'appuie sur les
souvenirs, sur les habitudes, sur les préjugés locaux,
surl'égoisme de province et de famille; en un mot, sur
toutes les choses qui rendent l'instinct de la patrie si
puissant dans le cœur de l'homme. Comment douter de
ses avantages ?



282 DR LÀ DËMOGRATIE EN AMÉRIQUE.

Puisque les législateurs ne peuvent empêcher qu'il
ne survienne, entre les deux souverainetés que le sys-
tème fédéral met en présence, des collisions dangereuses,
il faut donc qu'à leurs efforts pour détourner les peu-
ples confédérés de la guerre, il se joigne des dispositions
particulières qui portent ceux-ci à la paix.

Il résulte de là que le pacte fédéral ne saurait avoir
une longue existence, s'il ne rencontre, dans les peuples
auxquels il s'applique, un certain nombre de conditions
d'union qui leur rendent aisée, cette vie commune, ol
facilitent la tâche du gouvernement.

Ainsi, le système fédéral, pour réussir, n'a pas seu-
lement besoin de bonnes lois, il faut encore que les cir-
constances le favorisent.

Tous les peuples qu'on a vus se confédérer avaient
un certain nombre d'intérêts communs, qui formaient
comme les liens intellectuels de l'association.

Mais outre les intérêts matériels, l'homme a encore
des idées et des sentiments. Pour qu'une confédération
subsiste longtemps, il n'est pas moins nécessaire qu'il y
ait homogénéité dans la civilisation que dans les besoins
des divers peuples qui la composent. Entre la civilisa-
tion du canton de Vaud et celle du canton d'Uri il \ a
comme du dix-neuvième siècle au quinzième : aussi la
Suisse n'a-t-elle jamais eu, à vrai dire, de gouvernement
fédéral. L'union entre ses différents cantons n'existe que
sur la carte ; et l'on s'en apercevrait bien, si une au-
torité centrale voulait appliquer les mêmes lois à tout le
territoire.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 283

Il y a un fait qui facilite admirablement, aux États-
Unis, l'existence du gouvernement fédéral. Les différents
Etats ont non-seulement les mêmes intérêts à peu près,
la même origine et la même langue, mais encore le
même degré de civilisation ; ce qui rend presque tou-
jours l'accord entre eux chose facile. Je ne sais s'il y a si
petite nation européenne qui ne présente un aspect
moins homogène dans ses différentes parties que le
peuple américain, dont le territoire est aussi grand que
la moitié de l'Europe. De TÉtat du Maine à l'État de
Géorgie on compte environ quatre cents lieues. 11 existe
cependant moins de différence entre la civilisation du
Maine et celle de la Géorgie qu'entre la civilisation de
la Normandie et celle de la Bretagne. Le Maine et la
Géorgie, placés aux deux extrémités d'un vaste empire,
trouvent donc naturellement plus de facilités réelles à
former une confédération que la Normandie et la Bre-
tagne, qui ne sont séparées que par un ruisseau.

 ces facilités, que les mœurs et les habitudes du
peuple offraient aux législateurs américains, s'en joi-
gnaient d'autres qui naissaient de la position géographi-
que du pays. 11 faut principalement attribuer à ces der-
nières l'adoption et le maintien du système fédéral.

Le plus important de tous les actes qui peuvent signa-
ler la vie d'un peuple, c'est la guerre. Dans la guerre,
un peuple agit comme un seul individu vis-à-vis des
]>euples étrangers : il lutte pour son existence même.

Tant qu'il n'est question que de maintenir la paix
dans l'intérieur d'un pays et de favoriser sa prospérité.



284 DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

l 'habileté dans le gouvernement, la raison dans les gou-
vernés, et un certain attachement naturel que les
hommes ont presque toujours pour leur patrie, peuvent
aisément suffire; mais pour qu'une nation se trouve en
état de faire une grande guerre, les citoyens doivent
s'imposer des sacrifices nombreux et pénibles. Croire
qu'un grand nombre d'hommes seront capables de se
soumettre d'eux-mêmes à de pareilles exigences socia-
les, c'est bien mal connaître l'humanité.

De là vient que tous les peuples qui ont eu à faire de
grandes guerre ont été amenés, presque malgré eux, à
accroître les forces du gouvernement. Ceux qui n*ont pas
pu y réussir ont été conquis. Une longue guerre place
presque toujours les nations dans cette triste alternative
que leur défaite les livre à la destruction, et leur triom-
phe au despotisme.

C'est donc, en général, dans la guerre que se révèle,
d'une manière plus visible et plus dangereuse, la faiblesse
d'un gouvernement; et j'ai montré que le vice inhé-
rent des gouvernements fédéraux était d'être très-faibles.

Dans le système fédératif, non-seulement il n'y a
point de centralisation administrative ni rien qui en ap-
proche, mais la centralisation gouvernementale elle-
même n'existe qu'incomplètement, ce qui est toujours
une grande cause de faiblesse, lorsqu'il faut se défendre
contre des peuples chez lesquels elle est complète.

Dans la constitution fédérale des États-Unis, celle de
toutes où le gouvernement central est revêtu de plus de
forces réelles, ce mal se fait encore vivement sentir.



GOUVERNEMENT FÉDÉRAL. 285

Un seul exemple permettra au lecteur d'en juger.

La constitution donne au congrès le droit d'appeler la
milice des différents États aa voyager le dimanche, sous peine de la même
amende.

« 3** Les cabareliers, détaillants, aubergistes, empêcheront qu'au-
cun habitant domicilié dans leur commune ne vienne chez eux le di-
manche, pour y passer le temps en plaisirs ou en affaires. En cas



NOTES. 295

de contravention, Taubergiste et son hôte payeront Famende. De
plus, l'aubergiste pourra perdre sa licence.

« 4° Celui qui, étant en bonne santé et sans raison suffisante,
omettra pendant trois mois de rendre à Dieu un culte public, sera
condamné à 10 schellings d'amende.

« 5** Celui qui, dans Tenceinte d'un temple, tiendra une conduite
inconvenante, payera une amende de 5 schellings à 40.

u 6° Sont chargés de tenir la main à l'exécution de la présente
loi, les lythingmen des communes^ Us ont le droit de visiter le di-
manche tous les appartements des hôtelleries ou lieux publics. L'au-
bergiste qui leur refuserait l'entrée de sa maison sera condamné pour
ce seul fait à 40 schellings d'amende.

« Les tythingmen devront arrêter les Voyageurs, et s'enquérir de
la raison qui les a obligés de se mettre en route le dimanche. Celui
qui refusera de répondre sera condamné à une amende qui pourra
être de 5 livres sterling.

a Si la raison donnée par le voyageur ne parait pas suffisante au
t}lliin<;man, il poursuivra ledit voyageur devant le juge de paix du
canton. » Loi du 8 mars 1792. General Laws of Massachusetts,
vol. I, p. 410.

Le 11 mars 1797, une nouvelle loi vint augmenter le taux des
amendes, dont moitié dut appartenir à celui qui poursuivait le dé-
linquant. Même collection, vol. I, p. 525.

Le 16 février 1816, une nouvelle loi confirma ces mêmes me-
sures. Même collection, vol. II, p. 405.

Des dispositions analogues existent dans les lois de l'Etat de
New-York, revisées en 1827 et 1828. (Voy. Revised Statutes, par-
tie 1", chap. XX, p. 675.) H y est dit que le dimanche nul ne pourra
chasser, pêcher, jouer ni fréquenter les maisons où l'on donne à
\mve. Nul ne pourra voyager, si ce n'est en cas de nécessité.

Ce n'est pas la seule trace que l'esprit religieux et les mœurs
austères des premiers émigrants aient laissée dans les lois.

On lit dans les statuts revisés de l'État de New- York, vol. I,
p. 662, l'article suivant:

^ Ce sont des officiers élus chaque année, et qui, par leurs fonctions, se rap-
prochent tout à la fois, du garde champêtre et de Toificier de police judiciaire
en France.



296 NOTES.

« Quiconque gagnera ou perdra dans Fespace de vingt-quatre
heures, en jouant ou en pariant, la somme de 25 dollars (environ
132 francs), sera réputé coupable d'un délit (misdemeanor), et sur
la preuve du ftlit, sera condamné à une amende égale au moins à
cinq fois la valeur de la somme perdue ou gagnée; laquelle amende
sera versée dans les mains de Tinspecteur des pauvres de la commune.

« Celui qui perd 25 dollars ou plus peut les réclamer en justice.
S*il omet de le faire, Tinspecteur des pauvres peut actionner le ga-
gnant et lui faire donner, au profit des pauvres, la somme gagnée
et une somme trifile de celle-là. »

Les lois que nous venons de citer sont très -récentes; mais qui
pourrail les comprendre sans remonter jusqu'à l'origine même des
colonies? Je ne doute point que de nos jours la partie pénale de cette
législation ne soit que fort rarement appliquée, les lois conservent
leur inflexibilité quand déjà les mœurs se sont pliéesau mouvement
du temps. Cependant Tobservation du dimanche en Amérique est
encore ce qui frappe le plus vivement l'étranger.

Il y a notamment une grande ville américaine dans laquelle, à
partir du samedi soir, le mouvement social est comme suspendu.
Vous la parcourez à l'heure qui semble con\ipr l'âge mûr aux af-
faires et la jeunesse aux plaisirs, et vous vous trouvez dans une
profonde solitude. Non- seulement personne ne travaille, mais per-
sonne ne paraît vivre. on n'entend ni le mouvement de l'industrie,
ni les accents de la joie, ni même le murmure confus qui s'élève
sans cesse du sein d'une grande cité. Des cliîiînes sont tondues aux
environs des églises ; les volets des maisons à demi fermés ne lais-
sent c^u'à regret pénétrer un rayon de soleil dans la demeure des ci-
toyens A peine de loin eti loin apercevez-vous un homme isolé qui
se coule sans bruit à travers les carrefours déserts et le long de^
nios abandonnées.

Le lendemain, à la pointe dii jour, le roulement des voitin-es, le
bi uit des marteaux, les cris de la population recommencent à se faire
entendre; la cite se réveille; une foule inquiète se précipite vers les
foyers du commerce et de l'industrie; t'ont se remue, tout s'agite,
tout se presse autour de vous. A une sorte d'engourdissement lé-
thargique surcède uneactivité fébrile; on dirait que chacun n'a qu'un
seul jour n sn disposition pour acquérir la richesse et pour en jouir.



NOTES. 297



F) PAGE 69.



Il est inutile de dire que, dans le chapitre qu'on vient délire, je
n'ai point prétendu faire une histoire de rAmériquc. Mon seul but
a été de mettre le lecteur à même d'apprécier Tinfluence qu'avaient
exercée les opinions et les mœurs des premiers émigrants sur le sort
^ des différentes colonies et de l'Union en général. J'ai donc dû me
borner à citer quelques fragments détachés.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'en marchant
dans la roule que je ne fais ici qu'indiquer, on pourrait présenter
sur le premier âge des républiques américaines des tableaux qui ne
seraient pas indignes d'attirer les regards du public, et qui donne-
raient sans doute matière à réfléchir aux hommes d'État. Ne pou-
vant me livrer moi-même à ce travail, j'ai voulu du moins le facili-
ter à d'autres. J ai donc cru devoir présenter ici une courte nomen-
clature et une analyse abrégée des ouvrages dans lesquels il me pa-
raîtrait le plus utile de puiser.

Au nombre des documents généraux qu'on pourrait consulter
avec finit, je placerai d'abord l'ouvrage intitulé : Bistorical collée-
(ion of State papers and other authentic documents, intended as
materials for an history of the United States of America ; by Ebe-
nezerHazard.

Le premier volume de cette compilation, qui fut imprimé «\ Phi-
ladelphie çn 1792, contient la copie textuelle de toutes les chartes
accordées par la couronne d'Angleterre aux émigrants, ainsi que les
princi()aux actes des gouvernements coloniaux durant les premiers
temps de leur existence. on y trouve entre autres un grand nombre
de documents authentiques surlcs affaires de la Nouvelle- Angleterre
et de la Virginie pendant celte période.

lie second volume est consacré presque tout entier aux iictes do
la confédération de 1643. Ce pacte fédéral, qui eut lieu entre les
c4)lonies de la Nouvelle-Angleterre, dans le Lut de résister aux In-
diens, (ut le premier exemple d'union quedonnèrent lesAnglo-Amé-
ricains. 11 y eut encore plusieurs autres confédérations de la même
nature, jusqu'à celle de 1776, qni amena l'indépendance des co-
lonies.



298 NOTES.

La collection historique de Philadelphie se trouve à la Bibliothèque
royale.

Chaque colonie a de plus ses monuments historiques, dont plu-
sieurs sont très-précieux. Je commence mon examen par la Virginie,
qui est TÉtat le plus anciennement peuplé.

Le premier de tous les historiens de la Virginie, est son fonda-
teur, le capitaine Jean Smith. Le capitaine Smith nous a laissé un
volume in4°, intitulé : TJie gênerai history of Virginia and
New-Englandy hy Captain John Smith, some time godemor in
those countries and admirai ofNew-England, imprimé à Londres
en 1627. (Ce volume se trouve à la Bibliothèque royale.) L'ouvrage
de Smith est orné de cartes et de gravures très-curieuses, qui da-
tent du temps où il a été imprimé. Le récit de l'historien s*étend
depuis Tannée 1584 jusqu'en 1626. Lehvre de Smith est estimé et
mérite de Têlre. L*auteur est un des plus célèbres aventuriers qui
aient paru dans le siècle plein d'aventures à la fin duquel il a vécu:
le livre lui-même respire cette ardeur de découvertes, cet esprit
d'entreprise qui caractérisaient les hommes d'alors ; on y retouve
ces mœurs chevaleresques qii'on mêlait au négoce et qu'on faisait
servir à l'acquisition des richesses.

Mais ce qui est surtoutrcmarquable dans le capii aine Smith, c'est
qu'il mêle aux vei tus de ses contemporains des qualités qui sont
restées étrangères à la plupart d'entre eux ; son style est simple et
net, ses récits ont tous le cachet de la vérité, ses descriptions ne sont
])oint ornées.

Cetauteur jette sur Télat des Indiens à l'époque de la découverte
de l'Amérique du Nord des lumières précieuses.

Le second historien à consulter estBeverley. L'ouvrage de Bever-
ley, qui forme un volume in-12, a été traduit en français, et im-
primé à Amsterdam en 1707. L'auteur commence ses récits à Tan-
née 1585, et les termine à Tannée 1700. La première partie de son
livre conlient des documents historiques proprement dits, relatifs à
l'enfance de la colonie. La seconde renferme une peinture curieuse
de l'état des Indiens à celte époque reculée. La troisième donne des
idées très-claires sur les mœurs, l'état social, les lois et les habi-
tudes politiques des Virginiens du temps de l'auteur.

Beverley était originaire de la Virginie, ce qui lui fait dire en



NOTES. 299

commençant, « qu*il supplie les lecteurs de ne point examiner son
ouvrage en critiques trop rigides, attendu qu*étantné aux Indes, il
n*aspire point à la pureté du langage. » Malgré celle modestie de
colon, Tauteur témoigne, dans tout le cours de son livre, qu*il
supporte impatiemment la suprématie de la mère-patrie. on trouve
également dans l'ouvrage de Beverley des traces nombreuses de cet
esprit de liberté civile qui animait dès lors les colonies anglaises
d'Amérique. on y rencontre aussi la trace des divisions qui ont si
longtemps existé au milieu d'elles, et qui ont retardé leur indépen-
dance. Beverley déteste ses voisins catboliques du Marylandplus en-
core que le gouvernement anglais. Le style decetauteur est simple;
ses récits sont souvent pleins d'intérêt et inspirent la confiance. La
traduction française de l'histoire de Beverley se trouve dans la Bi-
bliothèque royale.

J'ai vu en Amérique, mais je n'ai pu retrouver en France, un ou-
vrage qui mériterait aussi d'être consulté ; il est intitulé : History of
Virginia, by William Stiih. Ce livre offre des détails curieux; mais
il m'a paru long et diffus.

Le plus ancien et le meilleur document qu'on puisse consulter
sur l'histoire des Garolines est un livre petit in-4^, intitulé : The
History of Carolina by John Lawsony impriméà Londres, en 1 71 8 .

L'ouvrage de Lawson contient d'abord un voyage de découvertes,
dans l'ouest de la Caroline. Ce voyage est écrit en forme de jour-
nal; les récits de l'auteur sont confus ; ses observations sont très-su-
perficielles ; on y trouve seulement une peinture assez frappante des
ravages que causaient la petite vérole et l'eau-de-vie parmi les sau-
vages de cette époque, et un tableau curieux de la corruption des
mœurs qui régnait parmi eux, et que la présence des Européens fa-
vorisait.

La deuxième partie de l'ouvrage de Lawson est consaci ée à retra-
cer l'état physique de la Caroline, et à faire connaître ses produc-
tions.

Dans In troisième partie, l'auteur fait une description intéres-
sante des mœurs, des usages et du gouvernement des Indiens de
cette époque.

11 y a souvent de l'esprit et de l'originalité dans cette portion du
livre.



500 NOTES.

L'histoire de Lawson est terminée par la charte accordée à la Ca-
roline du temps de Charles 11.

ÎjC ton général de cet ouvrage est léger, souvent licencieux, el
forme un parfait contraste avec le style profondément grave des
ouvrages publiés à cette même époque dans la Nouvelle-Angle-
terre.

L'histoire de Lawson est un document extrêmement rare on
Amérique, et qu'on ne peut se procurer en Europe. Il y en a ce-
pendant un exemplaire à la Bibliothèque royale.

De l'extrémité sud des États-Unis je passe immédiatement a
l'extrémité nord. L'espace intermédiaire n'a été peuplé que pins
lard.

Je dois indiquer d'abord une complication fort curieuse intitulée:
Collection ofthe Massachusetts Eistorical Society, imprimée pour
la première fois à Boston en 1792, réimprimée en 1806. Cet ou-
vrage n'existe pas à la Bibliothèque royale, ni je crois, dans aucune
autre.

Cette collection (qui se continue) renferme une foule de docu-
ments très-pi écieux relativement à l'histoire des différents États do
la Nouvelle- Angleterre. on y trouve des correspondances inédites et
des pièces authentiques quiétniont enfouies dans les archives provin-
ciales. L'ouvr.ige tout entier de Gookin relatif aux Indiens y a éfé
inséré.

J'ai indiqué plusieurs fois, dans le cours du chapitre auquel so
rapporte cette note, Touvra^e de Nathaniel Morton intitulé : New-
EncjlamVs Mémorial. Ce que j'en ai dit suffit pour prouver qu'il
mérite d'attirer l'attention de ceux qui voudraient connaître l'his-
toire de la Nouvelle-Angleterre. Le livre de Nathaniel Morton foiTne
un volume in-8^, réimprimé à Boston en 1826. Il n'existe pas à la
Bibliothèque royale.

Le document le plus estimé et le plus important que l'on posstMle
sur l'histoire do la Nouvollo-Auiîloterre, estrouvraj;e du H. Colton
Mathcr, intitulé : Maçjnalia Christl Americana, or theEcclesiosth
calEistory of Nexv-England, 1620-1698, 2 vol. in-8°, réimprimé^
à Hartford en 1 820. Je ne crois pas qu'on le trouve A la Bibliothèque
loyale.

L'auteur a divisé sou ouvrage en sept livres.



NOTES. 5U1

Le premier présente l'histoire de ce qui a préparé cl amené la
ruiidatioii de la Nouvelle-Angleterre.

Le deuxième contient la vie des premiers gouverneui*s et des
principaux magistrats qui ont administré ce pays.

Le troisième est consacré à la vie et aux travaux des ministres
évangéliques qui, pendant la même période, y ont dirigé les
âmes.

Dans la quatrième, Tauteur l'ait connaître la fondation et le déve-
loppement de l'université de Cambridge (Massachusetts).

Au cinquième, il expose les principes et la discipline deTEgUse
de la Nouvelle-Angleterre.

Le sixième est consacré à retracer certains faits qui dénotent, sui-
vant Hather, Faction bienfaisante de la Providence sur les habitants
de la Nouvelle-Angleterre.

Dans le septième, enfin, Tauteur nous apprend les hérésies et les
troubles auxquels a été exposée l'Église de la Nouvelle-Angleterre.
Cotton Hather était un ministre évangélique qui, après être né à
lloston, y a passé sa vie.

Toute lardeur et toutes les passions religieuses qui ont amené la
foudâtion de la Nouvelle-Angleterre animent et vivifient ses récits.
On découvre fréquemment des traces de mauvais goût dans sa ma-
nière d'écrire; mais il attache, parce qu'il est plein d'un enthou-
siasme (|ui finit par se communiquer au lecteur. Il est souvent into-
lérant, plus souvent crédule ; mais on n'aperçoit jamais en lui l'envie
de tromper; quelquefois même son ouvrage présente de beaux pas-
sages et des pensées vraies et profondes, telles que celles-ci :

t( Avant l'arrivée des puritains, dit-il, vol. l,chap. iv, p. 61, les
Anglais avaient plusieurs fois essayé de peupler le pays que nous ha-
bitons ; mais comme ils ne visaient pas plus haut qu'au succès de
leurs mléréts matériels, ils furent bientôt abattus par les obstacles;
il n'en a pbs été ainsi des hommes qui arrivèrent en Amérique,
poussés et soutenus par une haute pensée religieuse. Quoique ceux-
ci aient trouvé plus d'ennemis que n'en rencontrèrent peut-être ja-
mais les fondateurs d'aucune colonie, ils persistèrent dans leur des-
sein, et rétablissement qu'ils ont formé subsiste encore de nos
jours. »

Hather mêle parfois à l'austérité de ses tableaux des images



302 NOTES.

pleines de douceur et de tendresse : après avoir parlé d une dame
anglaise que Tardeur religieuse avait entraînée avec son mari en
Amérique, et qui bientôt après succomba aux fatigues et aux mi-
sères de l'exil, il ajoute : c Quant à son vertueux époux, Isaac John-
son, il essaya de vivre sans elle, et ne l'ayant pas pu, il mourut. »
(V.I,p. 7i.)

Le livre de Hather fait admirablement connaître le temps et le
pays qu'il cherche à décrire.

Veut-il nous apprendre quels motifs portèrent les puritains i
chercher un asile au delà des mers, il dit:

« Le Dieu du ciel fit un appel à ceux d'entre son peuple qui habi-
taient l'Angleterre. Parlant en même temps à des milliers d*hommes
qui ne s'étaient jamais vus les uns les autres, il les remplit du désir
de quitter les commodités de la vie qu'ils trouvaient dans leur pa-
trie, de traverser un terrible océan pour aller s'établir au milieu de
déserts plus formidables encore, dans Tunique but de s'y soumettre
sans obstacle à ses lois. »

« Avant d'aller plus loin, ajoute-t-il, il est bon de faire connaître
quels ont été les motifs de cette entreprise, afin qu'ils soient bien
compt is de la postérité ; il est surtout important d'en rappeler le
souvenii" aux hommes de nos jours, de peur que, perdant de vue
l'objet que poursuivaient leurs pères, ils ne négligent les vrais inté-
rêts de la Nouvelle- Angleterre. Je placerai donc ici ce qui se trouve
dans un manuscrit où quelques-uns de ces motifs furent alors ex-
posés.

« Premier motif : Ce serait rendre un très-gi and service à l'Église
que de porter l'Évangile dans cette partie du monde (l'Amérique du
Nord), et d'élever un rempart qui puisse défendre les fidèles contre
l'Antéchrist, dont on travaille à fonder l'empire dans le reste de Tu*
nivers.

« Deuxième motil: Toutes les autres Églises d'Europe on tété frap-
pées de désolation, et il est à craindre que Dieu n'ait porté le môme
arrêt contre la nôtre. Qui sait s'il n*a pas eu soin de préparer cette
place (la Nouvelle- Angleterre) pour servir de refuge à ceux qu'il veut
sauver de la destruction générale ?

< Troisième motif: Le pays où nous vivons semble fatigué d'habi-
tants, l'homme, qui est la plus précieuse des créatures, a ici moins



NOTES. 505

de valeur que le sol qu'il foule sous ses pas. on regarde comme un
pesant fardeau d'avoir des enfants, des voisins, des amis ; on luit le
pauvre ; les hommes repoussent ce qui devrait causer les plus
grandes jouissances de ce monde, si les choses étaient suivant l'ordre
naturel.

f Quatrième motif: Nos passions sont arrivées à ce point qu'il n'y
n pas de fortune qui puisse mettre un homme en état de maintenir
son rang parmi ses égaux. Et cependant celui qui ne peut y réussir
est en butte au mépris ; d'où il résulte que dans toutes les profes-
sions on cherche à s'enrichir par des moyens illicites, et il devient
dilBcile aux gens de bien d'y vivre à leur aise et sans déshonneur.

« Cinquième motif: Les écoles où Ton enseigne les sciences et la
religion sont si corrompues, que la plupart des enfants, et souvent
les meilleurs, les plus distingués d'entre eux, et ceux qui faisaient
naître les plus légitimes espérances, se trouvent entièrement perver-
tis par la multitude des mauvais exemples dont ils sont témoins, et
par la licence qui les environne.

« Sixième motif: La terre entière n'est-elle pas le jardin du Sei-
gnear?Dieu ne l'a-t-ilpas livrée aux fils d'Adam pour qu'ils la cul-
tivent et l'embellissent? Pourquoi nous laissons-nous mourir de faim
faute de place, tandis que de vastes contrées également propres à
l'usage de l'homme restent inhabitées et sans culture ?

« Septième motif: Élever une Église réformée et la soutenir dans
son enfance: unir nos forces avec celles d'un peuple fidèle pour la
fortifier, la faire prospérer, et la sauver des hasards, et peut-être de
la misère complète à laquelle elle serait exposée sans cet appui,
quelle œuvre plus noble et plus belle, quelle entreprise plus digne
d'un chrétien?

• Huitième motif: Si les hommes dont la piété est connue, et
qui vivent ici (en Angleterre) au milieu de la richesse et du bon-
heur, abandonnaient ces avantages pour travailler à l'établissement
de celte Église réformée, et consentaient à partager avec elle un sort
obscur et pénible, ce serait un grand et utile exemple qui ranime-
rait la foi des fidèles dans les prières qu'ils adressent à Dieu en fa-
veur de la colonie, et qui porterait beaucoup d'autres hommes à
se joindre à eux. »

Plus loin, exposant les principes de l'Eglise de la Nouvelle-Angle-



304 NOTES.

terre eu matière de morale, Malher s*élève avec violence conlreru-
sage de porter des santés à table, ce qu*il nomme une habitude
païenne et abominable.

11 proscrit avec la même rigueur tous les ornements que les
femmes peuvent mêler à leurs cheveux, et condamne sans pitié la
mode qui s'établit, dit-il, parmi elles, de se découvrir le cou et les
bras.

Daus une autre partie de son ouvrage, il nous raconte fort au
long plusieurs faits de sorcellerie qui ont effrayé la Nouvelle-Angle-
terre. on voit que Faction visible du démon dans les affaires de ce
monde lui semble une vérité incontestable et démontrée.

Dans un grand nombre d'endroits de ce même livre se révèle Tes-
prit de liberté civile et d'indépendance politique qui caractérisait les
contemporains de Fauteur. Leurs principes en matière de gouverne-
ment se montrent àchaque pas. C'est ainsi, par exemple, qu'on voit
les habitants du Massachusetts, dès Tannée 1650, dix ans après lu
fondation de Plymouth, consacrer 400 livres sterling à l'établisse-
ment de l'université de Cambridge.

Si je passe des documents généraux relatifs à l'histoire de la Nou-
velle-Angleterre à ceux qui se rapportent aux divers Etats compris
dans ses limites, j'aurai d'abord à indiquer l'ouvrage intitulé : The
Historij ofthecolony of Massachusetts ^by Hutchinson^ lieutenani-
ijovenior ofthe Massachusetts province, !2 vol. in-8**. 11 se tromc
à la Bibliothèque royale un exemplaire de ce livre ; c'est une se-
conde édition imprimée à Londres eu 1765.

L'histoire de Uutchinson, que j'ai plusieurs lois citée dans le
chapitre auquel cette note se rapporte, commence à Tannée 1628et
Huit en 1750. Il règne dans tout l'ouvrage un grand air de véracité;
le style en est simple et sans apprêt. Cette histoire est très-dé-



Le meilleur document à consulter, quant au Connecticut, estl'liis-
loire de benjamin Trumbull, intitulée : A complète History of Con-
necticut, civil and ecclesiasticalj 1630-1764, 2 vol. in-8", impri-
més en 1818 à New-llaven. Je ne crois pas que l'ouvrage de Tianii-
bull se trouve à lu Bibliothèque royale.

Cet histoire contient un exposé clair et froid de tous les événe-
ments survenus dans le Connecticut durant la période indiquée au



NOTES. 305

titre. L'auteur a puisé aux meilleures sources, et ses récits conser-
vent le cachet de la vérité. Toutce qu*il dit des premiers temps du
Connecticut est extrêmement curieux. Voyez notamment dans son
ouvrage la Constitution de 1639, vol. I, chap. vi, p. 100 ; et aussi
les Lois pénales du Connecticut, vol. I, cliap.vii,p. 125.

On estime avec raison Touvrage de Jérémie Belknap intitulé :
History of Neiv-Hampshire^ 2 vol. in-8®, imprimés à Boston
en 1792. Voyez particulièrement, dans l'ouvrage de Belknap, le
chap. ui du premier volume. Dans ce chapitre, Tauteur donne sur
les principes politiques et rehgieux des puritains, sur les causes de
leur émigration et sur leurs lois, des détails extrêmement précieux.
On y trouve cette citation ciuîeuse d'un sermon prononcé en 1663 ;
c 11 faut que la Nouvelle-Angleterre se rappelle sans cesse qu'elle a
été fondée dans un but de religion et non dans un but de commerce.
On lit sur son front qu'elle a fait profession de pureté en matière de
doctrine et de discipline. Que les commerçants et tous ceux qui sont
occupés à placer denier sur denier se souviennent donc que c'est la
religion et non le gain qui a été Tobjet de la fondation de ces colo-
nies. S'il est quelqu'un parmi nous qui, dans l'estimation qu'il fait
du moude et de la religion, regarde le premier comme 13 et prend
la seconde seulement pour 12, c^lui-là n'est pasianimé des senti-
ments d'un véritable fik de la Nouvelle- Angleterre. » Les lecteurs
rencontreront dans Belknap plus d'idées générales et plus de force
de pensée que n'en présentent jusqu'à présent les autres historiens
américains.

J'ignore si ce livre se trouve à la Bibliothèque royale.

Parmi les États du centre dont l'existence est déjà ancienne, et
qui méritent de nous occuper, se distinguent surtoutl'Ëtat de New-
York et la Pensylvanie. La meilleure histoire que nous ayons de
l'État de New-York est intitulée; History of New-York, par Wil-
liam Smith, imprimée à Londres en 1 757 . Il en existe une traduc-
tion française, également imprimée à Londres en 1767, 1 vol.
in-12. Smith nous fournit d'utiles détails sur les guerres des Fran-
çais et des Anglais en Amérique. C'est de tous les historiens améri-
cains celui qui fait le mieux connaître la fameuse confédération des
Iroquois.

Quant à la Pensylvanie, je ne saurais mieux faire qu'indiquer

I. 20



306 NOTES.

louvrage de Proud intitulé: The history of Pensylvania, from the
original institution and seulement of that province, under tlie
first proprietor and governor William Penn, in 1681 till after
the year 1742, par Robert Proud, 2 vol.in-8®, imprimés à Phila-
delphie en 1797.

Ce livre mérite particulièrement d'attirer rattention dulecteiu*;
il contient une foule de documents très-curieux sur Penn, la doc-
trine des quakers, le caractère, les mœurs, les usages des premiers
habitants de la Pensylvanie. Il n'existe pas, à ce que je crois, à la Bi-
bliothèque.

Je n'ai pas besoin d*ajouter que parmi les documents les plus im-
portants relatifs à la Pensylvanie, se placent les œuvres de Penn lui-
même et celles de Franklin. Ces ouvrages sont coniAis d'un grand
nombre de lecteurs.

La plupart des livres que je viens de citer avaient déjà été consul-
tés par moi durant mon séjour en Amérique. La Bibliothèque royale
a bien voulu m'en confier quelques-uns; les autres m'ont été pré-
tés par M. Warden, ancien consul général des États-Unis à Paris,
auteur d'un excellent ouvrage sur l'Amérique. Je neveux point ter-
miner cette note sans prier M. Warden d'agréer ici l'expression de
ma reconnaissance.

[G) PAGE 81.

On trouve ce qui suit dans les Mémoires de Jefferson : « Dans
les premiers temps de rétablissement des Anglais en Virginie, quand
on obtenait des terres pour peu de chose, ou même pour rien, quel-
ques individus prévoyants avaient acquis de grandes concessions, el
désirant maintenir la splendeur de leur famille, ils avaient substitué
leurs biens à leurs descendants. La transmission de ces propriété>
de génération en génération, à des hommes qui portaient le même
nom, avait fini par élever une classe distincte de Aimilles qui, te-
nant de la loi le privilège de perpétuer leurs richesses, rorniaiciil
de cette manière une espèce d'oidre de patriciens distingués parla
grandeur et le luxe de leurs établissements. C'est parmi cet ordre
que le roi choisissait d'ordinaire ses conseillers d'Etat. » (Jeffersun\^
Memoirs.)



NOTES. 307

Aux Etals-Unis, les principales dispositions de la loi anglaise rela-
tive aux successions ont été universellement rejetées.

« La première règle que nous suivons en matière de succession,
dit M. Kent, est celle-ci : Lorsqu'un homme meurt intestat, son bien
passe à ses héritiers en ligne directe; s'il n'y a qu'un héritier ou une
héritière, il ou elle recueille seul toute la succession. S'il existe plu-
sieurs héritiers du même degré, ils partagent également entre eux
la succession, sans distinction de sexe. »

Cette règle fut prescrite pour la première fois dans l'État de New-
York par un statut du 23 février 1786 (voy. Revised Statutes,
vol. \l[; Appendice y p. 48) ; elle a été adoptée depuis dans les sta-
tuts revisés du même État. Elle prévaut maintenant dans toute l'é-
tendue des États-Unis, avec cette seule exception que, dans l'État de
Vermont, l'héritier mâle prend double portion. Kent* s Commenta-
ries, vol. IV, p. 370.

M. Kent, dans le même ouvrage, vol. IV, p. 1-22, fait l'histo-
rique de la législation américaine relative aux substitutions. 11 en
résulte qu'avant la révolution d'Amérique, les lois anglaises sur les

substitutions formaient le droit commun dans les colonies. Les sub-

* . . . . . *

stitutions proprement dites (Ë5to^^5 toi/) furent abolies en Virginie

dès 17 76 (cette abolition eut lieu sur la motion de Jefferson ; voyez
Jeffersons itfcmoîr«), dans l'État de New- York en 1 786. La même
abolition a eu lieu depuis dans la Caroline du Nord, le Kentucky, le
Tennessee, la Géorgie, le Missouri. Dans le Vermont, l'État d'In-
diana, d'IUinois, de la Caroline du Sud et de la Louisiane, les sub-
stitutions ont toujours été inusitées. Les États qui ont cru devoir
conserver la législation anglaise relative aux substitutions, l'ont mo-
difiée de manière à lui ôter ses principaux caractères aristocra-
tiques. « Nos principes généraux en matière de gouvernement, dit
M. Kent, tendent à favoriser la libre circulation de la propriété. »

Ce qui frapppe singulièrement le lecteur français qui étudie la
législation américaine relative aux successions, c'est que nos lois
sur la même matière sont infiniment plus démocratiques encore
que les leurs.

Les lois américaines partagent également les biens du père, mais
dans le cas seulement où sa volonté n'est pas connue : « car chaque
homme, dit la loi, dans l'État de New-York (Hevised Statuteu,



308 NOTES.

vol. UI; AppendiXy p. 51), a pleine liberté, pouvoir et autorité, de
disposer de ses biens par testament, de léguer, diviser, eu faveur
de quelque personne que ce puisse être, pourvu qu'il ne teste pas
en faveur d'un corps politique ou d'une sociétée organisée. »

La loi française fait du partage égal ou presque égal la règle du
testateur.

La plupart des républiques américaines admettent encore les sub-
stitutions, et se bornent à en restreindre les effets.

La loi française ne permet les substitutions dans aucun cas.

Si Fétat social des Américains est encore plus démocratique que
le nôtre, nos lois sont donc plus démocratiques que les leurs. Ceci
s'explique mieux qu'on ne le pense ; en France, la démocratie est
encore occupée à démolir ; en Amérique, elle règne tranquillement
sur des ruines.



(£f)PAGE 92.

RisUHÉ DES CONDITIONS ÉLECTORALES AUX ÉTATS-UNIS.

Tous les États accordent la jouissance des droits électoraux à
vingt et un ans. Dans tous les Etats, il faut avoir résidé un certain
temps dans le district où l'on vote. Ce temps varie depuis trois mois
jusqu'à deux ans.

Quant au cens : dans l'Etat de Massachusetts, il faut, pour être
électeur, avoir 3 livres sterling de revenu, ou 60 décapitai.

Dans le Rhode-lsland, il faut posséder une propriété foncière va-
lant 133 dollars (704 francs).

Dans le Connecticut, il faut avoir une propriété dont le revenu
soit de 17 dollars (90 francs environ). Un an de service dans la
milice donne également le droit électoral.

Dans le New-Jersey, l'électeur doit avoir 50 livres sterling de for-
tune.

Dans la Caroline du Sud et le Maryland, l'électeur doit posséder
50 acres de terre.

Dans le Tennesfee, il doit posséder une propriété quelconciue.

Dans les Etats de Mississipi, Ohio, Géorgie, Virginie, Ponsylva-
nie, Delawarc, New-York, il suffit, pour être électeur, de payer de^



NOTES. , 309

taxes ; dans la plupai^t de ces États, le service de la milice équivaut
au payement de la taxe.

Dans le Maine et dans le New-Hampshire, il suilBt de n*étre pas
porté sur la liste des indigents.

Enfin, dans les Etats de Missouri, Alabama, Illinois, Louisiane,
Indiana, Kentucky, Vermont, on n'exige aucune condition qui ait
rapport à la fortune de Télecteur.

Il/i*y a, je pense, que la Caroline du Nord qui impose aux élec.
teurs du sénat d'autres conditions qu'aux électeurs de la chambre
, des représentants. Les premiers doivent posséder en propriété 509
acres de terre. 11 suffit, pour pouvoir élire les représentants, de
payer une taxe.

(/) PAGE 158.

Il existe aux États-Unis un système prohibitif. Le petit nombre
desdouaniers et la grande étendue des côtes rendent la contrebande
très-facile ; cependant on l'y fait infiniment moins qu'ailleurs, parce
que chacun travaille à la réprimer.

• Comme il n'y a pas de police préventive aux États-Unis, on y voit
plus d'incendies qu'en Europe; mais en général ils sont éteints plus
tôt, parce que la population environnante ne manque pas de se
porter avec rapidité sur le lieu du danger.

(K) PAGE 161.

Il n'est pas juste da dire que la centralisation soit née de la révolu-
tion française; la révolution française l'a perfectionnée, mais ne l'a
point créée. Le goût de la centralisation et la manie réglementaire
remontent, en France, à l'époque où les légistes sont entrés dans
le gouvernement; ce qui nous reporte au temps de Philippe le Bel.
Depuis lors, ces deux choses n'ont jamais cessé de croître. Voici ce
({ue H. de Malesherbes, parlant au nom de la cour des aides, disait
au roi Louis XVI, en 1 775 * ;

« . . .Il restait à chaque corps, à chaque communauté de citoyens

* Yoy. Mémoires pour servir à H histoire du droit public de la France
en matière d'impôts, p. 654, imprimés à Bruxelles en 1779.



3i0 NOTES.

le droit d'administrer ses propres affaires ; droit que nous ne di-
sons pas qui fasse partie de la constitution primitive du royaume,
car il remonte bien plus haut; c'est le droit naturel, c'est le droit
delà raison. Cependant il a été enlevé à vos sujets, sire, et nous ne
craindrons pas de dire que l'administration est tombée à cet égard
dans des excès qu'on peut nommer puérils.

« Depuis que des ministres puissants se sont fait un principe po-
litique de ne point laisser convoquer d'assemblée nationale, on en
est venu de conséquences en conséquences jusqu'à déclarer nulles
les délibérations des habitants d'un village quand elles ne sont pas
autorisées par un intendant ; en sorte que, si cette communauté a
une dépense à faire, il faut prendre l'attache du subdélégué de
rintendant, par conséquent suivre le plan qu'il a adopté, employer
les ouvriers qu'il favorise, les payer suivant son arbitraire; et si la
communauté a un procès à soutenir, il faut aussi qu'elle se fasse au-
toriser par l'intendant. 11 faut que la cause soit plaidée à ce premier
tribunal avant d'être portée devant la justice. Et si l'avis de l'inten-
dant est contraire aux habitants, ou si leur adversaire a du crédit
à l'intendance, la communauté est déchue de la faculté de défendre
ses droits. Voilà, Sire, par quels moyens on a travaillé à étouffer en
France tout esprit municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu'aux
sentiments de citoyens; on a pour ainsi dire interdit la nation en-
tière, et on lui a donné des tuteurs. »

Que pourrait-on dire de mieux aujourd'hui, que la révolution
française a fait ce qu'on appelle ses conquêtes en matière décentra-
lisation ?

En 1789, Jefferson écrivait de Paris à un de ses amis : k II n'est
pas de pays où la manie de trop gouverner ait pris de plus profondes
racines qu'en France et où elle cause plus de mal. » (Lettres à Ma-
dissonj2S août 1789.)

La vérité est qu'en France, depuis plusieurs siècles, le pouvoir
central a toujours fait tout ce qu'il a pu pour étendre la centralisa-
tion administrative ; il n'a jamais eu dans cette carrière d'autres
limites que ses forces.

Le pouvoir central né de la révolution française a marché plus
avant en ceci qu'aucun de ses prédécesseurs, parce tju'il a été plus
fort et plus savant qu'aucun d'eux : Louis XIV soumettait les détails



NOTES. 3ii

de l'existence communale aux bons plaisirs d*un intendant ; Napo-
léon les a soumis à ceux du ministre. C'est toujours le même prin-
cipe, étendu à des conséquences plus ou moins reculées.

(L) PAGE 166.

Cette immutabilité de la constitution en France est une consé-
quence forcée de nos lois.

Et, pour parler d'abord de la plus imporlante de toutes les lois,
celle qui règle loi dre de succession au trône, qu'y a-t-il de plus
immuable dans son principe qu'un ordre politique fondé sur
l'ordre naturel de succession de père, en fils? En 1814,
Louis XVI II avait fait reconnaître cette perpétuité de la loi de
succession politique en faveur de sa famille ; ceux qui ont
réglé les conséquences de la révolution de 1 830 ont suivi son
exemple ; seulement ils ont établi la perpétuité de la loi au profit
d'une autre famille; ils ont imité en ceci le chancelier Meaupou,
qui, en institutant le nouveau parlement sur les ruines de l'ancien,
eut soin de déclarer dans la même ordonnance que les nouveaux
magistrats seraient inamovibles, ainsi que Tétaient leurs prédé-
cesseurs.

Les lois de 1850, non plus que celles de 1814, n'indiquent au-
cun moyen de changer la constitution. Or, il est évident que les
moyens ordinaires de la législation ne sauraient suffire à cela.

De qui le roi tient-il ses pouvoirs? De la constitution. De qui les
pairs? De la constitution. De qui les députés? De la constitution.
Gomment donc le roi, les pairs et les députés, en se réunissant,
pourraient-ils changer quelque chose à une loi en vertu de laquelle
seule ils gouvernent? Hors de la constitution ils ne sont rien: sur
quel terrain se placeraient-ils donc pour changer la constitution?
De deux choses Tune : ou leurs efforts sont impuissants contre la
charte, qui continue à exister en dépit d'eux, et alors ils continuent
à régner en son nom ; ou ils parviennent à changer la charte, et
alors la loi par laquelle ils existaient n'existant plus, ils ne sont
plus rien eux-mêmes. En détruisant la charte, ils se sont détruits.

Cela est bien plus visible encore dans les lois de i 850 que dans
celles de i814. En i814, le pouvoir royal se plaçait en quelque



3i2 NOTES.

sorte eu dehors et au-dessus de la constitution ; mais en 1830, il
est, de son aveu, créé par elle, et n*est absolument rien sans elle.

Ainsi donc une partie de notre constitution est immuable, parce
qu'on Ta jointe à la destinée d'une famille ; et Tensemble de la con-
stitution est également immuable, parce qu'on n'aperçoit point de
moyens légaux de la changer.

Tout ceci n'est point applicable à 1* Angleterre . L'Angleterre n'ayant
point de constitution écrite, qui peut dire qu'on change sa consti-
tution?

{Jlf)PAGE 167.

Les auteurs les plus estimés qui ont écrit sur la constitution an-
glaise, établissent comme àl'envi cette omnipotence du parlement.

Delolme dit, chap. x, p. 77 : Itis a fundamental principle
with the English lawyers, that parliament can do every thing^
except making a woman a man or a man a woman.

Blakstone s'explique plus catégoriquement encore, sinon plus
énergiquement, que Delolme ; voici en quels termes :

« La puissance et la juridiction du parlement sont si étendues et
si absolues, suivant sir Edouard Coke (4 Hist. 36), soit sur les per-
sonnes, soit sur les affaires, qu'aucunes limites ne peuvent lui être
assignées... on peut, ajoute-t-il, direavec vérité de cette cour : Si
antiquitatem spectes, est vetustissima ; si dignitatenij est hono-
ratissima; sijurisdictioneniy est capacissima. Son autorité, sou-
veraine et sans contrôle, peut faire confirmer, étendre, restreindre,
abroger, révoquer, renouveler et interpréter les lois sur les matières
de toutes dénominations ecclésiastiques, temporelles, civiles, mili-
taires, maritimes, criminelles. C'est au parlement que la constitu-
tion de ces royaumes a confié ce pouvoir despotique et absolu qui,
dans tout gouvernement, doit résider quelque part. Les griefs, les
remèdes à apporter, les déterminations hors du cours ordinaire des
lois, tout est atteint par ce tribunal extraordinaire. Il peut régler
ou changer la succession au trône, comme il Ta fait sous les règnes
de Henri VIII et de Guillaume III ; il peut altérer la religion natio-
nale établie, comme il l'a fait en diverses circonstances sous les
règnes de Henri VIII et de ses enfants ; il peut changer et créer



NOTES. 313

de nouveau la constitution du royaume et des parlements eux-
mêmes, comme il Ta fait par l'acte d'union de l'Angleterre et de
l'Ecosse, et par divers statuts pour les élections triennalesetsepten-.
nales. En un mot, il peut faire tout ce qui n'est pas naturellement
impossible; aussi n'a-t-on pasfait scrupule d'appeler son pouvoir, par
une Ogure peut-être trop hardie, la toute-puissance du parlement. »

{N) PAGE 185.

Il n'y a pas de matières sur laquelle les constitutions américaines
s'accordent mieux que sur le jugement politique.

Toutes les constitutions qui s'occupent de cet objet donnent à la
chambre des représentants le droit exclusif d'accuser, excepté la
seule constitution de la Caroline du Nord, qui accorde ce même
droit aux grands jurys (article 23).

Presque toutes les constitutions donnent au sénat, ou à l'assem-
blée qui en tient la place, le droit exclusif déjuger.

Les seules peines qtie puissent prononcer les tribunaux politiques
sont: la destitution ou l'interdiction des fonctions publiques à l'ave-
nir. Il n'y a que la constitution de Virginie qui permette de pronon-
cer toute espèce de peines.

Les crimes qui peuvent donner lieu au jugement politique sont:
dans la constitution fédérale (sect. iv, art. 1), dans celle d'Indiana
(art. 5, p. 25 et 24), de New-York (art. 5), de Delaware (art. 5), la
haute trahison, la corruption et autres grands crimes ou délits ;

Dans là constitution de Massachusetts (chap, i, sect. ii), de la
Caroline du Nord(art. 23) et de Virginie (p. 252), la mauvaise con-
duite et la mauvaise administration ;

Dans la constitution de New-Hampshire (p. 105), la corruption,
les manœuvres coupables et la mauvaise administration ;

Dansle Vermont (chap. u, art. 24, la mauvaise administration ;

Dans la Caroline du Sud (art. 5), le Kentucky (art. 5), le Ten-
nessee (art. 4), rOhio (art. 1, 23, 24), la Louisiane (art. 5), le
Mifsissipi (art. 5), l'Alabamà (art. 6), la Pensylvanie (art. 4), les
délits commis dans les fonctions.

Dans les États d'Ulinois, de Géorgie, du Maine et du Connecticut,
on ne spécifie aucun crime.






3U NOTES.

. '{

(0) PAGE 287.

Il est vrai que les puissances de FEurope peuvent faire àTUnion
de grandes guerres maritimes; mais il y a toujours plus de facilité
et moins de danger à soutenir une guerre maritime qu'une guerre
continentale. La guerre maritime n*exige qu'une seule espèce d'ef-
forts. Un peuple commerçant qui consentira à donner à son gou-
vernement l'argent nécessaire, est toujours sûr d'avoir des flottes.
Or, on peut beaucoup plus aisément déguiser aux nations les sacri-
fices d'argent que les sacrifices d'hommes et les efforts personnels.
D'ailleurs des défaites sur mer compromettent rarement l'existence
ou l'indépendance du peuple qui les éprouve.

Quant aux guerres continentales, il est évident que les peuples
de l'Europe ne peuvent en faire de dangereuses à l'Union amé-
ricaine.

11 est bien difficile de transporter et d'entretenir en Amérique
plus de 25,000 soldats, ce qui représente une nation de 2,000,000
d'hommes à peu près. La plus grande nation européenne luttant de
cette manière contre l'Union, est dans la même position où serait
une nation de 2,000,000 d'habitants en guerre contre une de
12,000,000. Ajoutez à cela que l'Américain est à portée de toutes
ses ressources et TEuropéen à 1,500 lieues des siennes, et que
l'immensité du territoire des États-Unis présenterait seule un ol)-
stacle insurmontable à la conquête.



CONSTITUTION



DES ÉTATS-UNIS'



Nous, le peuple des Étals-Unis, afin de former une
union plus parfaite, d'établir la justice, d'assurer la tran-
quillité intérieure, de pourvoir à la défense commune,
d'accroître le bien-être général et de rendre durable pour
nous comme pour notre postérité les bienfaits de la li-
berté, nous faisons, nous décrétons et nous établissons
cette Constitution pour les Ëtats-Unis d'Amérique.



I La traduction qu^on va lire se trouve dans l*ouvrage de M. L.-P. Gon-
sefl, intitulé : Mélanges poliliqttes et philosophiques de Jefferson. on
sait la grande influence qu'a exercée ce dernier sur la destinée de son
pays. Le but de M. Conseil a été de faire connaître la vie et les princi-
pales opinions de Jefferson. Le livre de M. Conseil forme assurément le
docomeDt le plus précieux qu'on ait publié en France sur Tbistoire et la
législation des États-Unis.



516 CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS.



ARTICLE PREMIER



SECTION PREMIERE



Un congrès des États-Unis, composé d'un sénat et
d'une chambre de représentants, sera investi de tous
les pouvoirs législatifs déterminés par les représen-
tants.



SECTION DEUXIEME



1. La chambre des représentants sera composée de
membres élus tous les deyx ans par le peuple des divers
Ëtats, et les électeurs de chaque État devront avoir les
qualifications exigées des électeurs de la branche la plus
nombreuse de la législature de TEtat.

2. Personne ne pourra être représentant, à moins
d'avoir atteint Tâge de vingt-cinq ans, d'avoir été pen-
dant sept ans citoyen des États-Unis, et d'être, au mo-
ment de son élection, habitant de l'État qui l'aura élu.

3. Les représentants et les taxes directes seront ré-
partis entre les divers Étals qui pourront faire partie do
l'Union, selon le nombre respectif de leurs habitants,
nombre qui sera déterminé en ajoutant au nombre total
de personnes libres, y compris ceux servant pour un
terme limité, et non compris les Indiens non taxés, trois
cinquièmes de toutes autres personnes. L'énumération
pour l'époque actuelle sera faite trois ans après la pre-
mière réunion du congrès des Étals-Unis, et ensuite de



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 317

dix ans en dix ans, d'après le mode qui sera réglé par
une loi. Le nombre des représentants n'excédera pas
celui d'un par trente mille habitants; mais chaque
État aura au. moins un représentant. Jusqu'à ce que
rénumération ait été faite, l'État de New-Hampshire en
enverra trois, Massachusets huit, Rhode-Island et les
plantations de Providence un, Connecticut cinq, New-
York six, New-Jersey quatre, la Pensylvanie huit, le De-
la ware un, le Maryland six, la Virginie dix, la Caroline
septentrionale cinq, la Caroline méridionale cinq, et la
Géorgie trois.

4. Quand des places viendront à vaquer dans la re-
présentation d'un État au congrès, l'autorité executive
de l'Étal convoquera le corps électoral pour les remplir.

5. La chambre des représentants élira son président
et ses autres officiers; elle exercera seule le pouvoir
de mise en accusation pour cause politique [impeach-
inents).



SECTION TROISIEME



i . Le sénat des Étals-Unis sera composé de deux sé-
nateurs de chaque État, élus par sa législature, et
chaque sénateur aura un vote.

2. Immédiatement après leur réunion, en consé-
quence de leur première élection, ils seront divisés,
aussi également que possible, en trois classes. Les
sièges des sénateurs de la première classe seront va-
cants au bout de la seconde année, ceux de la seconde



318 CONSTITUTIOrî DES ÉTATS-UNIS.

classe au bout de la quatrième année, et ceux de la Ira-
sième à l'expiration de la sixième année, de manière à
ce que tous les deux ans un tiers du sénat soit réélu.
Si des places deviennent vacantes par démission ou par
toute autre cause, pendant l'intervalle entre les sessions
de la législature de chaque Étal, le pouvoir exécutif de
cet État fera une nomination provisoire, jusqu'à ce que
la législature puisse remplir le siège vacant.

3. Personne ne pourra être sénateur, à moins d'avoir
atteint l'âge de trente ans, d'avoir été pendant neuf ans
citoyen des États-Unis, et d'être, au moment de son
élection, habitant de l'État qui l'aura choisi.

4. Le vice-président des États-Unis sera président du
sénat; mais il n'aura pas le droit de voter, à moins que
les voix ne soient partagées également.

5. Le sénat nommera ses autres officiers, ainsi qu'un
président pro tempore^ qui présidera dans l'absence du
vice-président ou quand celui-ci exercera les fonctions
de président des États-Unis,

6. Le sénat aura seul le pouvoir déjuger les accusa-
tions intentées par la chambre des représentants [im-
peachments) . Quand il agira dans cette fonction, ses
membres prêteront serment ou affirmation. Si c'est le
président des Etats-Unis qui est mis en jugement, le
chef de la justice présidera. Aucun accusé ne peut être
déclaré coupable qu'à la majorité des deux tiers de^^
membres présents.

7. Les jugements rendus en cas de mise en accusa-
tion n'auront d'autre effet que de priver l'accusé de la



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 319

place qu'il occupe, de le déclarer incapable de posséder
quelque office d'honneur, de confiance ou de profil que
ce soit dans les Etats-Unis; mais la partie convaincue
lK)urra être mise en jugement, jugée et punie, selon les
lois, par les tribunaux ordinaires.



SECjriON QUATRIÈME

1 . Le temps, le lieu et le mode de procéder aux élec-
tions des sénateurs et des représentants seront réglés
dans chaque Ëtat par la législature; mais le congrès
peut, par une loi, changer ces règlements ou en faire
de nouveaux, excepté pourtant en ce qui concerne le lieu
où les sénateurs doivent être élus.

2. Le congrès s'assemblera au moins une fois Fan-
née, et celte réunion sera fixée pour le premier lundi
de décembre, à moins qu'une loi ne la fixe à un autre
jour.

SECTION CINQUIÈME

1. Chaque Chambre sera juge des élections et des
droits et titres de ses membres. Une majorité de cha-
cune suffira pour traiter les affaires; mais un nombre
moindre que la majorité peut s'ajourner de jour à
jour, et est autorisé à forcer les membres absents à se
rendre aux séances par telle pénalité que chaque
Chambre pourra établir.

2. Chaque Chambre fera sou règlement, punira ses



320 CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS.

membres pour conduite inconvenante, et pourra, à la
majorité des deux tiers, exclure un membre.

3. Chaque Chambre tiendra un journal de ses délibé-
rations et le publiera d'époque en époque, à l'exception
de ce qui lui paraîtra devoir rester secret; et les votes
négatifs ou approbalifs des membres de chaque Chambre
sur une question quelconque seront, sur la demande
d'un cinquième des membres présents, consignés sur le
journal.

4. Au eu ne des deux Chambres ne pourra, pendant la
session du congrès, et sans le consentement de l'autre
Chambre, s'ajourner à plus de trois jours, ni transférer
ses séances dans un autre lieu que celui où siègent les
deux Chambres.



SECTION SIXIEME

1 . Les sénateurs et les représentants recevront pour
leurs services une indemnité qui sera fixée par une loi
et payée par le trésor des Etats-Unis. Dans tous les cas,
excepté ceux de trahison, de félonie et de trouble à la
paix publique, ils ne pourront être arrêtés soit pendant
leur présence à la session, soit en s'y rendant ou en re-
tournant dans leurs foyers ; dans aucun autre lieu ils ne
pourront être inquiétés ni interrogés en raison de dis-
cours ou opinions prononcés dans leurs Chambres res-
pectives.

2. Aucun sénateur ou représentant ne pourra, pen-
dant le temps pour lequel il a été élu, être nommé à



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 331

une place dans rordre civil sous rautorité des Étals-
Unis, lorsque cette place aura été créée ou que les émo-
luments en auront été augmentés pendant cette époque.
Aucun individu occupant une place sous l'autorité des
États-Unis ne pourra être membre d'une des deux
Chambres lant qu'il conservera cette place.

SECTION SEPTIÈME

1 . Tous les bills établissant des impôts doivent prendre
naissance dans la chambre des représentants; mais le
sénat peut y concourir par des amendements comme aux
autres bills.

2. Tout bill qui aura reçu l'approbation du sénat
et de la chambre des représentants sera, avant de de-
venir loi, présenté au président des États-Unis ; s'il l'ap-
prouve, il y apposera sa signature, sinon on le renverra
avec ses objections à la Chambre dans laquelle il aura
été proposé ; elle consignera les objections intégralement
dans son journal et discutera de nouveau le bill. Si,
après celte seconde discussion, deux tiers de la Chambre
se prononcent en faveur du bill, il sera envoyé, avec les
objections du président, à l'autre Chambre, qui le discu-
tera également ; et si la même majorité l'approuve, il
deviendra loi : mais en pareil cas les voles des Chambres
doivent être donnés par oui et par non, cl les noms des
personnes volant pour ou contre seront inscrits sur le
journal de leurs Chambres respectives. Si dans les dix
jours (les dimanches non compris), le président ne ren-



322 CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS.

voie point un bill qui lui aura été présenté, ce bill aura
force de loi, comme s'il Tavait signé, à moins cependant
que le congrès, en s' ajournant, ne prévienne le renvoi ;
alors le bill ne fera point loi.

3. Tout ordre, toute résolution ou vote pour lequel
le concours des deux Chambres est nécessaire (excepté
pourtant pour la question d'ajournement), doit être
présenté au président des États-Unis, et approuvé par
lui avant de recevoir son exécution; s'il le rejette, il doit
être de nouveau adopté par les deux tiers des deux
Chambres, suivant les règles prescrites pour les bills.

SECTION HUITIÈME

Le congrès aura le pouvoir :

1° D'établir et de faire percevoir des taxes, droits,
impôts et excises ; de payer les dettes publiques et de
pourvoir à la défense commune et au bien général des
Etats-Unis ; mais les droits, impôts et excises devront
être les mêmes dans tous les États-Unis ;

2*" D'emprunter de l'argent sur le crédit des Étals-
Unis;

5** De régler le commerce avec les nations étran*
gères, entre les divers États et avec les tribus in-
diennes ;

4° D'établir une règle générale pour les naturalisa-
tions et des lois générales sur les banqueroutes dans les
États-Unis ;

5° De battre la monnaie, d'en régler la valeur, ainsi



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 523

que celle des monnaies étrangères, et de fixer la base
des poids et mesures ;

6*" D'assurer la punition de la contrefaçon de la mon-
naie courante et du papier public des Etats-Unis ;

7*" D'établir des bureaux de poste et des routes de
poste;

8^ D'encourager les progrès des sciences et des arts
utiles en assurant, pour des périodes limitées, aux au-
teurs et inventeurs, le droit exclusif de leurs écrits et
de leurs découvertes ;

9"" De constituer des tribunaux subordonnés à la
cour suprême ;

10° De définir et punir les pirateries et les félonies
commises en haute mer, et les offenses contre la loi des
nations; *

H** De déclarer la guerre, d'accorder des lettres de
marque et de représailles, et de faire des règlements
concernant les captures sur terre et sur mer ;

IS"" De lever et d'entretenir des armées ; mais aucun
argent pour cet objet ne pourra être voté pour plus de
deux ans ;

13* De créer et d'entretenir une force maritime ;

14"* D'établir des règles pour l'administration et l'or-
ganisation des forces de terre et de mer ;

15* De pourvoir à ce que la milice soit convoquée
pour exécuter les lois de l'Union, pour réprimer les in-
surrections et repousser les invasions ;

16"* De pourvoir à ce que la milice soit organisée,
armée et disciplinée^ et de disposer de cette partie de la



324 CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS.

milice qui peut se trouver employée au service des États-
Unis, en laissant aux États respectifs la nomination des
officiers et le soin d'établir dans la milice la discipline
prescrite par le congrès ;

17* D'exercer la législation exclusive dans tous les
cas quelconques, sur tel district (ne dépassant pas dix
milles carrés) qui pourra, par la cession des États parti-
culiers et par l'acceptation du congrès, devenir le siège
du gouvernement des États-Unis, et d'exercer une pa-
reille autorité sur tous les lieux acquis par achat, d'après
le consentement de la législature de l'État où ils seront
situés, et qui serviront à rétablissement de forteresses,
de magasins, d'arsenaux, de chantiers et autres établis-
sements d'utilité publique;

18* Enfin le congrès aura le pouvoir de faire toutes
les lois nécessaires ou convenables pour mettre à exécu-
tion les pouvoirs qui lui ont été accordés et tous les
autres pouvoirs dont cette constitution a investi le gou-
vernement des Etats-Unis ou une de ses branches.



SECTION NEUVIEME



1. La migration ou l'importation de telles personnes
dont l'admission peut paraître convenable aux États ac-
tuellement existants ne sera point prohibée par le con-
grès avant l'année 1808 ; mais une taxe ou droit n'excé-
dant point dix dollars par personne peut être imposée
sur cette importation.

2. Le privilège de V habeas corpus ne sera suspendu



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 395

qu'en cas de rébellion ou d'invasion et lorsque la sûreté
publique l'exigera.

5. Aucun bill d'attainder ni loi rétroactive ex post
facto ne pourront être décrétés.

4. Aucune capitation ou autre taxe directe ne sera
établie, si ce n'est en proportion du dénombrement
prescrit dans une section précédente.

5. Aucune taxe ou droit ne sera établi surdesartiples
exportés d'un État quelconque ; aucune préférence ne
sera donnée par des règlements commerciaux ou fiscaux
aux ports d'un Ëtat sur ceux d'un autre , les vaisseaux
destinés pour un État ou sortant de ses ports ne pour-
ront être forcés d'entrer dans ceux d'un autre ou d'y
payer des droits.

6. Aucun argent ne sera tiré de la trésorerie qu'en
conséquence de dispositions prises par une loi, et de
temps en temps on publiera un tableau régulier des re*
cettes et des dépenses publiques.

7. Aucun titre de noblesse ne sera accordé par les
États-Unis, et aucune personne tenant une place de profit
ou de confiance sous leur autorité, ne pourra, sans 1^
consentement du congrès, accepter quelque présent,
émolument, place ou titre quelconque d'un roi, prince
ou État étranger.

SECTION DIXIÈME

1 . Aucun Élat ne pourra contracter ni traité, ni
alliance, ni confédération, ni accorder des lettres de



Si6 CONSTITUTION DES ËTiIrTS-nNIS.

marqae ou de i^présailles, ni battre, monnaie, ni
émettre des bills de crédit, ni déclarer qa^antre ehose
que la monnaie d'or et d'argent doive être acceptée en
payement de dettes, ni passer quelque bill d'ôtfo^er
ou loi rétroactive ea? poitfàctù^ ou àflaiblistement des
obligations des contrats, ni accorder aucun titre de no-
blesse.

2. Aucun État ne pourra, sans le consmtement du
congrès, étabUr quelque impôt ou droit sur les importa-'
tions ou exportations, à l'exception de ce qui lui sera
absolument nécessaire pour l'exécution de ses lois d'in-
spection; et le produit net de tous droits et impôts établis
par quelque État sur les importations et exportations,
sera à la dispc^tion de la trésorerie des États-Dnis, et
toute loi pareille sera sujette à la révision et au contrôle
du congrès. ÂuctinÉtat ne pourra, sans le consentement
du congrès, établir aucun droit sur le tonnage, entrete-
nir des troupes ou des vaisseaux de guerre en temps de
paix, contracter quelque traité ou union avec un autre
État ou avec une puissance étrangère, ou s'engager dans
une guerre, si ce n'est dans les cas d'invasion ou d'un
danger assez imminent pour n'admettre aucun délai.

ARTICLE DEUXIÈME

SECTION PREMIÈRE

1 . Le président des États-Unis sera investi du pou-
voir exécutif; il occupera sa place pendant le terme de



CONSTITUTION DES ÉTATS-'UNIS. 327

quatre ans; son élection et celle du vice-président,
nommé pour le même terme, auront lieu, ainsi qu'il
suit :

2. Chaque État nommera, de la manière qui sera
prescrite par sa législature, un nombre d'électeurs égal
au nombre total de sénateurs et de représentants que
l'État envoie au congrès ; mais aucun sénateur ou repré-
sentant, ni aucune personne possédant une place de
profit ou de confiance sous l'autorité des États-Unis, ne
peut être nommé électeur.

3. Les électeurs s'assembleront dans leurs États res-
pectifs, et ils voteront au scrutin pour deux individus,
dont un au moins ne sera point habitant du même État
qu'eux, Ils feront une liste de toutes les personnes qui
ont obtenu des suffrages et du nombre de suffrages que
chacune d'elles aura obtenu ; ils signeront et certifieront
celle liste, et la transmettront scellée au siège du gou-
vernement des États-Unis, sous l'adresse du président du
sénat, qui, en présence du sénat et de la chambre des
représentants, ouvrira tous les" certificats et comptera les
votes. Celui qui aura obtenu le plus grand nombre de
votes sera président. Si ce nombre forme la majorité des
électeurs, si plusieurs ont obtenu cette majorité et que
deux ou un plus grand nombre réunissent la même
quantité de suffrages, alors la chambre des représentants
choisira l'un d'entre eux pour président par la voie du
scrutin. Si nul n'a réuni cette majorité, la Chambra
prendra les cinq personnes qui en ont approché davan-
tage et choisira parmi elles le président de la même ma-



5^8 CONSTJTUTION DES ÉTATS-UNIS.

uièrc. Mais, en choisissanL ainsi le président, les voles
seront pris par Liât, la représentation de chaque Ëlat
ayant un vole : un membre ou des membres des deux
tiers des Étals devront être présents, et la majorité de
tous ces Ëtals sera indispensable pour que le choix soit
valide. Dans tous les cas, après le chois du président,
celui qui réunira le plus de voix sera vice-président. Si
deux ou plusieurs candidats ont obtenu un nombre égal
de voix, le sénat choisira parmi ces candidats le vice-
pnésidOit par voie de scrutin. .

1 4. {« eïHi^rès peut détermtnerr<i^>oque de la céarani
^iflMlBtir»«t]fi jour auquel; Us dmiiw^t leuraau^
f>^ç8,.leqnel jour let» le mitaae peur toittlesÉtato-Unis.

5. AuoQii iadÎTidn autre ^'m ciloyen ué dans les
Ëlats-Un», ou étant citoyoi lors do l'adopliDo de cette
oomtitution, ne peut être éligible à la place de prési-
dent; aucune personne ne sera éligible à celte place, à
moins d'avoir atteint l'âge de trente-cinq ans et d'avoir
résidé quatorze ans aux Ëtats-Unis.

6. En cas que le président soit privé de sa place, ou
en cas de mort, de démission ou d'inhabilité à remplir
les fondions et les devoirs de cette place, elle sera con-
Géeau vice-président, et le congrès peut par une loi
■pourvoir au cas du renvoi, de la mort, de la démission
ou de l'inhabilité tant du président que du vice-prési-
dent, et indiquer quel fonctionnaire public remplira en
pareils cas la présidence, jusqu'à ce que la cause de
l'inhabilité n'existe plus ou qu'un nouveau président ait
été élu.



CONSTITUTION DKS ÉTATS-UNIS. 529

7. Le président recevra pour ses services, à des
époques fixées, une indemnité qui ne pourra être aug-
mentée ni diminuée pendant la période pour laquelle il
aura été élu, et pendant le même temps il ne pourra re-
cevoir aucun autre émolument des États-Unis ou de Tun
des États.

8. Avant son entrée en fonctions, il prêtera le ser-
ment ou affirmation qui suit :

9. « Je jure (ou j'affirme) solennellement que je
remplirai fidèlement la place de président des États-
Unis, et que j'emploierai tous mes soins à conserver,
protéger et défendre la constitution des États-Unis. »

SECTION DEUXIÈME

1 . Le président sera commandant en chef de Tarmée
et des flottes des États-Unis et de la milice des divers
États, quand elle sera appelée au service actif des États-
Unis; il peut requérir l'opinion écrite du principal fonc-
tionnaire dans chacun des déparlements exécutifs, sur
tout objet relatif aux devoirs de leurs offices respectifs,
et il aura le pouvoir d'accorder diminution de peine et
pardon pour délits envers les États-Unis , excepté en
cas de mise en accusation par la chambre des représen-
tants.

2. Il aura le pouvoir de faire des traités, de l'avis et
du consentement du sénat, pourvu que les deux tiers des
sénateurs présents y donnent leur approbation ; il nom-
mera, de l'avis et du consentement du sénat, et dési-



350 CONSTITOTION DES ÉTATS-UNIS.

gnera les ambassadeurs, les autres ministres publies et
les consuls, les juges des cours suprêmes et tous autres
fonctionnaires des États-Unis aux nominations desquels
il n'aura point été pourvu d'une autre manière dans cette
constitution, et qui seront institués par une loi. Mais le
congrès peut par une loi attribuer les nominations de
ces employés subalternes au président seul, aux cours
de justice ou aux chefs des départements.

3. Le président aura le pouvoir de remplir toutes les
places vacantes pendant l'intervalle des sessions du sé-
nat, en accordant des commissions qui expireront à la
fin de la session prochaine.

SECTION TROISIÈME

1 . De temps en temps le président donnera ou con-
grès des informations sur l'État de l'Union, et il recom-
mandera à sa considération les mesures qu'il jugera
nécessaires et convenables ; il peut, dans des occasions
extraordinaires, convoquer les deux Chambres ou l'une
d'elles, et, en cas de dissentiments entre elles sur le
temps de leur ajournement, il peut les ajourner à telle
époque qui lui paraîtra convenable. Il recevra les am-
bassadeurs et les autres ministres publics; il veillera à
ce que les lois soient fidèlement exécutées, et il commis-
sionnera tous les fonctionnaires des États-Unis.



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 331



SECTION QUATRIÈME

Les président, vice-président et tous les fonction-
naires civils pourront être renvoyés de leurs places, si
à la suite d'une accusation ils sont convaincus de trahi-
son, de dilapidation du trésor public ou d'autres grands
crimes et d'inconduite [misdemeanours).

ARTICLE TROISIÈME

SECTION PREMIÈRE

Le pouvoir judiciaire des États-Unis sera confié à une
cour suprême et aux autres cours inférieures que le
congrès peut de temps à autre former et établir. Les
juges, tant des cours suprêmes que des cours inférieu-
res, conserveront leurs places tant que leur conduite sera
bonne, et ils recevront pour leurs services, à des épo-
ques fixées, une indemnité qui ne pourra être diminuée
tant qu'ils conserveront leur place.

SECTION DEUXIÈME

1. Le pouvoir judiciaire s'étendra à toutes les causes,
en matière de lois et d'équité, qui s'élèveront sous l'em-
pire de cette constitution, des lois des États-Unis et des
traités faits ou qui seront faits sous leur autorité ; à toutes
les causes concernant des ambassadeurs, d'autres minis-
tres publics ou des consuls ; à toutes les causes de l'amir



\



CONSTITUTION OIS llTATS- UNIS.

muté ou de la juridiction maritime ; aux contestations
dans lesquelles les États-Unis seront partie; aux contes-
tations entre deux ou plusieurs États, entre un État et
des dtoyras d'un aubre État, entre des citoyens d'États
différents, entre des citoyens du même État réclamant
des terres en yertu de concessions émanées de différents
ÉtatSi et entre un État ou les citoyens de cet État, et des
États, citoyens ou sujets étrangers.

3. Dans tous les cas concernant les ambassadeurs,
d'autres ministres publics ou des consuls, et dans les
causes dans lesquelles un État sera partie, la cour sa-
préme exercera la juridiction originelle, Dans tous les
autres cas susmentionnés, la cour siuprénie aura la juri-
diction d'appel, tant sous le rapport de la loi que du fait,
avec telles exceptions et tels règlements que le congrès
pourra faire.

7. Le jugement de tous crimes, excepté en cas démise
en accusation par la chambre des représentants, sera fait
par jury : ce jugement aura lieu dans l'État où le crime
aura été commis ; mais si le crime n'a point été commis
dans un des États, le jugement sera rendu dans tel ou tel
lieu que le congrès aura désigné à cet effet par une
loi.

SECTION TROISIÈME

1. La trahison contre les États-Unis consistera unique-
ment à prendre les armes contre eux ou à se réunir à
leurs ennemis en leur donnant aide et secours. Aucune
personne ne sera convaincue de trahison, si ce n'est sur le



'^ CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 335

"^ fémoignage de deux témoins déposant sur le même acte
**-patent, ou lorsqu'elle se sera reconnue coupable devant
- Îé cour.

s^ • 2. Le congrès aura Iq pouvoir de fixer la peine de la
ï trahison ; mais ce crime n'entraînera point la corruption
» du sang^ ni la confiscation, si ce n'est pendant la vie de
t la personne convaincue.

ARTICLE QUATRIÈME

SECTION PREMIÈRE

Pleine confiance et crédit seront donnés en chaque
Étatauxactes publics et aux procédures judiciairesde tout
autre État, et le congrès peut, par des lois générales, dé-
terminer quelle sera la forme probante de ces actes et
procédures, et les effets qui y seront attachés.

SECTION DEUXIÈME

1. Les citoyens de chaque État auront droit à tous les
privilèges et immunités attachés au titre de citoyen dans
les autres Etats*

2. Un individu accusé dans un État de trahison, félo-
nie ou autre crime, qui se sauvera de la justice et qui
sera trouvé dans un autre État, sera, sur la demande de
l'autorité executive de l'État dont jl s'est enfui, liyré et
conduit vers l'État ayant juridiction sur ce crime.

3. Aucune personne tenue au service ou au travail
dans un État, sous les lois de cet État, et qui se sauverait



:35i CORSTITUTiON DBS* ÉTÀT6-U1II8.

dans un aulre, ne pourra, en coaséqfuence d'une loi ou
d'un règlenient de TËtat oii^ elle s-est réfugiée, être dis-
pensée de ce service ou travail, mais sera livrée sur la
réclamation de la partie à laquelle ce service et ce tra-
vail sont dus.

• - -

SECTION TROISIÈME

1 . Le congrès pourra admettre de nouveaux États dans
cette Union ; mais aucun nouvel État ne sera érigé oa
formé dans la juridiction d'un autre État, aucun État ne
sera formé non plus de la réunion de deux ou de plu-
sieurs États, ni de quelques parties d'État, sansleobn-
sçntemrat de la législature des États intéressés, et sans
celui du congrès.

2. Le congrès aura le pouvoir de disposer du territoire
et des autres propriétés appartenant aux États-Unis, et
d'adopter è ce sujet tous les règlements et mesures con-
venables ; et rien dans celle conslitution ne sera inter-
prété dans un sens préjudiciable aux droits que peuvent
faire valoir les États-Unis ou quelques États particuliers.

SECTION QUATRIÈME

Les États-Unis garantissent à tous les États de l'Union
une forme de gouvernement républicain, et protégeront
chacun d'eux contre toute invasion, et aussi contre toute
violence intérieure, sur la demande de la législature ou
du pouvoir exécutif, si la législature ne peut être con*
voquée*



CONSTITUTION DES ÉTAT^UNIS. 355

ARTICLE CINQUIÈME

Le congrès, toutes les fois que les deux tiers des deux
Chambres le jugeront nécessaire, proposera des amende-
ments à celte constitution ; ou, sur la demande de deux
tiers des législatures des divers États, il convoquera une
convention pour proposer des amendements, lesquels,
dans les deux cas, seront valables à toutes fins, comme
partie de cette constitution; quand ils auront été ratifiés
par les législatures des trois quarts des divers Ëtats, ou
par les trois quarts des conventions formées dans le sein
de chacun d'eux; selon que l'un ou l'autre mode de rati-
fication aura été prescrit par le congrès, pourvu qu'au-
cun amendement fait avant Tannée 1808 n'affecte d'une
manière quelconque la première et la quatrième clause
de la neuvième section du premier article, et qu'aucun
État ne soit privé, sans son consentement, de son suf-
frage dans le sénat.

ARTICLE SIXIÈME

1 . Toutes les dettes contractées et les engagements
pris avant la présente constitution, seront aussi valides
à l'égard des États-Unis, sous la présente constitution,
que sous la confédération.

2. Cette constitution et les lois des Etats-Unis qui
seront faites en conséquence, et tous les traités faits ou
qui seront faits sous l'autorité desdits États-Unis, compo-



33« CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS.

seront la loi suprême du pays; les juges de chaque Etat
seront tenus de s'y (conformer, nonobstant toute dispo-
sition qui, dans les lois ou la constitution d'un Ëlat
quelconque, serait en opposition avec cette loi suprême.
3. Les sénateurs et les représentants sus mentionnés
et les membres des législatures des États et tous les offi-
ciers du pouvoir exécutif et judiciaire, tant des États-Unis
que des divers États, seront tenus, par serment ou par
affirmation, de soutenir cette constitution ; mais aucun
serment religieux ne sera jamais requis comme condi-
tion pour remplir une fonction ou charge publique, sous
l'autorité des États-Unis.

ARTICLE SEPTIÈME

1. La ratification donnée par les conventions de neuf
États sera suffisante pour l'établissement de cette con-
stitution entre les États qui l'auront ainsi ratifiée.

2. Fait en convention, par le consentement unanime
des Etats présents, le dix-septième jour de septembre,
l'an du Seigneur 1787, et de l'indépendance des États-
Unis le douzième; en témoignage de quoi nous avons
apposé ci-dessous nos noms.

Signé: George WASHINGTON,

Président et député do Virginie.



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 557

AMENDEMENTS

ARTICLE PREMIER

Le congrès ne pourra faire aucune loi relative à l'éla-
1)1 issement d'une religion, ou pour en prohiber une; il ne
pourra point non plus restreindre la liberté de la parole
ou de la presse, ni attaquer le droit qu'a le peuple de s'as-
sembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gou-
vernement pour obtenir le redressement de ses griefs.



ARTICLE DEUXIÈME

Une milice bien réglée étant nécessaire à la sécurité
d'un État libre, on ne pourra restreindre le droitqu'ale
peuple de garder et de porter des armes.

ARTICLE TROISIÈME

Aucun soldat ne sera, en temps de paix, logé dans une
maison sans le consentement du propriétaire; ni en
temps de guerre, si ce n'est de la manière qui sera
prescrite par une loi.

ARTICLE QUATRIÈME '

Le droit qu'ont les citoyens de jouir de la sûreté de
leurs personnes, de leur domicile, de leurs papiers et
elTets, à l'abri des recherches et saisies déraisonnables^
ne pourra élre violé ; aucun mandat ne sera émis, si ce

I. 22



- }



338 CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS.

n'est dans les présomptions fondées, corroborées par le
serment ou l'affirmation ; et ces mandats devront contenir
la désignation spéciale du lieu où les perquisitions de-
vront être faites et des personnes ou objets à saisir.

ARTICLE CINQUIÈME

Aucune personne ne sera tenue de répondre à une
accusation capitale ou infamante, à moins d'une mise en
accusation émanant d'un grand jury, à l'exception des
délits commis par des individus appartenant aux troupes
de terre ou de mer, ou à la milice, quand elle est en ser-
vice actif en temps de guerre ou de danger public : la
même personne ne pourra être soumise deux fois pour
le même délit à une procédure qui compromettrait §a vie
ou un de ses membres. Dans aucune cause criminelle,
Taccusé ne pourra être forcé à rendre témoignage contre
lui-même; il ne pourra être privé de la vie, delà liberté
ou de sa propriété, que par suite d' une procédure légale.
Aucune propriété privée ne pourra être appliquée à un
usage public sans juste compensation*

ARTICLE SIXIÈME

Dans toute ' procédure criminelle, l'accusé jouira du
droit d'être jugé promplement et publiquement par un
jury impartial de l'État et du district dans lequel le
crime aura été commis, district dont les limites auront été
tracées par une loi préalable; il sera informé de la nature
et du motif de l'accusation; il sera confronté avec les



COÏiSTlTUTION DES ÉTATS UNIS. 339

témoins à charge; il aura la faculté de faire comparaître
des témoins en sa faveur, et il aura l'assistance d'un con-
seil pour sa défense.

ARTICLE SEPTIÈME

Dans les causes qui devront être décidées selon la
loi commune {in suits at œmmon /ati?), le jugement par
jury sera conservé dès que la valeur des objets en li-
tige excédera vingt dollars; et aucun fait jugé par
un jury ne pourra être soumis à l'examen d'une autre
cour dans les États-Unis, que conformément à la loi '
commune.

ARTICLE HUITIÈME

On ne pourra exiger des cautionnements exagérés ^
ni imposer des amendes excessives, ni infliger des pu-
nitions cruelles et inaccoutumées.

ARTICLE NEUVIÈME

L'énumération faite, dans cette constitution, de cer-
tains droits, ne pourra être interprétée de manière
à exclure ou affaiblir d'autres droits conservés par le
peuple.

ARTICLE dixième:

Les pouvoirs non délégués aux États-Unis par la con«
Btitution, ou à ceux qu'elle ne défend pas aux Étals



340 CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS.

d'exercer, sont réservés aux États respectifs ou au
peuple.



ARTICLE onZIEME



Le pouvoir judiciaire des États-Unis ne sera point
organisé de manière à pouvoir s'étendre par interpré-
tation à une procédure quelconque, commencée contre
un des États par les citoyens d'un autre État, ou par
les citoyens ou sujets d'un État étranger.

ARTICLE DOUZIEME

1 . Les électeurs se rassembleront dans leurs États
respectifs, et ils voteront au scrutin pour la nomination
du président et du vice-président, dont un au moin? ne
sera point habitant du même État qu'eux; dans leurs
bulletins ils nommeront la personne pour laquelle ils
votent comme président, et dans les bulletins distincts
celle qu'ils portent à la vice-présidence : ils feront des
listes distinctes de toutes les personnes portées à la pré-
sidence, et de toutes celles désignées pour la vice-pré-
sidence, et du nombre des votes pour chacune d'elles;
ces listes seront par eux signées et certifiées, et trans-
mises, scellées, au siège du gouvernement des États-
Unis, à l'adresse du président du sénat. Le président
du sénat, en présence des deux Chambres, ouvrira tous
les procès- verbaux, et les votes seront comptés. La per-
sonne réunissant le plus grand nombre de suffrages
pour la présidence sera président, si ce nombre forme



CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS. 341

la majorité de tous les électeurs réunis ; et si aucune
personne n'avait cette majorité, alors, parmi les trois
candidats ayant réuni le plus de voix pour la prési-
dence, la chambre des représentants choisira immédia-
tement le président par la voix du scrutin. Mais dans ce
choix du président les votes seront comptés par Etat, la
représentation de chaque État n'ayant qu'un vote; un
membre ou des membres de deux tiers des États de-
vront être présents pour cet objet, et la majorité de
tous les États sera nécessaire pour le choix. Et si la
chambre des représentants ne choisit point le président,
quand ce choix lui sera dévolu, avant le quatrième jour
du mois de mars suivant, le vice-président sera prési-
dent, comme dans le cas de mort ou d'autre inhabileté
constitutionnelle* du président.

2. La personne réunissant le plus de suffrages pour
la vice-présidence sera vice-présidenl, si ce nombre
forme la majorité du nombre total des électeurs réunis ;
et si persces choix tombent sur les mêmes candidats, les [M-rs^innes
ainsi choisies seront installées dans les fonctions aux*
I. »



354 CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK.

quelles on les aura nommées. S'il y a divergence dans
les présentations, le choix sera fait par un scrutin comi
mun, et à la majorité des suffrages du sénat et de l'as-
semblée réunis.

Le trésorier sera élu chaque année. Le secrétaire
d'État, le contrôleur, l'avocat général, l'inspecteur
général et le commissaire général conserveront leurs
fonctions pendant trois ans, à moins qu'ils ne soient ré-
voqués par une décision commune du sénat et de l'as-
semblée.

7. Le gouverneur nommera par message écrit, et,
avec l'assentiment du sénat, instituera tous les officiers
judiciaires, excepté les juges de paix, qui serontnommés
ainsi qu'il suit :

La commission des surveillants [supervisorsY de cha-
cun des comtés de TÉlat s'assemblera au jour fixé parla
législature, et désignera, à la majorité des voix, un
nombre de personnes égal au nombre des juges de paix
à établir dans les villes du comté; les juges des cours de
comté s'assembleront aussi et nommeront de même un
égal nombre de candidats; puis, à l'époque et au lieu in-
diqués parla législature, les surveillants et les juges de
paix du comté se réunissent et exaininent leurs choix
respectifs. Lorsqu'il y a unanimité pour certains choix,
ils la constatent par un certificat qu'ils déposent aux ar-
chives du secrétaire du comté, et la personne ou les

* Les supervisors sont des magistrats cliargés en partie de l'admiDistra-
tion des communes, et qui, en outre, forment, en se réunissant, le pou-
voir législatif de chaque comté.



CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE >E\V-YORK. 555

personnes nommées dans ces certificats sont juges de
paix.

S'il y a dissentiment total ou partiel dans les choix,
la commission des surveillants et les juges devront
transmettre leurs choix diflërenls au gouverneur, qui
prendra et instituera parmi ces candidats autant de
juges de paix qu'il en faudra pour remplir les places
vacantes.

Les juges de paix resteront en place pendant quatre
ans, à moins qu'ils ne soient révoqués par les cours des
comtés, lesquels devront spécifier les motifs de la ré-
vocation; mais cette révocation ne peut avoir lieu sans
que, préalablement, le juge de paix ait reçu significa-
tion des faits imputés, et qu'il ait pu présenter sa dé-
fense.

8. Les shérifs, les greffiers des comtés et les archi-
vistes, aussi bien que le greffier de la cité-comté de
New-York, seront choisis tous les trois ans, ou lorsqu'il
y aura une vacance, par les électeurs de ces comtés
respectifs. Les shérifs ne pourront exercer aucune autre
fonction, et ne pourront être réélus que trois ans après
leur sortie de service. on peut exiger d'eux, conformé-
ment à la loi, de renouveler de temps en temps leurs
cautionnements, et faute par eux de les fournir, leur
emploi sera considéré comme vacant.

Le comté ne sera jamais responsable des actes du
shérif. Le gouverneur peut destituer ce magistrat aussi
bien que lo^ greffiers et les archivistes des comtés, mais
jamais sans leur avoir communiqué les accusations por-



356 COiNSTITDTION DE L^ÉTAT DE NEW-YORK.

tées contre eux, et sans leur avoir donné la faculté de
se défendre.

9. Les greffiers des cours, excepté ceux dont il est
question dans la section précédente, seront nommés
par les cours auprès desquelles ils exerceront, et les
procureurs de districts par les cours de comté. Ces gref-
fiers et ces procureurs resteront en place pendant trois
ans, à moins de révocation par les cours qui les auront
nommés.

10. Les maires de toutes les cités de cet État seront
nommés par les conseils communaux de ces cités res-
pectives.

11. Les coroners seront élus de la même manière
que les shérifs, et pour le même temps; leur révocation
n'aura lieu que dans les mêmes formes. La législature
en déterminera le nombre, qui pourtant ne pourra être
de plus de quatre par comté.

12. Le gouverneur nommera, et, avec Tassentimenl
du sénat, installera les maîtres et les auditeurs en chancel-
lerie, qui conserveront leurs fonctions pendant trois
ans, à moins de révocation par le sénat, sur la demande
du gouverneur. Les greffiers et sous-greffiers seront
nommés et remplacés à volonté par le chancelier.

13. Le greffier de la cour aboyer et terminer^ et des
sessions générales de paix, pour la ville et comté de
New-York, sera nommé par la cour des sessions géné-
rales de la ville, et exercera tant qu'il plaira à la cour.
Les autres commis et employés des cours, dont la no-
mination n'est pas déterminée ici, seront au choix des



CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK. 357

différentes cours, ou du gouverneur, avec Tassentiment
du sénat, suivant que l'indiquera la loi.

a. Les juges spéciaux et leurs adjoints, ainsi que
leurs greffiers dans la cité de New-York, seront nommés
par le conseil communal de cette cité. Leurs fonctions
auront la même durée que celles des juges de paix des
autres comtés, et ils ne pourront être révoqués que dans
les mêmes formes.

15. Tous les fonctionnaires qui aujourd'hui sont
nommés par le peuple, continueront à être nommés par
lui. Les fonctions à la nomination desquelles il n'est
pas pourvu par cette constitution, ou qui pourront être
créées à l'avenir, seront de même à la nomination du
peuple, à moins que la loi ne dispose autrement.

16. La durée des fonctions non fixée par la présente
constitution, pourra être déterminée par une loi, sinon
elle dépendra du bon plaisir de l'autorité qui nommera
à ces fonctions.

ARTICLE CINQUIÈME

1. Le tribunal auquel doivent être déférées les accu-
sations politiques {trials by impeachmerU ) ^ et les
procès relatifs à la correction des erreurs {correction of
error$)y se composera du président du sénat, des séna-
teurs, du chancelier, des juges de la cour suprême ou
de la majeure partie d'entre eux. Lorsque cette accusa-

* Il s*agit ici du cas où la chambre des représentants accuse un fonc-
tionnaire public devant le sénat.



346 CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK.

8. Les deux Chambres possèdent également le droit
d'iniliative pour tous les bills.

Un bill adopté par une Chambre peut être amendé par
l'autre.

9. Il sera alloué aux membres de la législature, comme
indemnité, une somme qui.sera fixée par une loi et payée
par le trésor public.

La loi qui augmenterait le montant de cette indemnité
ne pourrait être exécutée que Tannée qui suivrait celle
où elle aurait été rendue. on ne pourra augmenter le
montant de l'indemnité accordée aux membres du corps
législatif que jusqu'à la concurrence de la somme de
5 dollars (16 francs 5 centimes).

10. Aucun membre des deux Chambres, tant que du-
rera son mandat, ne pourra être nommé à des fonctions

r

de Tordre civil par le gouverneur, le sénat ou la légis-
lature.

H . Ne pourra siéger dans les deux Chambres aucun
membre du congrès, ni autre personne remplissant une
fonction judiciaire ou militaire pour les États-Unis.

Si un membre de la législature était appelé au con-
grès, ou était nommé à un emploi civil ou militaire
pour le service des Etats-Unis, son option pour ces nou-
velles fonctions rendra son siège vacant.

12. Tout bill qui aura reçu la sanction du sénat et de
la chambre des représentants, devra être présenté augou-
verneur avant de devenir loi de TElat.

Si le gouverneur sanctionne le bill, il le signera; si,
au contraire, il le désapprouve, il le renverra, en expli-



CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK. 347

quant les motifs de son refusa la Chambre qui l'avait en
premier lieu proposé. Celle-ci insérera en entier les mo-
tifs du gouverneur dans le procès-verbal des séances, et
procédera à un nouvel examen. Si, après avoir discuté
une seconde fois le bill, les deux tiers des membres
présents se prononcent de nouveau en sa faveur, le bill
sera alors renvoyé, avec les objections du gouverneur, à
l'autre Chambre; celle-ci lui fera de même subir un nou-
vel examen; et si les deux tiers des membres présents
l'approuvent, ce bill aura force de loi; mais dans ces
derniers cas, les votes seront exprimés par oui ou non,
et on insérera le vote de chaque membre dans le procès-
verbal.

Tout bill qui, après avoir été présenté au gouverneur,
ne sera pas renvoyé par lui dans les dix jours (le di-
manche excepté), aura force de loi comme si le gouver-
neur l'avait signé, à moins que, dans l'intervalle des dix
jours, le corps législatif ne s'ajourne. Dans ce cas, le
bill restera comme Bfon avenu.

13. IjCs magistrats dont les fonctions ne sont pas
temporaires {holding their offices during good behaviour)
peuvent cependant être révoqués par le vole simultané
des deux Chambres. Mais il faut que les deux tiers de
tous les représentants élus et la majorité des membres
du sénat consentent à la révocation.

14. L'année politique commencera le l*' janvier, et
le corps législatif devra être assemblé annuellement le
premier mardi de janvier, à moins qu'un autre jour ne
soit désigné par une loi.



tion publique ; tout âuffri^ qn\ leiir sc^itréoiiQé^pMr
des fancli<ms électives^ par h l%isiature ou fttr 1^ {m*
f4e, estnu}/



»n ■« • .



àRTICLS SIXIÈME



r^



, i. Les membres^e k l^^sliytur^ et. to las:|e»Mslîoiir
iiaires admiBisti^tifsoa judiqi^^ excepté les^^g^és
s^lijiltarnes exeiuptés par }% jk^i^ d^mron]^ imift #!di^ipr '
en exercice, prononcer et souscrire la Imnoto ^\ipPr

ment ou d'affirmation suivante :

. a je jure soleniiel{ement (ou, suivant le eas^j'iiflipw^
que je mainlimidrai la constitution 4e6 ^tatSrjJi^ et
la constitution de rStat de New-ïork, 0t que je r^itt-
plirai fidèlement, et ausi^ bien qu'il me sera possible,
les fonctions de... »

Aucun autre serment , déclaration ou épreuve, ne
pourront être exigés pour aucune fonction ou service
public.



ARTICLE SEPTIEME



1. Aucun membre de l'Élat de New-York ne pourra
être privé des droits et privilèges assurés à tous les ci-
toyens de rÉiat, si ce n'est par les lois du pays et parles
jugements de ses pairs.

2. Le jugement par jury sera inviolablement et à
toujours conservé dans joutes les affaires où il a été
appliqué jusqu'à aujourd'hui. Aucun nouveau tribunal



CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK 561

ne sera établi, si ce n'est pour procéder suivant la loi
commune, excepté les cours d'équité, que la législa-
lure est autorisée à établir par la présente constitution.
5. La profession et Texercicc libre de toutes les
croyances religieuses et de tous les cultes, sans aucune
prééminence, sont permis à chacun, et le seront tou-
jours; mais la liberté de conscience garantie par cet
article ne peut s'étendre jusqu'à excuser des actes licen-
cieux et des pratiques incompatibles avec la paix et la
sécurité de i*État.

4. Attendu que les ministres de TÉvangile sont, par
leur profession, dévoués au service de Dieu et au soin des
âmes, et qu'ils ne doivent pas être .distraits des grands
devoirs de leur état, aucun ministre de l'Évangile ou prê-
tre d'aucune dénomination ne pourra, dans quelque cir-
constance et pour quelque motif que ce soit, être appelé,
par élection ou autrement, à aucune fonction civile ou
militaire.

5. La milice de l'État devra être toujours armée, dis-
ciplinée et prête au service ; mais tout habitant de l'État
appartenant à une religion quelconque, où des scrupules
de conscience font condamner l'usage des armes, sera
exempté, en payant en argent une compensation que la
législature déterminera par une loi, et qui sera estimée
d'après la dépense de temps et d'argent que fait un bon
milicien.

6. Le privilège de l'acte d'habeas corpus ne pourra
être suspendu qu'en cas de rébellion ou d'invasion, lors-
que le salut public requiert cette suspension.



S50 CONSTITUTION DE L*ÉTÀT D£ NEW-YORK.

vent établir de droit électoral dont les xx>nditions viennent
d'être fixées.

4. Toutes les élections auront lien par bulletins écrits,
à l'exception de celles relatives aux fonctionnaireil mu-
nicipjQiux. La manière dont ces dernières doivent être
faites sera déterminée par une loi.

ARTICLE TROISIÈME

1 . Le pouvoir exécutif sera confié à un gouverneur,
dont les fonctions dureront dem années.

Un lieulenant gouverneur sera choisi en même temps
et pour la même période.

2. Pour être éligible aux fonctions de gouverneur il
faut être citoyen-^né des Élals-Unis, être franc tenancier,
avoir atteint l'âge de trente ans, et avoir résidé cinq ans
dans l'État, à moins que, pendant ce temps, l'absence
n'aitété motivée par un service public pour l'État ou pour
les États-Unis.

3. Le gouverneur et le lieulenant gouverneur seront
élus en même temps et aux mêmes lieux que les mem-
bres de la législature, et à la pluralité des suffi*ages. En
cas d'égalité de suffrages entre deux ou plusieurs candi-
dats pour les fonctions de gouverneur ou lieutenant gou-
verneur, les deux Chambres de la législature choisiront
parmi ces candidats, par un scrutin de ballottage com-
mun et à la pluralité des voix, le gouverneur et le lieute-
nant gouverneur. •

4* Le gouverneur sera commandant en chef de la mi-



CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK. 351

lice et amiral de la marine de TÉtat; il pourra, dans les
circonstances extraordinaires, convoquer la l^islature
ou seulement le sénat. Il devra, à Touverture de chaque
session, communiquer par un message, à la législature,
Texposé de la situation de TÉtat et lui recommander les
mesures qu'il croira nécessaires; il dirigera les affaires
administratives, civile3 ou militaires avec les fonction-
naires du gouvernement, promulguera les décisions de
la législature, et veillera soigneusement à la fidèle exé-
cution des lois.

En rémunération de ses services, il recevra, à des épo-
ques déterminées, une somme qui ne pourra être ni aug-
mentée ni diminuée pendant le temps pour lequel il aura
été élu.

5. Le gouverneur aura le droit de faire grâce, ou de
suspendre l'exécution après condamnation, excepté en
cas de trahison ou d'accusation par les représentants ;
dans ce dernier cas, la suspension ne peut aller que
jusqu'à la plus prochaine session de la législature, qui
peut ou faire grâce, ou ordonner l'exécution de la sen-
tence, ou prolonger le répit.

6. En cas d'accusation du gouverneur, ou de sa des-
titution, de sa démission, de sa mort, ou de son absence
de l'État, les droits et les devoirs de sa place seront remis
au lieutenant gouverneur, qui les conservera pendant le
reste du temps déterminé, ou si la vacance est occasion-
née par une accusation ou une absence, jusqu'à l'acquit-
tement ou le retour du gouverneur.

Cependant le gouverneur continuera d'être comman^



S64 (»»8TIT0TI0» DE yfiTAt D» NBW-tOllf.

à vapeur), sont et resteront innoiabl^ént appïiqaés à
Pai^èvement des^mtntinicMions par eaii/aû pajéinait
de Tintérét et au remboursement du capital <]^ sotinnes
empruntées d^à, ou qu'on empruntertiit par la suite,
potar t^rmifter ces trataux.

dés dnsits cfe barrières rar les doàtmunlcatioËïs nati-^
gables, ceinc sur leii i^Iines, cém sur fes veittés à l'en-^
chère, établis par la loi du 15 avril 1817, non {îliis que
le montant du revenu fixé {mr la loi dii 15 inarâ IS20^
ne pounrimt être rédtiits ou appliquéslitiirj^œt, jusqu'à
entier etjmrfliit jmyem^t des intérêts et du çajijtal des
sommes emptttnté^ ou qn^on emjffrunterait a^cofe pour
c^ travauï;

Là législature ne pourra jamàâs vemire ni aliéner les
sources salines appartenant à FÉtaf, ni les terres conti-
guës qui peuvent être nécessaires à leur exploitation, ni
en tout, ni en partie, les communications navigables,
tout cela étant et devant rester toujours la propriété de
l'État.

11. Aucune loterie ne sera désormais autorisée; et la
législature prohibera par une loi la vente dans cet État
des billets de loteries autres que celles déjà autorisées
par la loi.

12. Aucun contrat, pour l'acquisition de terrains avec
les Indiens, qui aurait été ou qui serait fait dans l'État,
à dater du 14 octobre 1775, ne sera valide que par
le consentement et avec l'autorisation de la législa-
ture.

13. Continueront d'être lois de l'État, avec les chan-



CONSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK. 565

gementsque la législature jugera convenable de faire, les
parties du droit cou tumier {common law)^ et des actes de
la législature de la colonie de New-York, qui composaient
la loi de cette colonie, le 19 avril i 775, et les résolutions
du congrès de cette colonie et de la convention de l'État
de New- York, en vigueur le 20 avril 1777, qui ne sont
pas périméies, ou qui n'ont pas été révoquées ou modi-
fiées, ainsi que les décrets de la législature de cet État, en
vigueur aujourd'hui; mais toutes les parties de ce droit
coutumier et des acte^ ci-dessus mentionnés qui ne sont
pas en accord avec la présente constitution, sont abro-
gées.

14. Toute concession de terre faite dans l'Étal par le
roi delà Grande-Bretagne, ou par les personnes exerçant
son autorité, après le 14 octobre 1775, est nulle et non
avenue; mais rien, dans la présente constitution, n'inva-
lidera les concessions de terre faites antérieurement par
ce roi et ses prédécesseurs, on n'annulera les chartes con-
cédées, avant cette époque, par lui ou eux, ni les conces-
sions et chartes faites depuis par l'État ou par des per-
sonne exerçant son autorité et n'infirmera les obligations
ou dettes contractées par l'État, par les individus et par
les corporations, ni les droits de propriété, les droits
éventuels, les revendications ou aucune procédure dans
les cours de justice.



366 COiNSTlTUTlÔN DE L'ÉTAT DE NEW-YORK.

ARTICLE HUITIÈME

1 . Il est permis au sénat ou à la chambre des repré-
sentants de proposer un ou plusieurs amendements à la
présente constitution. Si la proposition d'amendement est
appuyée par la majorité des membres élus des deux
Chambres, Tamendement ou les amendements proposés
seront transcrits sur leurs registres, avec les votes pour
et contre, et remis à la décision de la législature suivante.

Trois mois avant l'élection de cette législature, ces
amendements seront publiés; et si, lorsque cette nou-
velle législature entrera en fonctions, les amendements
proposés sont adoptés par les deux tiers de tous les mem-
bres élus dans chaque Chambre, la législature devra les
soumettre au peuple, à T époque et de la même manière
qu'elle prescrira.

Si le peuple, c'est-à-dire si la majorité de tous les
citoyens ayant droit de voler pour l'élection des mem-
bres de la législature, approuve et ratifie ces amende-
ments, ils deviendront partie intégrante de la constitu-
tion.

ARTICLE NEUVIEME

1. La présente constitution deviendra exécutoire à
dater du 31 décembre 1822. Tout ce qui y a rapport au
droit de suffrage, à la division de l'État en districts séna-
toriaux, au nombre des membres à élire à la chambredes
représentants et à la convocation des électeurs pour le



COWSTITUTION DE L'ÉTAT DE NEW-YORK. 367

premier lundi de novembre 1822, à la prolongation des
fonctions de la législature actuelle jusqu'au l*"" jan-
vier 1823, à la prohibition des loteries ou à la défense
d'appliquer des propriétés et des revenus publics à des
intérêts locaux ou privés, à la création, au changement,
renouvellement ou à la prorogation des chartes des cor-
porations politiques, sera exécutoire à dater du dernier
jour de février prochain.

Le premier lundi de mars prochain, les membres de
la présente législature prêteront et signeront le serment
ou l'obligation de maintenir la constitution alors en
vigueur.

Les shérifs, greffiers de comté et les coroners seront
élus dans les élections fixées par la présente constitution
au premier lundi de novembre 1822; maisilsn'enlreront
en fonction que le 1®" janvier suivant. Les brevets de
toutes les personnes occupant des emplois civils le
31 décembre 1822, expireront ce jour-là; mais les titu-
laires pourront continuer leurs fonctions jusqu'à ce que
les nouvelles nominations ou élections prescrites par la
présente constitution aient été faites.

2. Les lois maintenant existantes sur la convocation
aux élections, sur leur ordre, le mode de voter, de
recueillir les suffrages et de proclamer le résultat, seront
observées aux élections fixées par la présenteconstitution
au premier lundi de novembre 1822, en tout ce qui sera
applicable, et la législature actuelle fera les lois qui
pourraient encore être nécessaires pour ces élections,
conformément à la présente constitution.






•••*"• T ' ' ■ ^



m CONSTITUTION Dfi|.r'ÉTAT OK J(gW-YORK.

Fak en Convention, au eapitola d^k ville d'Àlfaany,
k4ix novembre mfl hi»i cent yingt et nn, et le qua-
rante-sixième de rii^^pendanee des^Etals-Unis de Vkmé-
rique.

fi(H de quoi nous avens signé.

Daniel D. TOMP&INS, Président.



JoBH F. Bacos,
Samuel S. Gardiner ,



Searétaires.



FIN DU TOME PREMIER






TABLE



PU TOME PBEMIpn



pRéFACE , ••.... t

Introduction . . . > i

Chapitre I. — Configuration exlérieure de TÂmérique du Nord. . 25

CoAP. II. — Da point de départ et de son importance pour Tave-

nir des Anglo-Américains 40

Raisons de quelques singularités quo pressentent les lois et les

coutumes des Anglo-Américains • . 70

Chap. III. — État social des Anglo-Américains 73

Que le point saillant de l'état social des Anglo-Américains est

essentiellement d'être démocratique. . . . '. \h.

Conséquences politiques de Tétat social des Anglo-Américains . . 85

CuAP.IV. — Du principe de la souveraineté du peuple en Amé-
rique 88

CiiAp. V. — Nécessité d'étudier ce qui se passe dans les Ktats par-
ticuliers avant de parler du gouvernement de TUnion. ... 95

Du système communal en Amérique 95

Circonscription de la commune . 98

Pouvoirs communaux dans la Nouvelle- Angle terre Ih.

De Texistence communale i 03

De Tesprit communal dans la Nouvelle-Angleterre 107

Du comté dans la .Nouvelle-Angleterre 111

I. 24






5» TABliE. .

De radmimstraUiQn daiis la Noovelle-Aiigleterro. . ... .^V^41S

IdéM générales sur TadmiaittnitionàyxÊtaU^Rts ...... 130

DeFÉIat .......... 136

fmÊmmMt^àÊmè^Vtm. ...*......... . iS7

Du pouvoir 6xé(^utif de rfeaC. • . . .i. .../..... . 140

Des diète politiques de la décentralisation litmiiuntrilîmi aux

États-Unis. ^ ^ . IM

Gbap.YI. — Du pouToir judiciaife anx États-Unis, et de son actbn

sur la société politique 163



. Antres pouroûrs aeoordé» anx juges américains. ...;.•.» 173

. ••

GsAiP* VIL -^ Du' jugonent politique aux Etats-Unis. ..... 176

Chap. VIIL — De la eoi^tutiou fédérale 186

Historique de la constitution fédérale Ib,

Tableau sommaire de la constitution fédérale 190

Attributions du gouTernement fédéral 199

Pouvoira fédéraux. ............. ^ ... . 195

PouToira législatifs • . * • • Ib,

Autre différence entre le sénat et la chambre des repr^entants. 200

Du pouvoir exécutif '201

En quoi la position du président aux États-Unis diffère de celle

d'un roi constitutionnel en France * . . . 204

Causes accidentelles qui peuvent accroître Tinfluence du pouvoir

exécutif 209

Pourquoi le président des États-Unis n'a pas besoin, pour diri-
ger les affaires, d'avoir la majorité dans les chambres. . . 211

De rélection du président 212

iMode de rélcclion 219

Crise de rélection 225

Do la réélection du président 227

Des tribunaux fédéraux • 1 . . . 231

Manière de fixer la compétence des tribunaux fédéraux 237

Différents cas de juridiction 240

Manière de procéder des tribunaux fédéraux 240

Rang élevé qu'occupe la cour suprême parmi les grands pou-
voirs de rÉ(at 250

En quoi la constitution fédérale est supérieure à la constitution

des États. 254

Ce qui distingue la constitution fédérale des États-Unis d'Amé-
rique de toutes les autres constitutions fédérales 260



I



TABLE. 571

Des avantages du système fédératif, en général, et de son utilité
spéciale pour TÂmérique 266

Ce qui fait que le système fédéral n'est pas à la portée de tous
les peuples, cl ce qui a permis aux Anglo-Américains de Ta-
dopler 275

Notes 289

Constitutions des États-Unis et de rÉtat de New-York 315




FIN DE LA TA6LE DU TOME PHENIER



PAi:i<. — lyp. siuox nAÇox et coup., ble u'erfiiitii, i.



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•î-^