Henri Maspero

고대 중국의 사회와 종교

이윤진이카루스 2013. 7. 14. 14:30

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LA SOCIÉTÉ ET LA RELIGION DES CHINOIS ANCIENS

et celles des Tai modernes

 

 

par

Henri MASPERO (1883-1945)

 

 

1929

 

 

 

 

 

Un document produit en version numérique par  Pierre Palpant,

collaborateur bénévole

Courriel : pierre.palpant@laposte.net

 

Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"
dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Site web : http : //www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiquesdessciencessociales/index.html

 

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi

Site web : http : //bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

 

 

 


 

Cette édition électronique a été réalisée par Pierre Palpant, collaborateur bénévole.

Courriel : pierre.palpant@laposte.net

 

 

à partir de :

 

 

La société et la religion des Chinois anciens et celles des Tai modernes (1929)

 

par Henri MASPERO (1883-1945)

 

 

Texte repris dans Le taoïsme et les religions chinoises, NRF, Éditions Gallimard, 1971, pages 221 à 276.

Les quatre premiers chapitres sont le texte de conférences faites à Tokyo en  avril 1929. Le cinquième chapitre est extrait du Bulletin de l’Association des Amis de l’Orient, n°6, Paris, décembre 1923.

 

 

Pour les équivalences entre les translittérations pinyin et efeo, utiliser les tableaux du site sinoptic

 

 

Polices de caractères utilisée : Times, 10 et 12 points.

 

Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’.

 

Édition complétée le 30 novembre 2004 à Chicoutimi, Québec.

 


 

T A B L E     D E S    M A T I È R E S

Notes

 

 

I.   La vie paysanne.

II.  Les fêtes du printemps.

III. La religion officielle.

IV. La mythologie.

V.  Les coutumes funéraires chez les Tai-Noirs du Haut-Tonkin.

 

 


 

I

La vie paysanne

 

Quand on étudie la répartition géographique des formes de société et de culture dans la partie orientale du continent asia­tique, on s’aperçoit qu’elles sont disposées par larges zones parallèles dans chacune desquelles les éléments fondamentaux sont essentiellement différents. Ce sont, du Nord au Sud :

1° Tout au Nord, la zone des non‑agriculteurs, des nomades éleveurs de bestiaux, appelés suivant les lieux et les âges Huns, Mongols, Toungouses, etc.

2° Puis le vaste domaine de la civilisation chinoise, avec ses dépendances d’Annam et de Corée, civilisation foncièrement agricole et sédentaire.

3° Plus au Sud, dans les provinces méridionales de la Chine et dans la partie septentrionale de l’Indochine, du Tibet à la Mer de Chine, une zone de tribus barbares, nombreuses et différentes, Lolo, Miao, Tai : toutes, malgré les différences de langue et de culture, ont ceci de commun que la société y est fondée sur la vie agricole sédentaire et le régime féodal, chaque circonscription constituant une unité religieuse gouvernée par des seigneurs héréditaires, et la religion étant toujours l’affaire du groupe, jamais celle de l’individu.

4° Encore au Sud, dans les montagnes, à la lisière des plaines indochinoises, des populations disséminées en petits groupes, agricoles aussi, mais de langue et de civilisation entièrement différentes des précédentes (les langues qu’elles parlent appar­tiennent principalement à la famille Mon‑Khmer) ; leurs groupe­ments foncièrement anarchiques ne dépassent pas de petits villages indépendants les uns des autres, et chez eux la religion est affaire individuelle ou familiale où la communauté n’inter­vient pas.

5° Enfin, dans les plaines indochinoises, les États de civi­lisation hindoue, Birmanie, Siam, Laos, Cambodge, etc.

 

Ce n’est là une division ni anthropologique, ni ethnologique, ni linguistique. Les populations groupées dans chacune de ces cinq zones géographiques ne sont homogènes à aucun de ces points de vue. C’est simplement un classement fondé sur la structure sociale et les éléments fondamentaux de la civilisation. Son intérêt est qu’aussi haut que l’on remonte dans l’histoire, la même répartition semble avoir existé ; elle était seulement plus simple, car, dans l’antiquité, le domaine de la civilisation chinoise était moins étendu qu’aujourd’hui, et de plus la civili­sation hindoue n’avait pas encore fait son apparition en Indo­chine.

Entre la civilisation chinoise antique et celle des Tai, des Lolo, des Miao, il existe des points de contact si nombreux, des ressemblances si frappantes qu’on est amené à envisager l’exis­tence, à l’époque préhistorique, d’une culture commune à ces populations. De cette culture commune, je vous montrerai certains traits typiques au cours de ces conférences. Mais en commençant je dois vous dire que, quelque jugement que l’on puisse porter sur ces rapprochements, l’existence même de cette culture commune est chose sûre. Elle est prouvée par le grand nombre de mots linguistiquement apparentés qu’on trouve en chinois, en tibétain, en lolo, en birman, en siamois, etc. ; pour n’en citer qu’un exemple, la numération est commune à toutes ces langues. on ne peut en conclure formellement que ces langues sont parentes, mais cela suffit à démontrer qu’à l’époque préhistorique, ces langues et par conséquent la civili­sation de ces diverses peuplades ont eu une influence profonde les unes sur les autres. Il n’y a peut‑être pas parenté linguistique, mais il y a certainement parenté de culture.

 

Je ne puis malheureusement comparer la civilisation chinoise à celle de toutes les tribus barbares du Sud, Lolo, Miao, Tai. La plupart d’entre celles‑ci sont bien trop mal connues pour se prêter à une comparaison précise. Je me bornerai à quelques populations appartenant à la famille tai, populations que j’ai pu étudier personnellement pendant dix ans au cours de mon séjour en Indochine.

Le groupe des populations tai est, vous le savez, celui auquel appartiennent les Siamois ; aux confins du Yunnan et de la Birma­nie, ce sont les Shan, ou, comme les appellent les Chinois, les Puoyi ; sur le territoire de l’Indochine française, les Laotiens, ainsi que de petits groupements moins nombreux qui se distinguent eux‑mêmes par les noms de Tai-Noirs (Tai-lam) et de Tai-Blancs (Tai-khao). Shan, Siamois et Laotiens sont convertis au Bouddhisme, les Tai du Guangxi ont subi une forte influence chinoise et ceux du Tonkin Septentrional une forte influence annamite. Les Tai-Noirs, ainsi que ceux des Tai-Blancs qui habitent au Sud du Fleuve Rouge le massif montagneux où passent les limites du Tonkin, du Laos et de l’Annam, ont été protégés de ces diverses influences par leur éloignement et le caractère très difficile de leur pays. C’est d’eux que je vous parlerai.

 

Ils vivent dans de petites vallées au milieu de montagnes escarpées et couvertes de forêts. Il faut vous représenter leurs villages enclos d’une haie de bambous épineux. où les huttes sont dispersées sans ordre autour de la hutte seigneuriale. Ce sont des cabanes en bois bâties sur pilotis, que se partagent les familles et les animaux domestiques, ceux‑ci en dessous, entre les pilotis, la famille au‑dessus, séparée des bêtes par de simples lattes de bambou. L’hôte qui a gravi l’échelle conduisant à cet étage se trouve dans la salle de réception, en face du coin réservé au culte des ancêtres ; derrière sont les petites pièces où s’entas­sent les membres de la famille ; à l’autre extrémité de la maison, une autre grande salle, la cuisine, avec son échelle. Chaque maison a son petit jardin, à la fois verger avec des bananiers, des aréquiers et des arbres fruitiers, et potager avec des haricots, des concombres, etc. Les alentours immédiats du village sont souvent défrichés ; on y plante des arbres fruitiers, on y fait paître les buffles : c’est là que sont les rizières si le terrain s’y prête ; c’est là, ordinairement tout près du village, que se trouvent les lieux sacrés où se font les sacrifices aux diverses divinités protectrices.

Les Tai cultivent le fond des vallées et le bas des pentes des montagnes, ne dépassant guère une altitude de 700 à 800 mètres ; plus haut, la montagne est inhabitée, à moins que ne s’y soient installés des Man (les Chinois les appellent Yao), des Meo (Miao) ou des Lolo. Dans beaucoup d’endroits le terrain ne se prête pas à la création de rizières permanentes ; et quand il en existe, elles sont peu nombreuses et reviennent au chef du vil­lage et aux notables ses parents. Les habitants vont dans la forêt faire des défrichements, qu’ils appellent rai ou hai suivant les dialectes : ils y font pousser du riz de montagne, du maïs, du coton, tout ce dont ils ont besoin, et vivent de la récolte augmentée du produit de la chasse et surtout de la pêche. Après avoir reconnu et marqué le terrain, le chef de famille et les siens abattent les grands arbres et dessouchent, puis, vers la fin de la saison sèche, ils mettent le feu à l’abattis ; les semailles se font dans les cendres aussitôt après les premières pluies. Au bout de trois ans, quelquefois de quatre ou de cinq, le sol s’épuise, la récolte devient insuffisante, et il est nécessaire d’aller préparer ailleurs un autre rai, laissant l’emplacement abandonné à la forêt qui le réenvahit rapidement. Parfois, le défrichement est assez près du village pour qu’on puisse faire le trajet matin et soir ; mais le plus souvent il en est bien éloigné et, quand les travaux deviennent pressants, la famille entière quitte le vil­lage et, s’étant construit une hutte temporaire sur le défriche­ment, habite là jusqu’à la fin de la moisson. De retour au village, pendant la mauvaise saison, les femmes tissent les étoffes ; les jeunes gens qui n’ont rien à faire à cette époque vont rendre visite aux jeunes filles qui travaillent le coton dans le jardinet au pied de la maison, des liaisons s’ébauchent pendant les veillées, qui trouvent leur conclusion quand aux fêtes du printemps, au troisième et au quatrième mois, les couples de jeunes gens et de jeunes filles s’en vont chanter ensemble.

 

Telle est la vie courante de ces Tai. Je voudrais aujourd’hui vous faire voir comment la connaissance exacte des conditions générales de la vie de ces populations, qui ne diffèrent que très peu de celles des Lolo, des Moso, des Miao, etc., peut, même sans comparaison de faits précis, nous aider à comprendre la vie des paysans chinois anciens.

Les larges plaines du Nord‑Est de la Chine, où se forma la civilisation chinoise, sont aujourd’hui des terrains bien cultivés où se presse une population très dense qui ne perd pas un pouce de sol arable ; le chenal du Fleuve Jaune passe entre d’énormes digues qu’en temps de paix le gouvernement chinois fait sur­veiller et réparer soigneusement ; de grandes villes commer­çantes servent de marché aux paysans. Il n’en était pas de même dans l’antiquité, et le tableau que l’on peut reconstruire à l’aide des données précises fournies par le Shijing est bien différent. Les terrains incultes, fourrés marécageux, taillis d’ormes et de châtaigniers, y tenaient une grande place, et les princes allaient y chasser le gibier et les fauves ; des pâturages étendus nourris­saient de grands troupeaux de bœufs et de chevaux domes­tiques dont on faisait alors un élevage considérable. on ne cultivait qu’une faible partie des terres, celles qui étaient le plus heureusement situées, et on y faisait pousser surtout du millet, mais aussi du riz au Sud du Fleuve Jaune et du sorgho dans le Nord, ainsi qu’un peu de blé. Les divagations du cours du Fleuve Jaune empêchaient la création d’un système d’irri­gation, et cela rendait impossible l’extension des cultures régulières, surtout de la culture du riz, qui ne se développa dans ces régions que bien plus tard, après que les digues et les canaux se furent multipliés. Dans cette région pauvre et mal travaillée, la population était peu nombreuse et clairsemée ; les paysans se groupaient en petites agglomérations de vingt-­cinq familles dans de misérables huttes en pisé. on ne sait naturellement pas quelle était la densité de la population de la grande plaine quelque six ou sept cents ans avant notre ère ; mais il est possible de s’en faire une idée approximative d’après celle du temps des Han. Le recensement de l’an 2 P.C. (2e année yuanshi) montre pour la grande plaine à peine trente habitants au kilomètre carré (c’est la densité actuelle du Shenxi), et ceci après deux siècles de paix des Han. Il est évident que la popu­lation était bien plus faible encore six à sept siècles plus tôt : elle ne dépassait probablement pas une quinzaine d’habitants au kilomètre carré.

Sans être perdus dans la brousse marécageuse comme les Tai actuels le sont dans leur brousse montagneuse, les Chinois anciens étaient certainement assez dispersés.

Quelle était la vie des paysans chinois anciens ? Elle différait de celle des paysans barbares tai dont je viens de vous parler en ce que, dès le temps où furent écrites la plupart des odes du Shijing, quelque six à sept siècles avant notre ère, les Chinois pratiquaient certainement la culture régulière dans des champs stables. Mais, pour le reste, elle s’en rapprochait par beaucoup de points, à cela près toutefois que les Chinois agissaient moins individuellement et plus par groupes constitués. Au lieu que les Tai, qui font leurs rai par familles, vont travailler séparé­ment dans la forêt aussitôt que les cérémonies publiques ouvrant le travail des champs pour le village ont été accomplies, et que, à leur gré et suivant les circonstances, ils vont s’installer sur leur rai ou restent au village, chez les Chinois anciens, tous les mouvements étaient réglés religieusement.

Après le premier coup de tonnerre, et quand les travaux des champs avaient été ouverts par le labourage rituel du Champ ­Sacré par le roi et par les seigneurs, au troisième mois, on devait « sortir le feu »  chuhuo, c’est‑à‑dire qu’après avoir éteint celui de la maison (c’est l’origine de la Fête des Aliments froids hanshi, on produisait un feu pur à l’aide d’un foret guan, et on allumait un bûcher de bois d’orme ou de saule sur une aire huojin préparée en plein air le mois précédent. Le peuple alors quittait la maison zhe du village li, pour aller habiter des huttes lu en plein champ, « demeures temporaires où on passe le prin­temps et l’été, et que l’on délaisse en automne et en hiver, suivant la définition du Shuowen.

Ces huttes étaient communes à plusieurs familles : chaque groupe de trois familles s’appelait une « demeure » wu, pro­bablement parce que ces trois familles vivaient ensemble dans la même hutte pendant l’été. Quand les travaux des champs étaient terminés, la récolte faite, et que l’automne tirait à sa fin, au neuvième mois, on « rentrait le feu » meihuo, avec le cérémonial de la sortie mais en sens inversé ; le bûcher de la maison était de bois d’acacia ou d’érable. Les paysans s’instal­laient au village pour la Fête de la Moisson et pour l’hiver, et bientôt, au moment des jours les plus courts, ils s’enfermaient dans les maisons zhe dont ils lutaient les portes avec de la terre.

A la dixième lune, le criquet

Entre sous nos lits ;

Nous bouchons les fentes, nous enfumons les rats,

Nous fermons les fenêtres, nous condamnons les portes.

Ah ! ma femme et mes enfants !

C’est à cause de l’année qui change.

Entrons dans cette maison pour y demeurer (1).

 

Ces champs où les paysans allaient travailler ne leur apparte­naient pas : ils n’étaient pas propriétaires du sol. Un régime particulier attribué à l’antiquité est décrit dans plusieurs ouvrages anciens, le Gongyang zhuan, le Guliang zhuan, le Zhouli, et surtout le Mencius. Malheureusement ils datent tous du IVe ou du IIIe siècle A. C., c’est‑à‑dire d’un temps où ce régime était en pleine décadence. Brièvement décrit, il consistait en ceci : les champs étaient répartis en carrés d’un li de côté, les jing, divisés en neuf lots égaux de cent mu chaque et que huit familles cultivaient en commun, gardant chacune pour sa substance le produit d’un lot fu (2), et remettant le produit du neuvième lot au roi ou au seigneur. Des allotissements périodiques étaient faits au fur et à mesure des besoins de la population.

Naturellement ce système n’affectait que la classe paysanne : les terres allouées aux fonctionnaires à titre d’émoluments étaient héréditaires, ainsi que le dit Mencius. Le fonctionnaire ne devenait pas membre d’un jing : il était tenancier (au moins viager) de son terrain, et, à la fin des Zhou au moins, il pouvait probablement le vendre. Les érudits chinois n’ont pas toujours vu clairement la différence qu’il y avait dans l’antiquité, à ce point de vue comme à bien d’autres, entre les diverses classes de la société, et cela a obscurci les discussions récentes sur ce sujet. Car le régime du jing a été l’objet d’importantes discus­sions dans ces dernières années, et la réalité de cette organisa­tion a été mise en doute. Les uns, après avoir écarté, un peu arbitrairement à mon avis, tous les textes anciens sur cette question, sauf un seul passage de Mencius, considéré comme l’unique source de tous les autres, déclarent que la description contenue dans ce passage est plutôt celle d’un système utopique que celle d’un système réel. D’autres, partant d’un point de vue tout différent, affirment que, l’étendue de terrain allouée à une famille étant cinq ou six fois plus petite que celle que les économistes modernes jugent nécessaire à l’entretien d’un seul homme dans les pays les plus fertiles et les mieux travaillés, le système n’a jamais pu fonctionner réellement. Je ne puis ici discuter en détail une question aussi complexe et aussi consi­dérable ; elle a été exposée en détail par M. Hashimoto dans le Tôyôgakuhô en 1922‑1925. Il me suffira de dire que les argu­ments allégués contre la réalité de ce système ne me paraissent pas très probants. Le dernier n’a aucun sens, puisque, d’une part, nous ignorons absolument la valeur des mesures de super­ficie de la Chine antique, et que, d’autre part, il n’y a aucune comparaison possible entre les besoins d’un paysan occidental moderne et ceux d’un paysan chinois même moderne, à plus forte raison ceux d’un paysan chinois ancien. L’argument philo­logique ne me paraît pas beaucoup plus fort : d’abord, la compa­raison des passages apparentés de Mencius, du Gongyang zhuan et du Guliang zhuan est loin d’être aussi concluante que certains l’affirment ; et, de plus, on écarte le Zhouli plus par suite d’un préjugé confucéen invétéré des lettrés chinois que pour des raisons scientifiques, puisque cet ouvrage n’a jamais fait l’objet d’une étude critique complète et détaillée.

Au reste, cette discussion me semble quelque peu vaine. Certes, il n’a pas été inutile de critiquer à fond les rares textes qui traitent de cette question. Mais étant donné la pénurie de documents, et le préjugé indéracinable qui met à l’index le Zhouli, tout repose sur un passage de Mencius, incontrôlable s’il est vraiment unique ; or, comme ce texte contient quelques contradictions, la discussion objective est entièrement primée par ce problème purement subjectif : trouve‑t‑on plus conforme à l’idée personnelle qu’on se fait du caractère de Mencius qu’il ait imaginé de toutes pièces un système inexistant, en l’attri­buant à l’antiquité pour le faire plus facilement accepter du prince de Teng, ou bien que, parlant d’une question de politique sociale fort importante et qui lui tenait à cœur, il ne se soit pas donné la peine de se renseigner exactement et ait commis des erreurs en décrivant un système qui existait réellement de son temps mais qu’il connaissait mal ? Le choix entre ces deux hypothèses ne peut être qu’arbitraire. Or c’est ce dilemme qui, plus ou moins consciemment, domine toute la pensée des érudits chinois, et a, dans toute cette discussion, obnubilé le sens critique des deux parties. A mon avis, il est impossible d’étudier séparément le système du jing tout seul : c’est tout l’ensemble de la vie paysanne dans toute sa complexité et dans son évolution historique qu’il faudrait étudier ; et la question du jing n’en est qu’un élément (3).

 

Or, dans cet ensemble de la vie paysanne, le système du jing trouve si bien sa place qu’il devient difficile de croire à l’invention d’un écrivain.

A l’époque où nous conduisent les poèmes du Shijing, les Chinois avaient dépassé le stade de la culture par défrichement temporaire et cultivaient des champs permanents. L’époque des premiers défrichements était chose du passé :

 

Épais étaient les tribules ;

On a arraché la brousse épineuse.

Pourquoi jadis a‑t‑on fait ce travail ?

Afin que nous puissions planter notre mil, notre millet,

Afin que notre mil soit abondant,

Afin que notre millet soit luxuriant (4).

 

Mais ce temps « jadis » n’était peut‑être pas très lointain : on pratiquait encore assez couramment la culture par défriche­ment temporaire vers le VIIIe siècle avant l’ère chrétienne pour que les auteurs du Yijing donnassent comme un exemple de chance le fait d’avoir obtenu une récolte de seconde ou troisième année, c’est‑à‑dire de plein rendement du défrichement, sans avoir eu à faire l’effort de défricher le terrain (5). Et plusieurs siècles plus tard, le rituel avait gardé une trace nette du temps où cette pratique était seule en usage : la chasse d’hiver shou se faisait en brûlant la brousse, probablement parce qu’à l’origine elle accompagnait l’incendie du défrichement. Le lien entre la chasse et le défrichement apparaît clairement dans la légende de l’aménagement des terres par Yu le Grand. Les travaux des divers héros se succèdent (6) : Yu fait écouler les eaux, puis Yi brûle la brousse dans la montagne et les marais, enseignant aux hommes à chasser et à se nourrir de viande ; après lui enfin le Souverain Millet Houji va semer les grains et apprendre aux hommes la culture. on a admiré l’ordre dans lequel les héros ont enseigné les hommes, la chasse d’abord, puis l’agriculture ; et on y a cherché le souvenir des stades successifs traversés au cours des temps par la société chinoise préhistorique. Mais les gens de l’antiquité ne cherchaient pas si loin. Yi était le Forestier yu de l’empereur Shun : il « surveillait les lieux hauts et les lieux bas, les herbes et les arbres, les oiseaux et les quadrupèdes (7) » à ce titre, il avait été chargé par le même empereur de s’occuper du feu Zhanghuo et s’en était acquitté « en incendiant les mon­tagnes et les marais, en sorte que les animaux sauvages s’en­fuyaient et se cachaient(8) ».

Ainsi donc, au temps où se forma la légende que les scribes du milieu de la dynastie Zhou ont transformée en histoire, on ne voyait dans la forêt qu’un lieu à incendier pour le défri­chement et la chasse. Si le feu est ainsi lié indissolublement à la mise en état du monde après que les grandes eaux hongshui se furent écoulées, c’est que l’incendie était le point capital du défrichement, il était la condition préalable de toute culture. Aux temps préhistoriques, quand les Chinois ne faisaient encore que des cultures temporaires en défrichant des coins de brousse, il fallait incendier « la montagne et le marais » avant de semer, comme aux temps mythologiques Yi avait fait devant Houji. Enfin la coutume de sortir le feu au printemps et de le rentrer en hiver, et d’abandonner le village l’été pour habiter dans des huttes au milieu des champs, me semble le dernier vestige, consacré par la tradition religieuse, du temps où, au lieu de cultiver des champs autour du village, les paysans devaient aller au loin défricher un coin de brousse. Le jing régulier et fixe que nous décrivent, non sans le normaliser et le systématiser, les textes de la fin des Zhou était l’héritier du défrichement primitif et en avait conservé certains caractères : vie et travail en commun.

 

Vous voyez comment les faits sociaux barbares peuvent nous faire comprendre les faits chinois : ils nous permettent d’entre­voir un passé plus lointain que celui des textes et d’expliquer ainsi certains traits que l’évolution avait rendus méconnaissables à l’époque historique.

 

 

 

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II

Les fêtes du printemps

 

Chez toutes les peuplades de la Chine Méridionale, Tai, Lolo, Moso, Miao, le retour du printemps est marqué par une ou plusieurs fêtes dont le point capital est la licence absolue des rapports entre jeunes gens et jeunes filles, plus rarement entre hommes et femmes mariés. Les Chinois anciens ont connu une coutume analogue dont le Shijing a conservé les traces. Chez les uns et chez les autres, cette cérémonie est mêlée aux coutumes matrimoniales sans pourtant avoir reçu une place régulière et formelle parmi les rites. C’est de cette coutume que je parlerai aujourd’hui.

 

C’est au huitième et neuvième mois tai-noir, c’est‑à‑dire vers mars‑avril, quand vont tomber les premières pluies et qu’avec elles les travaux des champs vont commencer, qu’a lieu le pèle­rinage de Tham‑lê, près du village de Nghia‑lô, dans la province de Yên‑bay, au Tonkin. Il y a là une grotte spacieuse qui est la demeure d’esprits : en temps ordinaire, on n’y entre pas de peur d’offenser les esprits, mais, pendant ces deux mois, jeunes gens et jeunes filles s’y rendent en bande, à certains jours fixés, le cinquième et le dixième, le quinzième, le vingtième, le vingt­-cinquième et le vingt‑neuvième ou trentième jour, pour y chanter ensemble. on y vient de très loin. Les enfants n’y vont pas encore et les gens mariés n’y vont plus, mais jeunes gens et jeunes filles à partir de douze à quinze ans s’y rendent tous les ans régulièrement jusqu’à leur mariage. D’habitude, ils partent en troupes séparées, les jeunes gens d’un côté, les jeunes filles de l’autre, vêtus de leurs plus beaux habits, riant et chan­tant tout le long du chemin, s’augmentant à chaque croisée de route de nouvelles recrues d’autres villages. En arrivant à la grotte, les jeunes filles vont tout de suite s’installer à l’intérieur et se tiennent debout à quelque distance les unes des autres sans rien dire. Les jeunes gens pendant ce temps allument des torches, puis ils entrent à leur tour et passent et repassent lente­ment devant les jeunes filles en s’éclairant des torches pour regarder leurs visages dans la demi-obscurité. Ceux qui sont déjà venus cherchent ordinairement leur partenaire de la semaine précédente (ou même, à la première réunion, celle de l’an passé) ; les nouveaux venus choisissent une fille qu’ils ne connaissent pas, mais qu’ils trouvent jolie. Quand un jeune homme a décou­vert une jeune fille qui lui plaît, il se plante devant elle et se met à chanter ; au bout d’un temps plus ou moins long, si la jeune fille est contente de lui, il la laisse là toujours sans mot dire, et s’en va hors de la grotte cueillir une feuille de badamier ou quelque autre large feuille qu’elle rapporte à sa place. Elle la pose par terre et s’y assied ; c’est la réponse : elle accepte le jeune homme. S’ils sont plusieurs à se disputer la même jeune fille, ils chantent tous deux devant elle, soit ensemble, soit successivement, et c’est elle qui choisit entre les deux. Le candidat évincé va chanter ailleurs ; il est rare qu’il y ait des rixes, car les esprits de la grotte châtieraient sévèrement les coupables. Le jeune homme accepté éteint sa torche et s’assied à côté de la jeune fille sur la feuille ; ils se prennent l’un l’autre par les bras et se mettent à chanter en s’interrompant de temps en temps par des baisers. Leurs chansons consistent en couplets alternés, où le jeune homme commence et la jeune fille répond, chansons d’amour traditionnelles qui se transmettent de géné­ration en génération, et sont rarement improvisées. Les chansons que voici vous donneront une idée de la scène.

Un jeune homme demande à une jeune fille de lui permettre de la tenir par le bras, c’est‑à‑dire de chanter avec elle :

— Je t’en prie, laisse‑moi te tenir par le bras, ma sœur, ma cadette ; n’écarte pas ma main. Je suis laid, mais quand je pose ma main sur ton épaule, ne la repousse pas. Je t’en prie, laisse le gingembre se planter près de la cardamone ; je t’en prie, laisse la cardamone se planter à côté du gingembre. Je t’en prie, laisse‑moi m’appuyer à ton côté un moment, avant ton mari. Moi, je m’approche, toi, jeune fille, ne t’écarte pas ! Oh ! je m’approche ! ne t’écarte pas !

La jeune fille le laisse longtemps chanter ainsi. Puis, quand elle lui a permis de s’asseoir auprès d’elle, il commence une série de chansons d’amour auxquelles la jeune fille répond par des déclarations d’humilité :

— Moi, je dis que je suis laide, que je suis très laide ; je suis comme le treillage dont les Annamites couvrent le fond de leurs barques. Je suis noire comme une sauvage. Une figure comme la mienne n’est pas digne d’un fils de seigneurs, pas du tout !

— Que votre beau corps aille s’accoter à une fille de seigneurs, à une autre ! 

Ou bien elle a peur qu’on ne jase :

— Si je me donne, j’aurai mauvaise réputation dans le village ; si je suis votre maîtresse, j’aurai mauvaise réputation dans le canton, ô mon aimé ! 

 

Le jeune homme parle de son amour, de son désir de l’épouser ; il ne la laissera pas échapper et saura la retrouver, et la pour­suivra par tous les moyens. Mais elle fait encore quelques objec­tions.


 

Le jeune homme

— Et moi, je tâcherai de t’emmener pour que nous habitions une même maison ; je tâcherai de t’emmener, petite fleur, pour que nous habitions un même lieu, un même endroit pour causer ensemble, une même maison pour nous dire des paroles affectueuses.

La jeune fille

— Je ne compte que sur mon destin et sur mon sort. Si mon destin s’oppose à ton destin, tout est sans issue ; si mon sort s’oppose à ton sort, tout est impossible. Quand bâton s’oppose à bâton, le plus tendre se casse par son milieu ; de nous deux le plus faible se cassera par le milieu.

Le jeune homme

— Si en mourant tu deviens eau, je mourrai et deviendrai poisson. Si en mourant tu deviens rizière, je mourrai et deviendrai riz. Si en mou­rant tu deviens vin qu’on aspire avec un tube, je mourrai et deviendrai tube de bambou. Si en mourant tu deviens indigo, je mourrai et devien­drai serviette pour m’en teindre. Si en mourant tu deviens melon, je mourrai et deviendrai branche de bambou, une branche de bambou jaune pour t’y enrouler. Si en mourant tu deviens cheval, je mourrai et deviendrai selle. Si en mourant tu deviens cerf, je mourrai et devien­drai daim ; j’achèterai la forêt pour dormir près de toi, ô mon aimée !

La jeune fille

— Les merles ne peuvent éviter de se percher ; les hommes qui n’ont qu’une vie ne peuvent éviter de se marier ; les poissons qui vivent dans l’eau bleue des gouffres ne peuvent éviter de donner dans les filets : les filles ne peuvent éviter de devenir brus. Quand elles ont été données en mariage, elles ne peuvent éviter la maison du mari, ô mon aimé !

 

Les chansons continuent ainsi longtemps, deux à trois heures, jusqu’à ce que tous deux aient chanté toutes celles qu’ils savaient. Mais à mesure que le temps s’écoule, le ton change — le jeune homme devient de plus en plus pressant, et la jeune fille résiste de moins en moins ; les couplets parlent moins des difficultés du mariage futur que du plaisir de l’instant présent ; ils tournent de plus en plus à l’obscénité, les interruptions deviennent plus fréquentes, et elles s’achèvent dans l’union des deux jeunes gens.

Les promenades à Tham‑lê ne se font que douze jours, répartis le long des huitième et neuvième mois tai. Mais elles ouvrent une période de licence sexuelle plus longue qui ne cesse guère que l’été, lorsque les travaux des champs réclament tous les jeunes gens et les obligent à se séparer.

 

Les Chinois anciens ont connu, eux aussi, les fêtes du prin­temps. C’est le grand mérite de M. Granet d’avoir mis en lumière leur importance pour l’interprétation des pièces de vers du Guofeng dans le Shijing ; il est remarquable qu’il ait fallu un étranger, pour reprendre les idées de Zhu Xi sur l’inter­prétation de cette première partie du Shijing, et, en les dévelop­pant d’après les principes de la méthode sociologique moderne, leur donner une forme définitive, après que tant d’érudits chinois avaient pendant tant de siècles si bien étudié ces textes et en avaient donné d’excellents commentaires. Ses Fêtes et Chansons anciennes de la Chine sont le livre absolument indispensable à toute étude du Shijing autre que strictement littéraire, et aussi en général à l’étude de la société chinoise ancienne ; et leur valeur sera de mieux en mieux reconnue à mesure que, le temps passant, disparaîtra cette première surprise qu’avait pu causer la nouveauté de l’interprétation. Je me servirai large­ment de cet ouvrage dans l’exposé que je vais vous faire, et qui se fonde principalement sur quelques chansons du Guofeng. Ces chansons ne sont malheureusement pas, à ce qu’il semble, les chansons populaires elles‑mêmes, mais elles empruntent à tout moment les thèmes des chansons paysannes, dont elles nous donnent ainsi une idée.

 

La période proche de l’équinoxe de printemps était chez les paysans chinois anciens une époque de fêtes prolongées. Quand le premier coup de tonnerre avait annoncé le prochain retour de la belle saison, les hommes, sortant des demeures villageoises où ils étaient restés enfermés l’hiver, marquaient le changement de leur genre de vie par une immense fête. Déjà auparavant le roi avait ouvert la saison nouvelle par le sacrifice jiao. Mais c’était là une cérémonie de valeur universelle ; et avant de pouvoir faire les travaux et les actes les plus usuels, une série de céré­monies étaient nécessaires pour ouvrir chacun d’eux en parti­culier. Je laisse aujourd’hui de côté les travaux des champs. Le printemps n’était pas seulement le début de la végétation : il marquait aussi dans la vie sociale le début d’une période nou­velle, où les familles paysannes, qui étaient restées séparées chacune dans leur maison tout l’hiver, se réunissaient par petits groupes dans les huttes d’été communes, et où les mariages, interdits l’hiver, se contractaient : le sacrifice de l’Entremetteur Gaomei ouvrait cette période matrimoniale. La vie sociale repre­nait sous toutes ses formes, non sans que chaque manifestation de ce renouvellement donnât lieu à une cérémonie ; et quand elle était entièrement rétablie, on l’annonçait aux dieux du Sol she dans un sacrifice.

Il ne suffisait pas de rétablir la vie sociale nouvelle : il fallait encore se débarrasser de l’impureté de l’hiver. La vie hivernale avait été une vie de réclusion, pendant laquelle le travail de la terre sacralisée avait été interdit ; celle du printemps et de l’été allait être une vie de plein air, d’activité, et de travail aux champs ; il y avait donc, à ce moment, à chasser une influence hostile (non pas mauvaise en elle‑même, mais contraire à la saison bushi). Cette nécessité se traduisait par une série d’actes religieux que le roi, comme toujours, ouvrait. Au début du troisième mois, on faisait faire la cérémonie du nuo à la capitale par un sorcier doué de la faculté de voir les esprits fangxiang, qui chassait en dansant les pestilences hors du palais et jusqu’en dehors de la ville ; en même temps, des sorcières wu se livraient à des danses du même genre dans les appartements des femmes, après quoi, la reine et les princesses allaient se baigner et boire de l’eau dans un ruisseau faisant un coude et se dirigeant vers l’Est, afin que le courant emportât toutes les souillures de l’hiver.

Partout, en ce mois, les habitants des villages accomplissaient des rites analogues, malheureusement mal connus, comme tout ce qui touche à la religion populaire en Chine. Les textes cependant mentionnent quelques‑unes de ces fêtes. Le Lunyu décrit celle de la principauté de Lu. Elle se faisait au bord de la rivière Yi, près de l’aire des cérémonies pour la pluie : deux troupes, une d’hommes faits, une de jeunes gens, dansaient dans l’eau la danse du dragon sortant du courant, puis allaient chanter sur l’aire ; un sacrifice et un festin terminaient la jour­née. Le Shijing, de son côté, fait des allusions à celles de deux autres principautés. Au Zheng, c’était au confluent des rivières Qin et Wei, au temps du dégel et des premières pluies, que jeunes gens et jeunes filles faisaient la cérémonie de chasser les mauvaises influences, surtout la stérilité ; ils allaient ensemble s’aider à cueillir des orchidées lan, ils appelaient les âmes hun pour les réunir aux âmes po (zhaohun xupo), et tenant en main des orchidées, ils chassaient les mauvaises influences (fuchu buxiang). Au Chen, dès que les travaux de tissage étaient finis vers le deuxième mois de printemps, jeunes gens et jeunes filles dansaient sur le tertre Yuan au son des tambours en terre, en agitant des éventails de plumes d’aigrettes.

 

Ce sont ces fêtes et les fêtes analogues célébrées à la même époque dans les autres principautés chinoises, qui, le Shijing le montre, s’accompagnaient de danses et de chansons de jeunes gens et de jeunes filles, et s’achevaient par ces unions dans la campagne que les Chinois désignaient d’un nom particulier ben. Toutes ces cérémonies d’ouverture des interdits de l’hiver, qui se suivaient dans une gradation régulière, finissaient par se confondre, pour les jeunes gens de la campagne, en une période de licence complète, où les jeunes gens et les jeunes filles se voyaient, chantaient ensemble et s’unissaient librement dans les champs. Aux lieux où pour chaque pays se faisait la cérémonie de purification et d’expulsion des mauvaises influences, ils arrivaient en bandes, vêtus de leurs plus beaux atours, accomplissaient les rites, dansaient, chantaient et buvaient ; ils s’y donnaient rendez‑vous, s’y retrouvaient et s’y faisaient la cour. Rappelez‑vous les vers de l’ode Les Ormes blancs de la Porte de l’Est (9) :

Un jour heureux, à l’aube, on va se chercher

Pour aller dans la plaine du midi ;

Ce n’est pas pour filer le chanvre,

C’est qu’au marché on va danser !

Un jour heureux, à l’aube, on va se promener,

On s’en va tous en bande.

Le jeune homme : — En te voyant je crois voir une mauve !

La jeune fille : — Donne‑moi une poignée d’ailante !

 

Ils s’appelaient et s’invitaient les uns les autres ; les couples se formaient ; ils « s’ébattaient ensemble » xiangnue, comme le dit pudiquement un poète ; ils « se livraient à la débauche » yinyi et « faisaient acte de mari et femme » xingfufu shi, comme déclare plus crûment le commentateur Zheng Xuan ; et quand ils se séparaient, les orchidées qu’ils étaient allés cueillir ensem­ble servaient de gage de leur union (10) :

La Qin et la Wei

Maintenant sont débordées ;

Les garçons avec les filles

Maintenant ont à la main des valérianes.

 

(Les filles disent :) — Avez‑vous vu la fête ?

(Les garçons répondent :) — Justement nous en revenons !

Irons‑nous la voir encore ?

 

De l’autre côté de la Wei,

Il y a un endroit spacieux et agréable.

Voici que les garçons avec les filles

   Ensemble y prennent leurs ébats ;

Et ils leur font présent d’une fleur odorante.

La Qin et la Wei

Gonflent leurs eaux claires ;

Les garçons avec les filles

En foule se pressent...

 

Vous voyez que ces fêtes du printemps étaient, chez les Chinois anciens, pareilles à ce qu’elles sont chez les Tai-Noirs et les Tai-Blancs modernes. Cependant, il faut tout de suite marquer une différence importante. Chez les Tai, la fête est pratiquée par tout le monde ; et les filles de la famille noble, Lo‑kam, vont chanter à Tham‑lê tout comme les filles de familles roturières. En Chine, au contraire, ces mœurs étaient stricte­ment paysannes et ne concernaient pas l’aristocratie. A l’époque du Shijing, la morale noble imposait la séparation des sexes dès la dixième année : les garçons quittaient la famille et allaient habiter dans l’école située en dehors du village, l’ancienne maison d’initiation des adolescents de l’époque préhistorique qu’avaient peu à peu transformée les progrès de la civilisation chinoise ; et les jeunes filles, de leur côté, étaient enfermées dans le gynécée. Et cette morale, raffinant sur ces idées de séparation absolue des sexes, devait arriver à se poser des problèmes comme celui qu’a tranché Mencius : s’il est permis à un homme de toucher sa belle‑sœur qui se noie. C’est la morale paysanne seule qui, à cette époque, ne s’opposait pas aux réunions de printemps des jeunes gens et des jeunes filles ; la morale aristocratique les réprouvait et y voyait une preuve manifeste de la dégénérescence des temps et de la corruption des sages principes des Saints Rois de l’antiquité.

 

Chez les Tai, ces fêtes de printemps sont souvent suivies de mariages, sinon tout de suite, du moins après quelques années : le mariage immédiat serait presque impossible, les filles com­mençant à aller à Tham‑lê vers quinze ou seize ans et ne se mariant guère avant dix‑neuf à vingt ans, et d’autre part les familles ayant généralement à travailler plusieurs années pour amasser l’argent nécessaire à la cérémonie. De même, chez les Chinois anciens, quelques pièces du Shijing font allusion au mariage subséquent des jeunes gens. Mais il ne s’ensuit pas que ces fêtes doivent être considérées comme ayant un carac­tère matrimonial, et comme des sortes de préparations aux mariages.

 

Le rituel du mariage tai actuel ne diffère que par des détails du mariage chinois ancien. Comme lui, il comporte une céré­monie de mariage proprement dit, le repas commun des deux nouveaux mariés (dans la Chine ancienne, ce repas était réduit à boire dans la même coupe), et une cérémonie d’entrée de la nouvelle mariée dans la nouvelle famille par une annonce et présentation aux ancêtres, accompagnées d’une offrande. Chez les Tai comme chez les Chinois de l’antiquité, les préliminaires comportent obligatoirement la présence d’un entremetteur chargé de vérifier la bonne observation des interdits matri­moniaux (règles d’exogamie chez les Chinois, règles analogues, mais un peu différentes et assez compliquées, chez les Tai) sans sa présence, il n’y a pas de mariage. Ni chez les uns, ni chez les autres, les fêtes du printemps ne sont considérées comme des préliminaires. Quand on remonte plus loin que les pourparlers auxquels préside l’entremetteur, on trouve, aussi bien pour la Chine ancienne que chez les Tai, des cérémonies relatives aux mariages au commencement de chaque année : elles sont complètement différentes, mais ont exactement le même but, qui est de faire disparaître l’interdit qui frappe les mariages en hiver. D’ailleurs, comme cet interdit a disparu depuis longtemps chez les Tai-Noirs et les Tai-Blancs, les cérémonies elles‑mêmes sont en voie de disparition et ne se retrouvent pas dans tous les villages. Là où elles existent, elles consistent simplement en un jeu de balle symbolique qui se fait à la fin du sacrifice au Dieu du Sol  : le prêtre qui a officié à ce sacrifice lance trois fois la balle à la femme du chef de canton (descendant ou substitut de l’ancien seigneur), qui lui sert obligatoirement de partenaire ; lorsque le chef de canton n’est pas marié, la cérémonie ne peut être accomplie. Il s’agit de faire passer la balle dans un cerceau tendu de papier et suspendu à une perche ; si le prêtre ou sa partenaire réussissent à traverser le cerceau en crevant le papier, l’année sera favo­rable pour les mariages. Après ces premiers coups rituels, a lieu un véritable jeu où jeunes gens et jeunes. filles séparés en deux camps se lancent la balle ; on ne s’arrête que lors­qu’une balle bien envoyée a crevé le cerceau de papier, rompant l’interdit.

Chez les Chinois anciens, il y avait une cérémonie particu­lière : le roi sacrifiait à l’Entremetteur divin Gaomei, le jour du retour des hirondelles, c’est‑à‑dire à l’équinoxe du printemps. Et à la suite de cette cérémonie, l’entremetteur humain meiren, fonctionnaire préposé aux mariages, passait dans la campagne et « ordonnait de rassembler les hommes et les femmes ».

L’examen des chansons des fêtes du printemps montre qu’il ne s’agit nullement de préliminaires de mariage. Les jeunes gens tai savent fort bien que leurs unions ne seront pas néces­sairement suivies de mariage. Voici une chanson de jeune fille :

Si tu m’aimes, consulte soigneusement sur l’heure de mon songe ! Si le temps de mon songe est juste, nous pourrons tous deux nous marier ; si le temps de mon songe est néfaste, nous devrons nous sépa­rer, nous quitter.

Peut‑être seront‑ils brouillés l’année suivante, et se seront‑ils choisi d’autres partenaires : c’est ce que suggère une chanson de jeune homme :

L’amant qui viendra après moi, l’amant qui me suivra sera meilleur peut‑être !

Et surtout ils savent très bien qu’ils se marieront probable­ment chacun de son côté :

Plus tard, après plusieurs années, ô jeune fille, tu aimeras ton mari, tu oublieras ton bien‑aimé ;, tu oublieras ton bien‑aimé, pareil à un coq sauvage timide, tu oublieras ton bien‑aimé qui te lançait des œil­lades.

Quelquefois ils ne comptent que sur la mort du futur mari pour se retrouver :

Si je ne puis t’épouser au temps des chaleurs, je t’épouserai au temps des froids ; si je ne puis t’épouser pendant que nous sommes encore garçon et fille, je t’épouserai quand nous serons veufs, ô mon aimée !

D’ailleurs les filles sont souvent déjà fiancées lorsqu’elles vont chanter à Tham‑lê, et elles peuvent parfaitement chanter avec d’autres partenaires que leur fiancé.

Nous nous aimons depuis le temps où, tout petits, nous jouions à frapper l’auge des porcs ; nous nous aimons depuis le temps où, tout petits, nous jouions à porter des hottes en fleurs d’herbe à balai. Nous nous chérissons sans pouvoir être l’un à l’autre ; nous nous aimons sans pouvoir être l’un à l’autre. Tu as déjà un mari ; moi j’attends, je reste célibataire par amour pour toi... on dit que tu as été mariée à quinze ans ; j’ai vu l’homme qui apportait sept bracelets pour t’acheter. on dit que tu as été mariée à douze ans ; j’ai vu la boîte de bétel excel­lent qu’on portait chez toi ; ta famille l’a mangée, ta famille ne l’a pas rendue.

(Les termes : « avoir un mari, être mariée », désignent la cérémonie des fiançailles qui se fait souvent à quinze ans, sinon à douze ans, et non celle du mariage qui a lieu seulement vers dix‑neuf à vingt ans. Comme je l’ai dit, les femmes une fois mariées ne vont plus chanter.)

Les fêtes du printemps chez les Tai n’ont rien à voir avec le mariage, ni avec les fiançailles, ni avec des préliminaires du mariage quels qu’ils soient. N’en était‑il pas de même dans la Chine ancienne ? L’auteur de la préface du Shijing, vers le IVe ou le IIIe siècle A. C., savait bien que les jeunes gens qui avaient  « pris leurs ébats » ensemble aux fêtes de Zheng ne se marieraient pas, et il le déplorait, car, bien que lettré et adepte de la morale patricienne, il restait encore assez imbu de la morale plébéienne pour faire consister la  « débauche » plus dans l’abandon ultérieur des jeunes gens l’un pour l’autre, que dans leur union elle‑même. « Garçons et filles se délaissaient, et la débauche sévissait ; il n’y avait pas moyen de la faire cesser », dit‑il. Et encore : « Garçons et filles n’observaient pas la règle de séparation, mais allaient ensemble dans les champs et se demandaient des faveurs. La fleur (donnée en gage dont j’ai parlé ci-dessus) fanée, et le désir passé (hualuo seshuai : je crois que c’est le sens de se ; mais d’ordinaire on y voit une allusion précise à un mot de la pièce de vers et on comprend « beauté passée » ; le changement n’a d’ailleurs pas grande importance au point de vue qui m’occupe ici), ils s’abandonnaient et se tournaient le dos. »

Les chansons elles‑mêmes nous montrent les plaintes de filles abandonnées (11) :

Le long de la grand‑route,

Je vous prends par la manche.

Ne me faites pas de mal,

Ne brisez pas notre passé !

Le long de la grand‑route,

Je vous prends par la main.

Ne me maltraitez pas,

Ne brisez pas notre amitié !

Ou encore (12) :

Sur la digue il y a des nids de pie ;

Sur le coteau il y a des pois exquis.

Qui trompa mon bien‑aimé ?

Mon cœur, hélas ! est tourmenté.

 

Ou rappelez‑vous encore la pièce du Tang feng intitulée le Dolic (13) et bien d’autres.

 

Pas plus dans la Chine antique que chez les Tai modernes, ces fêtes du printemps n’avaient eu en principe un caractère matrimonial. Cependant, en fait, elles jouaient un rôle dans les mariages paysans. Ceux‑ci se faisaient à l’automne, de l’avis de tous les commentateurs anciens (14) ; la théorie du mariage au printemps ne remonte pas plus haut que Wang Su, ce lettré du IIIe siècle dont l’école, sinon lui-même, est responsable des chapitres faux du Shujing, et qui a par ailleurs réformé et déformé nombre de rites anciens. Mais dès le printemps l’entre­metteur mei avait ordonné de réunir garçons et filles, et à cette époque, même les unions dans la campagne ben n’étaient pas interdites. En fait, les rituels ont noté sans oser la décrire la coutume de chanter ensemble au printemps et de ne se marier qu’à l’automne. Rappelez‑vous que le mariage patricien n’agré­geait la jeune mariée à la famille de son mari par un sacrifice aux ancêtres qu’après trois mois, et que jusque‑là le mariage n’était pas définitif (ce qui est certainement la trace d’une cou­tume préhistorique, analogue à celle des Lolo actuels : la jeune femme ne vient habiter chez son mari et le mariage n’est définitif que lorsqu’elle est enceinte), et vous pourrez vous faire quelque idée des mœurs réelles. Les jeunes gens chantaient ensemble au printemps, une, deux, ou plusieurs années, ordinairement avec les mêmes partenaires ; quelquefois ils changeaient de partenaire. Quand la jeune femme était enceinte, en automne, le mariage était célébré.

 

Si ces fêtes n’ont aucun caractère matrimonial, comment faut‑il les considérer ? Les Tai actuels savent parfaitement pourquoi ils les font. Si le pèlerinage de Tham‑lê ou les fêtes analogues d’autres cantons n’avaient pas lieu, les moissons ne pousseraient pas. Le Shijing laisse de même apparaître entre les fêtes chinoises et le renouvellement de l’année un lien qui, pour n’être pas aussi net, n’en est pas moins certain. Le fait qu’elles accompagnent les purifications qui séparent l’hiver du printemps le montre clairement. C’est au moment où l’on vient d’expulser les influences hivernales contraires qu’ont lieu les réunions de jeunes gens et de jeunes filles. Leurs unions en plein air excitent le développement des souffles printaniers : grâce à cette sorte d’élan qu’elles donnent, le cycle de l’année nouvelle pourra reprendre, le renouveau de la fécondité du sol sera assuré. C’est de la même façon que la cérémonie d’aller au‑devant du soleil dans la banlieue, au début de chaque saison, aide celui-ci à recommencer une nouvelle période dans son cycle normal.

Comme toutes les cérémonies religieuses de la Chine antique (et les fêtes du printemps ont un caractère nettement religieux), celle‑ci est destinée à aider au mouvement régulier du monde et spécialement à la marche de la saison qui préside au dévelop­pement de l’agriculture.

 

 

 

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III

La religion officielle

 

La religion officielle des Tai non convertis au Bouddhisme consiste en une série de cérémonies faites au nom des seigneurs de chaque circonscription entière par le prêtre officiel mo‑müong aux différents moments de l’année agricole. Il serait très facile de la comparer avec la religion officielle chinoise ancienne. Je ne le ferai pas cependant, parce qu’à mon avis ce ne serait pas très convaincant. Des religions dont toutes les cérémonies sont destinées exclusivement à accompagner les divers actes de la vie agricole au cours de l’année ne peuvent être très différentes : fêtes d’ouverture et de clôture des travaux des champs, cérémo­nies pour la pluie, cérémonies pour que le grain se noue bien, cérémonies contre les animaux pillards de toute espèce, tout cela doit se retrouver nécessairement et se retrouve en effet chez les Tai, chez les Lolo, chez les Meo, chez les Chinois anciens, mais aussi chez bien d’autres peuples qui n’ont aucun rapport avec ceux‑ci, les Grecs anciens, par exemple. Mais il y a un culte très particulier et dont la présence chez toutes ces populations sous des formes sensiblement analogues est un fait très curieux : c’est le culte de la divinité que les Chinois appellent she, dieu du Sol, et les Tai fi-müong, dieu de la seigneurie. C’est de lui que je vous parlerai aujourd’hui.

 

A première vue, il peut sembler que le culte d’une divinité terrestre par des peuplades d’agriculteurs n’a rien de caracté­ristique : tout l’Orient méditerranéen a eu sous divers noms le culte de la Terre Mère, personnification de l’énergie féconde de la terre porteuse de moissons. Mais le dieu du Sol chinois et le fi-müong tai n’ont aucunement ce caractère ; ce n’était même ni l’un ni l’autre des divinités féminines. L’idée de faire de la terre une déesse n’est jamais venue aux Tai ; en Chine elle est relativement récente et ne remonte qu’à l’époque des Han : c’est l’empereur Wu qui, en 113 A.C., fit entrer les sacri­fices à la Déesse Terre dans le rituel officiel en lui établissant un sanctuaire à Fenyin au Shanxi ; et trois quarts de siècle plus tard, en 31 A.C., l’empereur Cheng lui éleva pour la première fois un tertre carré dans la banlieue Nord de Chang’an la capitale, pour servir de pendant au tertre rond de la banlieue Sud consacré au Ciel. Mais ce n’était pas la consécration offi­cielle d’un culte antique : le culte institué par Wudi à Fenyin, puis par Chengdi dans la banlieue Nord, n’avait rien de commun avec celui du dieu du Sol, qui subsista comme précédemment, avec ses lieux de culte accoutumés ; c’était un des nombreux cultes personnels que l’empereur Wu des Han adopta ou créa sous l’influence de diverses sorcières‑médiums.

Le culte des dieux du Sol a ceci de caractéristique qu’il est un culte essentiellement féodal : les fonctions de ces dieux sont stric­tement territoriales ; ils gouvernent et protègent un territoire limité ; ils sont de plus hiérarchisés, et la hiérarchie des dieux correspond à une hiérarchie de seigneurs humains. Édouard Chavannes en a admirablement analysé le caractère, en ce qui concerne la Chine antique, dans un appendice à son ouvrage le Taishan (1910), intitulé le Dieu du Sol dans la Chine antique.

Je n’ai pas besoin de vous décrire en détail l’organisation féodale de la Chine antique : au sommet le Roi wang, seigneur du « dessous du Ciel » (tianxia) ; sous lui des princes (zhuhou), pourvus de fiefs par le Roi ; au‑dessous encore, des vassaux (fuyong) devant également leurs fiefs au Roi, mais mis sous la dépendance des princes. Les princes, en principe, ne conféraient pas de fiefs. Aussi au‑dessous d’eux n’y avait‑il que des apanages, des circonscriptions administratives, des hameaux et des familles. on trouve des dieux du Sol à tous ces degrés, depuis celui de l’empire entier jusqu’à celui des maisons particulières. Celui de la maison était le principal des « Cinq Dieux auxquels on Sacri­fie » wuji, le dieu de l’Impluvium zhongliu, à vrai dire il ne portait pas le nom de she, mais c’était bien une divinité identique de degré inférieur, comme le montre un passage du Jiaodexing du Liji : « Le chef de famille présidait (aux sacrifices) à l’Implu­vium ; le chef d’État présidait (aux sacrifices) au dieu du Sol. »

Au‑dessus de la famille était le hameau li de vingt‑cinq familles ; chaque hameau avait son dieu du Sol she auquel la population sacrifiait un jour faste du deuxième et du huitième mois de chaque année. Au‑dessus du dieu du Sol du hameau, c’était le dieu du Sol de la principauté féodale guoshe. Au‑dessus encore, pour l’empire entier, le Grand dieu du Sol dashe ou dieu du Sol Commun gongshe. Ce n’est pas tout. Le domaine du Roi et celui des seigneurs peut se définir de deux façons : pour le Roi, ou bien l’on considère l’empire entier, ou plus exactement le monde entier tianxia, ou bien l’on considère le domaine propre (celui que les Rois de chaque dynastie se sont réservé en propre à l’exclusion des fiefs distribués aux vassaux) et en particulier l’ancien fief familial antérieur à l’accession au trône ; de même, pour les seigneurs, on peut considérer soit le fief entier conféré par le Roi, et plus ou moins agrandi aux dépens des voisins, soit le domaine propre indépendamment des domaines des vassaux fuyong et des apanages des parents ou des grands officiers taifu. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de territoires d’étendue différente. Aussi y avait‑il dans chaque cas deux dieux du Sol différents.

« Le dieu du Sol que le Roi établissait pour le peuple entier était appelé le Grand dieu du Sol ; le dieu du Sol que le Roi établissait pour lui-même était appelé le dieu du Sol Royal. Le dieu du Sol qu’un seigneur établissait pour son peuple s’appelait le dieu du Sol de la Prin­cipauté, le dieu du Sol que le seigneur établissait pour lui­-même s’appelait le dieu du Sol Seigneurial. (14a) »

Le dieu du Sol royal ou princier était propre à une famille royale ou princière : quand celle‑ci était renversée, il fallait chasser ce dieu du Sol « privé » sishe pour faire place à celui de la famille nouvelle ; pour cela, on le tuait en construisant un toit au‑dessus de son tertre. La nouvelle dynastie n’en continuait pas moins à rendre un culte à ce dieu mort, mais c’était suivant le rite des offrandes aux morts, parmi lesquels il était rangé désormais. C’est ainsi que les Zhou avaient à leur cour un dieu du Sol mort des Yin, qu’on appelait le dieu du Sol de Bo du nom de l’ancienne capitale des Yin, et les ducs de Song un dieu du Sol mort des Xia. Peu à peu, d’ailleurs, à mesure que le temps passait, ce culte prit une valeur symbolique et on voulut voir là un dieu du Sol « avertisseur » jieshe, destiné à rappeler aux rois et aux princes le sort qui attend leur dynastie s’ils « perdent la Vertu ». Au contraire de ce dieu qui ne dure que le temps d’une dynastie, le dieu du Sol Commun ne changeait jamais, ni chez le Roi ni chez les Princes. Le Grand dieu du Sol était, disait‑on, Goulong, le fils du monstrueux Gonggong : tandis que le père avait lutté contre Zhuanxu et avait essayé d’empêcher le héros d’aménager la terre couverte d’eau, le fils, ayant au contraire aidé à tout mettre en ordre, devint dieu du Sol et reçut comme tel des sacrifices.

 

Cette double hiérarchie humaine et divine dont tous les degrés se correspondent, vous en retrouverez l’analogue chez les Tai-Noirs et les Tai-Blancs du Haut‑Tonkin, chez qui, de même que chez les Shan du Yunnan et de Birmanie, et aussi chez les Lolo du Sichuan et du Yunnan et chez les Moso de Lijiang au Yunnan, la société est organisée sous forme féodale.

Le pays tai-noir a constitué jusqu’à la fin du XVIIIe siècle une principauté héréditaire dont le prince, dao, était le seigneur de la « Seigneurie fondamentale » müong‑kôk, une petite seigneurie dans les montagnes, appelée Müong Müai. De lui descendaient les seigneurs de tous les autres müong : les premiers dao, venus de « par‑delà le ciel » (c’est‑à‑dire des pays situés sur terre en dehors de la voûte céleste) s’installer dans la région, avaient créé les müong et les avaient distribués à leurs enfants, les établis­sant comme seigneurs héréditaires. Les princes plus récents se contentaient de distribuer des villages, tantôt comme fiefs héréditaires, tantôt comme apanages qui devaient leur revenir soit à eux‑mêmes si le titulaire mourait avant eux, soit à leur successeur à son avènement ; le nouveau prince reprenait ou confirmait les donations de son prédécesseur. Mais l’adminis­tration annamite, depuis un siècle, n’a cessé de s’efforcer de briser ce cadre, et aujourd’hui l’hérédité n’est pas admise en principe : à la mort ou à la retraite d’un chef de village ou de canton, les habitants élisent son successeur, comme dans le reste du Tonkin (sauf qu’il est à vie), sous réserve d’appro­bation par l’administration française. Seulement en fait, c’est toujours un des fils ou, à défaut, un des neveux ou des frères du défunt, qui est choisi.

D’où vient cette fidélité de plus d’un siècle à une tradition de gouvernement héréditaire que les administrations suzeraines ne reconnaissent pas ? C’est que, chez les Tai-Noirs et les Tai­-Blancs, une seule famille peut fournir les seigneurs, chefs müong, ou au‑dessous les simples chefs de village ou même, encore plus bas dans la hiérarchie, les principaux notables du canton ou du village : c’est la famille Lo‑kam. De même, chez les Shan du Yunnan, il y a une famille unique également privilégiée, la famille Deo ou Leo dont les membres ont, depuis le XIVe siècle au moins, adopté le caractère diao pour se désigner dans leurs rapports officiels avec l’administration chinoise. Chez les Tai­-Blancs du Tonkin septentrional et du Kouang‑si, il semble qu’il y ait eu plusieurs familles privilégiées et non une seule, les Kuang, les Vi, les Dan, les Nung, qui ont fourni exclusivement les chefs de canton et de village en pays annamite jusqu’au XIXe siècle, qui sont aujourd’hui encore les familles de tusi en territoire chinois, et qu’on trouve déjà mentionnées dans le Suishu et le Tangshu. C’est surtout chez les Siamois et les Laotiens que l’organisation d’un royaume de type hindou, sous l’influence cambodgienne, a fait disparaître l’aristocratie d’origine divine pour la remplacer par une noblesse de descendants des rois de la dynastie régnante. Mais même là, le nom de l’ancienne classe noble subsiste (on le prononce Lo‑kham) pour désigner une sorte de bourgeoisie, la classe qui vient juste au‑dessous de la noblesse nouvelle.

Le privilège de la famille Lo‑kam est, chez les Tai-Noirs et les Tai-Blancs, d’origine religieuse. Chaque famille est créée par un dieu céleste Po‑t’en particulier, qui préside à la fabri­cation des âmes de cette famille avant la naissance, et reçoit ces âmes dans ses villages célestes après la mort. Or la famille Lo­-kam est créée par le dieu suprême, Po‑t’en Luong ou encore Po‑t’en Lo ; et son premier ancêtre est un fils de ce dieu suprême envoyé par lui sur terre, aux origines du monde (je vous parlerai la prochaine fois de sa légende), tandis que les ancêtres des familles roturières sont sorties d’une courge colossale. Descen­dant du T’en suprême, les gens de cette famille sont seuls aptes à présider à ses sacrifices, exactement comme, en Chine, le Fils du Ciel était seul apte à sacrifier au Ciel. Aussi sont‑ils seuls capables d’être seigneurs, d’administrer un territoire, d’être chefs de canton ou de village.

De même qu’il y a une hiérarchie de seigneurs Tai-Noirs, il y a toute une hiérarchie de dieux territoriaux. A côté du seigneur du müong Fondamental, Tao Müong‑kôk, il y a le dieu du müong fondamental, Fi Müong‑kôk, à Müong Müai : aujourd’hui encore, bien que les seigneurs de ce müong aient perdu tout pouvoir sur les principautés, le dieu garde encore son prestige et est considéré comme suzerain. Sous lui, chaque seigneurie ou canton (müong) a son dieu du Sol, fi-müong. En dessous encore, dans les villages, il y a les dieux du village, fi-ban. Et chaque seigneurie a deux dieux du Sol, un qui est considéré comme le dieu de la principauté, c’est le fi-müong (il correspond au dieu du Sol Commun gongshe chinois, établi « pour tout le peuple »), l’autre qui est personnel à chaque seigneur, c’est le lak‑süa ou lak‑müong (il correspond au dieu du Sol Privé sishe, soit royal, soit princier). Et de même qu’en Chine le premier était immuable et ne changeait jamais, mais le deuxième était déplacé à chaque dynastie, de même, chez les Tai-Noirs, le fi-müong est lui aussi immuable, tandis que le lak‑süa est changé à la mort de chaque prince et remplacé par un nouveau. Mais à ce dieu renversé et remplacé on ne rend aucun culte, en sorte que le « dieu du Sol » de la Chine antique n’a pas son équivalent en pays tai ; c’est un produit spécifiquement chinois, dont l’origine parait due à des circonstances historiques particulières, le renversement de la dynastie Yin par les Zhou, et qui s’est répandu ensuite, par imitation, de la Cour Royale dans les diverses principautés.

Dans la Chine ancienne, tout dieu du sol était primitivement un arbre planté sur un tertre au milieu d’un bois sacré (que Mozi appelle Zhou). L’arbre changeait suivant les régions. D’après un chapitre perdu du Shujing, au centre c’était un pin song, au Nord un acacia huai, à l’Est un thuya bo, à l’Ouest un châtaignier li, au Sud un catalpa zi. C’est pourquoi le Lunyu attribue aux trois dynasties anciennes des arbres différents aux Xia le pin, aux Yin (Est) le thuya, qui était l’arbre du pays de Song ; aux Zhou (leur première capitale Hao, près de Xi’an, était à l’Ouest) le châtaignier. Pour les dieux du Sol de village, il y avait moins d’uniformité : c’était parfois aussi un chêne, ou un ormeau blanc fen, en général un grand et vieil arbre. Cet arbre avait été à l’origine le dieu lui-même et, à la fin des Zhou et même plus tard encore sous les Han, restait sa demeure. Mais la religion officielle donnait de plus en plus d’importance au tertre sur lequel s’élevait l’arbre, à cause de sa configuration symbolique : il était carré, comme la terre ; sa grandeur décrois­sait avec l’importance hiérarchique du dieu. Le Grand dieu du Sol qui veillait sur l’empire entier avait chacun des côtés de son tertre d’une couleur différente, celle qui, dans les théories chinoises, correspondait à chaque point cardinal ; ceux des principautés avaient le leur entièrement d’une seule couleur, celle de la région où, par rapport à la capitale royale, centre du monde, se trouvait leur fief. Sur le tertre se trouvait l’arbre ; en avant de l’arbre, du côté Nord, le dieu était représenté par une tablette en pierre carrée sans inscription, fichée en terre : c’est cette tablette qu’on barbouillait de sang lors des sacrifices. A proximité du tertre était creusée une fosse carrée où l’on enterrait les victimes, car les victimes offertes à la terre devaient être enterrées. Comme il y avait deux dieux du Sol, il y avait deux lieux sacrés, l’un celui du Grand dieu du Sol — ou dieu du Sol de la principauté, — dans l’enceinte même du palais où résidait le Roi — ou le seigneur —, en face du temple des ancêtres taimiao, l’autre, celui du dieu du Sol Privé, en dehors de la ville, du côté Sud, près du champ où se faisait chaque année la cérémonie du labourage.

Les Tai-Noirs, qui ont deux dieux du Sol, ont aussi deux lieux sacrés ; tous deux sont de petits bois hors du village. Le fi-müong est un grand arbre à l’entrée du village chef‑lieu de canton, au milieu d’un taillis où il est interdit de briser des branches, mais non de passer. L’arbre est ordinairement un mai-lu, (ou mai-du suivant le dialecte), grand et bel arbre dont je ne sais pas exactement l’espèce ; d’ailleurs, à défaut de celui-là, tout grand arbre fait l’affaire. Le lak‑müong est dans un autre tail­lis : c’est simplement un poteau en bois, d’où ses noms de lak‑müong, « poteau du müong », ou de lak‑süa, « poteau près duquel on dépose l’habit », ce dernier nom faisant allusion à ce fait que dans tout sacrifice officiel, le tao‑müong (ou, dans le village, le chef de village), qu’il soit présent ou absent, doit faire déposer parmi les offrandes un de ses vêtements, sans quoi les esprits ne descendraient pas. Le dieu du Sol de village, fi-ban, n’a ni arbre ni bosquet : c’est simplement une pierre qu’on dresse dans une petite hutte au milieu d’un champ ; on évite de bêcher la terre tout autour. Chez les Lolo, tous les dieux du Sol, depuis ceux des seigneurs jusqu’à ceux des hameaux, sont des arbres dans un bois sacré ; une pierre au milieu sert de tablette.

 

Le culte du fi-müong chez les Tai-Noirs et les Tai-Blancs est la plus grande fête religieuse de l’année. Elle a lieu au premier mois de l’année tai (vers juillet‑août) et elle en marque le début : à cette époque, les épis de riz nouveau commencent à se former. C’est une grande cérémonie à laquelle on invite tous les dieux du ciel et de la terre, et pour laquelle le territoire du müong est interdit à tout étranger pendant trois jours : on tue un buffle dont la tête, les pattes et la queue, ainsi que des morceaux du foie et des intestins, du sang cuit, etc., sont disposés sur un plateau avec du riz, de l’alcool et du bétel, et placés au pied de l’arbre du dieu ; le prêtre du culte officiel, mo‑müong, qui doit avoir jeûné pendant trois jours, dit une longue prière, après quoi l’animal est partagé entre les habitants et mangé. Le culte du fi-müong est devenu à ce point prépondérant chez les Tai actuels, que la cérémonie est faite dans son bois sacré et que c’est à lui qu’on la considère comme consacrée. Mais, en réalité, l’ordre d’énumération des dieux dans les prières montre que c’est un sacrifice en l’honneur de tous les dieux pour ouvrir l’année, et que le fi-müong prend sa place à son rang. on invoque d’abord les dieux célestes, le t’en suprême qui gouverne le ciel et la terre. Po‑t’en Luong (l’aïeul de la famille Lo‑kam), puis les t’en spéciaux chargés chacun d’une famille, ensuite ceux du vent, de la pluie, du tonnerre, de la garde des Interdits Matri­moniaux, les dieux et les déesses du soleil, de la lune et des étoiles, puis les dieux des eaux, puis, seulement après toutes ces divinités, le fi-müong avec les fi-ban ses subordonnés, et enfin les dieux des montagnes. on leur demande à tous une bonne récolte, la paix et la richesse, la destruction des insectes nuisibles :

Faites que les malades cessent de gémir, qu’ils guérissent de la fièvre. Quoi que nous entreprenions, faites que cela réussisse ; quoi que nous entreprenions, faites que cela soit bon. Que les poissons vien­nent abondants par la voie d’eau ; que le riz et le cotonnier poussent bien de tous leurs pieds ; que le riz hâtif croisse bien dans les champs.

Vous avez mangé. Abattez toutes les chenilles à la tête tremblante ; abattez tous les insectes à la tête verte. Que les chenilles et les insectes abattus retournent su ciel ; qu’ils s’en aillent tout droit et sans regarder en arrière.

Vous avez mangé. Protégez le village sincèrement. Que dans la forêt les fauves ne nous arrêtent pas, les serpents ne nous mordent pas, les guêpes ne nous piquent pas. Que l’argent en lingots reste dans nos poches, que l’argent en barres ne sorte pas de nos sacs. Faites que nous mangions comme au temps de nos grands‑pères, faites que nous vivions comme au temps de nos arrière‑grands‑pères.

C’est, on le voit, une très grande fête de la vie officielle. Si on lui cherchait son équivalent dans la religion officielle chinoise ancienne, ce serait plutôt au jiao qu’elle correspondrait qu’au she. De même que le jiao s’adresse au dieu suprême chinois, Haotian Shangdi, mais qu’on y fait participer les autres dieux, chacun suivant son rang, de même la fête qui se fait dans le bois sacré du fi-müong s’adresse avant tout au Po‑t’en Luong, et toutes les autres divinités y sont invitées chacune à son rang hiérarchique, pour finir par le dieu du Sol et ses subordonnés. Mais le temps des deux fêtes est bien différent. Le jiao, quelle qu’en soit la date exacte (sur laquelle les ritualistes chinois discutent depuis des siècles), se fait avant toute autre cérémonie au début de l’année, pour marquer, après la fin de la période hivernale, le début de la période estivale : il prépare l’ouverture des travaux des champs qui se fera prochainement par la céré­monie du labourage. Le sacrifice au fi-müong, au contraire, se fait au moment où le grain va commencer à se nouer, longtemps après la fête de « descendre dans les champs » qui, avec son rite de bêcher la terre d’un champ consacré, répond à la céré­monie chinoise du labourage ; quand il a lieu, tous les premiers grands travaux de la culture, défrichement, labour, semailles, sont achevés. Et malgré cela, même au point de vue de la date, ils ont quelque chose de commun ; ils sont liés tous deux à un terme calendérique, le début de l’année, indépendant des travaux agricoles eux‑mêmes.

Aussi faut‑il probablement voir dans le jiao aussi bien que dans le sacrifice au fi-müong le grand sacrifice à tous les dieux, qui ouvrait l’année, indépendamment de la levée des interdits de remuer la terre et des interdits sexuels pour lesquels il y avait des cérémonies particulières. Mais la place qu’il occupe dans l’année agricole, indépendamment de l’année calendérique, chez les Chinois et chez les Tai, lui a donné chez les uns et chez les autres un caractère assez différent : placé au début de l’année agricole et calendérique à la fois chez les premiers, il est devenu le premier acte de réouverture de tous les travaux usuels, aussi bien que de l’année, et a pris la tête de tous les rites spéciaux ; tandis que chez les Tai sa place au milieu des travaux en cours, au moment où le grain se noue, lui a donné surtout le caractère d’une grande prière pour la moisson prochaine. Ainsi, au cours des temps, tandis que, chez les Tai actuels, les fêtes de la vie agricole (ouverture des travaux des champs par le bêchage du sol, et des mariages par le jeu de balle, au moment des fêtes du printemps, et fête de la moisson quand la récolte est engran­gée) restaient distinctes de la fête de l’ouverture de l’année calendérique, dans la Chine ancienne, celle‑ci a eu tendance à se fondre parmi les fêtes du début des travaux agricoles.

 

Le sacrifice au ciel et à tous les dieux dans la banlieue Sud marquait en Chine le début de tout : offert dans la campagne, il présageait la vie de plein air qui allait commencer, comme le sacrifice au Shangdi dans le Mingtang, ou Temple Sacré, avait symbolisé la vie d’intérieur de l’hiver. Puis, quand le premier coup de tonnerre avait indiqué le retour de la belle saison, les hommes, à l’imitation de la nature, se préparaient. Lustration (bain physique et moral, et expulsion des mauvaises influences) après la longue réclusion ; extinction du foyer d’hiver à l’intérieur et allumage du foyer d’été à l’extérieur avec un feu pur (car on ne se sert pas de vieux feu pour la nouvelle année) ; sacrifice au dieu du Sol après la première pluie (car on ne lave pas le dieu du Sol avec de la vieille eau), suivi d’un repas où les seigneurs et ses parents au chef‑lieu du fief, les paysans dans les villages, se partageaient les viandes du sacrifice ; cérémonie d’ouverture des champs par un labourage ; joutes de toutes sortes, jeux de balle, de corde, etc., chants et unions de jeunes gens : tout cela formait une longue période où les travaux étaient interrompus. Toute la société prenait part aux fêtes, du Roi aux paysans, mais chacun de façon différente suivant son rang.

L’ordre dans lequel les cérémonies se suivaient ne pouvait être fixé régulièrement, puisque certaines étaient liées à un fait physique, tonnerre, pluie ; même le rituel moderne, malgré ses tendances à régler une fois pour toutes les rites et les dates, n’a pu ranger en un ordre immuable les diverses cérémonies qui peu à peu s’étaient dissociées au cours des temps : le jour du dieu du Sol est un jour mou faste du deuxième mois, avant ou après l’équinoxe ; la lustration a fini par se fixer au troisième jour du troisième mois, tandis que la fête qingming (avec celle des Aliments Froids qui la précède immédiatement), dernier vestige du rite d’éteindre le feu ancien et rallumer le feu nouveau, est fixée au cent cinquième jour après le solstice d’hiver, et se trouve ainsi, suivant les années, précéder ou suivre toutes les autres. Cela montre à quel point cette ordonnance systématique des fêtes du début de l’année était artificielle : en réalité, il s’agit de dissociation, par la tendance chinoise à multiplier les fêtes spéciales pour leur donner plus d’éclat, d’une seule fête ou plutôt d’une seule période de fêtes indivises. Ainsi nous entrevoyons, à l’époque presque préhistorique, un temps où religion officielle et religion populaire, si différentes dans la Chine des Zhou, ne faisaient qu’un.

 

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IV

La mythologie

 

Il peut paraître étrange de vouloir comparer la mythologie chinoise à la mythologie tai. on dit souvent, en effet, que la religion chinoise antique ne comportait aucune mythologie, et tout ce qui y ressemble est généralement considéré par les érudits chinois comme d’invention taoïste et relativement moderne. C’est là une illusion, due à ce que les érudits chinois n’ont jamais connu qu’une seule interprétation des récits légen­daires, la méthode évhémériste. Sous le prétexte de retrouver le noyau historique d’une légende, ils éliminent tous les élé­ments qui leur paraissent invraisemblables, et ne conservent plus qu’un résidu incolore où les dieux et les héros sont trans­formés en Saints Rois et les monstres en princes rebelles ou en mauvais ministres ; et ce sont ces élucubrations qui, mises bout à bout suivant un ordre que diverses théories métaphysiques, surtout celle des Cinq Éléments, imposaient à la chronologie, constituent ce qu’on appelle l’histoire des origines chinoises. Cela n’a d’histoire que le nom ; en réalité, il n’y a que des légendes tantôt d’origine mythologique comme par exemple la légende de Zhuanxu ou celle du Grand Yu, tantôt provenant des temples ancestraux des grandes familles, comme la légende de Houji l’ancêtre des Zhou, tantôt émanant de centres religieux locaux, comme les récits relatifs au Comte du Fleuve Hebo, tantôt récits d’origine en partie au moins savante, élaborés pour expliquer un rite, tantôt simples contes empruntés au folklore comme la légende de Shun, etc. Tous ces fantômes doivent disparaître de l’histoire de la Chine dont ils encombrent les débuts ; au lieu de s’obstiner à rechercher sous la forme légen­daire un fonds historique inexistant, il faut au contraire chercher à retrouver le fond mythologique ou le conte populaire sous le récit pseudo‑historique.

 

La mythologie chinoise ancienne était aussi considérable et aussi variée que celle de la plupart des autres religions antiques. Je ne puis en indiquer ici que quelques traits, vous renvoyant pour plus de détails à un article que j’ai publié en 1924 dans le Journal asiatique, sous le titre de Légendes mythologiques dans le Chou‑king (Shujing). Je vous parlerai de la représentation générale du monde et des légendes de l’aménagement de la terre aux origines, parce que j’ai retrouvé des légendes tai correspondantes.

 

La manière dont les Chinois se figuraient qu’était fait le monde est un sujet qui n’est guère traité dans les ouvrages de l’antiquité qui nous ont été conservés. Toutefois, en rapprochant des passages extraits d’auteurs divers, on arrive à en avoir une idée assez précise. Le monde était pour eux comme une sorte de char, dont la terre carrée forme le fond dayu et le ciel rond le dais gai (15) : c’est pourquoi on dit que « la terre porte » et que « le ciel recouvre (16) ». Entre le fond et le dais, il n’y a pas de parois pleines, mais simplement aux quatre coins de la terre s’élèvent des piliers qui soutiennent le ciel et le séparent de la terre, l’empêchant de tomber. A l’origine, ces piliers étaient égaux et le ciel et la terre étaient parallèles, mais par la suite le pilier du Nord‑Ouest, le mont Buzhou, ayant été ébranlé par le monstre Gonggong, le ciel et la terre tombèrent l’un sur l’autre de ce côté et, depuis ce temps, le ciel penche vers le Nord‑Ouest et la terre vers le Sud‑Est, l’étoile polaire n’est plus au centre du ciel, et les astres « coulent » liu d’Est en Ouest dans le ciel, pendant que sur la terre les fleuves coulent de l’Ouest à l’Est.

Le ciel est formé de neuf gradins superposés jiuchong, qu’on appelle aussi les Neuf Cieux jiutian. Chacun est séparé de l’autre par une porte gardée par des tigres et des panthères et commandée par un des Portiers du Seigneur dihun ; à l’étage inférieur, c’est la porte Changhe, limite du monde céleste et du monde terrestre, et qui les fait communiquer l’un avec l’autre ; par cette porte le vent d’Ouest descend sur la terre, et c’est par elle qu’on peut entrer dans le ciel et commencer à monter au Palais Céleste peut entrer dans le ciel et commencer à monter au Palais Céleste Ziweigong. Celui-ci est situé à l’étage le plus élevé, dans la Grande Ourse Beidou. C’est là que réside le Seigneur d’En Haut Shangdi, dieu suprême qui gouverne à la fois le monde terrestre et monde céleste ; dans ce dernier, il est particulièrement le souverain des morts dont les âmes habitent son domaine, chacune à sa place hiérarchique. Ce palais est gardé par le Loup Céleste Tianlang (l’étoile Sirius)

Un loup aux yeux perçants va et vient tout doucement, il lance les hommes en l’air et joue à la balle avec eux ; il les précipite dans un gouffre profond, pour obéir aux ordres du Seigneur, et ensuite il peut dormir..

Sous le ciel « coulent » le soleil, la lune, les étoiles, glissant suivant la pente vers le Nord‑Ouest : et aussi le Fleuve Céleste Tianhe, ou Han Céleste Tianhan, Yunhan, c’est‑à‑dire la Voie lactée, par où les eaux du monde céleste vont rejoindre au Grand Abîme dahe celles du monde terrestre, séparant à jamais la Tisseuse zhinü de son mari le Bouvier Qianniu. Dans le dais céleste court une sorte de fente Lieque par où brille l’éclair. De plus, il est percé de portes par où l’influx céleste peut descendre se mêler à l’influx terrestre : la Porte du Froid Hanmen au Nord, la Porte du Chaud Shumen au Sud, etc.

Au‑dessous du ciel s’étend la terre. A l’origine, elle commu­niquait avec lui par un chemin, mais ce chemin fut détruit par Chongli. Au milieu sont les Neuf Provinces chinoises jiuzhou, entourées de régions barbares, au‑delà desquelles s’étendent les Quatre Mers Sihai ; celles‑ci communiquent entre elles et forment autour du monde habité une ceinture d’eau comme le fleuve Océan des Grecs. Plus loin se trouvent des pays peuplés de dieux et d’êtres fantastiques : la mère des soleils, la mère des lunes, les dieux du vent ; le Comte de l’Eau Shuibo au corps de tigre avec huit têtes d’homme et dix queues ; les femmes du Maître de la Pluie Yushi ; la Dame Reine d’Occident Xiwangmu, déesse des épidémies ; et bien d’autres dieux, déesses, héros et monstres de toutes sortes. Là sont aussi les peuples étranges, Géants Longbo de cent pieds, Pygmées liaoyao d’un pied et demi à peine, Poitrines‑trouées Guanxiong, etc.

Plus loin encore, « comme la terre est carrée et le ciel est rond, les quatre coins de la terre ne sont pas recouverts par le ciel », dit un opuscule attribué à Zengzi : là s’étendent des pays que le soleil n’éclaire jamais. Dans le coin Sud‑Ouest, c’est le pays de Gumang, où le chaud, le froid, le jour et la nuit ne sont pas séparés, et dont les habitants toujours endormis ne s’éveillent qu’une fois en cinquante jours. Dans le coin Nord‑Ouest, c’est la contrée des Neuf Yin jiuyin, que le ciel n’abrite pas et où le soleil ne luit jamais ; au milieu se dresse un dieu au corps de serpent avec une tête d’homme, le Dragon à la Torche Zhulong, dont le corps a plus de mille li : il ne mange, ni ne dort, ni ne souffle ; le vent et la pluie lui obstruent la gorge ; quand il ouvre les yeux, il fait jour au pays des Neuf Yin ; quand il les ferme, il fait nuit ; quand il souffle il fait du vent ; quand il respire c’est l’hiver, quand il aspire c’est l’été. Dans l’angle opposé, au Sud­-Est, s’ouvre le Grand‑Abîme dahe, gouffre sans fond où les eaux du monde terrestre et celles du Fleuve Céleste (la Voie lactée) se jettent toutes sans qu’il croisse ni décroisse. Au‑delà, c’est le vide : « En bas, c’est le gouffre profond et il n’y a pas de terre ; en haut, c’est l’espace immense et il n’y a pas de ciel. »

Entre le ciel et la terre circule le soleil : au matin, à l’Orient, sa mère Xihe le baigne dans le lac Xianchi qu’on appelle aussi le Gouffre Doux Ganyuan ; il apparaît alors à la Vallée Lumi­neuse Yanggu, monte dans les branches de l’arbre Fusang ou Kongsang ; puis il traverse le ciel et redescend à l’Ouest au mont Yanzi, où le roi Mu, d’après le roman Mutianzi xhuan, alla contempler le spectacle de son coucher, et disparaît enfin dans la vallée Xiliu. Près de là se trouve l’arbre Ro, dont les fleurs sont les étoiles et éclairent la nuit. De cette légende solaire, je vous indique en passant que nous trouvons des traces dans un des livres classiques, le Shujing : Xihe, mère et cocher du soleil, apparaît en belle place dans la partie de l’ancien Yaotian qui constitue l’actuel Shuntian ; mais l’évhémérisme un peu naïf des anciens scribes l’a divisée en plusieurs person­nages, les frères Xi et He ; et les vallées de Yanggu et de Liugu sont les lieux où ces frères, devenus les fonctionnaires chargés du soleil, « reçoivent respectueusement » le soleil à son lever et à son coucher.

Le pendant de la description que je viens de vous faire se retrouve chez les Tai-Blancs. Le monde est formé de trois étages : en haut le ciel, au milieu la terre, en bas le pays des Nains. Chacun de ces étages est plat. Le ciel l’est aussi bien que la terre ; c’est une espèce de grande dalle horizontale circulaire de pierre blanche, avec une sorte de rebord formant un pied verti­cal peu élevé, le Pied du Ciel, qui repose sur des montagnes dont deux au moins sont connues, à l’Est et à l’Ouest, aux lieux où le soleil se lève et se couche. Sa face supérieure est le domaine des Seigneurs T’en Pu t’en qui gouvernent les âmes des morts. A sa face inférieure les étoiles, le soleil et la lune circulent de l’Est à l’Ouest ; et du Nord au Sud court le Porc Long, qui dans ses allées et venues s’est fait un chemin qu’on voit d’ici bas, le Chemin du Porc, la Voie lactée. Les étoiles sont de petites bou­les d’or que la Fille aux Étoiles On nang dao couvre d’un grand voile chaque matin et découvre chaque soir. Le soleil et la lune sont de grosses boules d’or que des jeunes garçons et des jeunes filles, les Seigneurs du Soleil Pu Ngen, et les Dames de la Lune Nang Büon, roulent devant eux comme de grosses balles. Le soleil passe la nuit sur la terre et monte chaque matin au ciel par la montagne de l’Est, le Pic d’Or du Bout des Eaux Pa kam da nam ; il grimpe du côté extérieur de la montagne, celui qui est opposé à l’endroit où habitent les hommes, de sorte que ceux‑ci ne le voient pas avant qu’il soit arrivé en haut de la montagne qui le cache durant son ascension ; là il trouve une porte percée dans le pied du Ciel, la Porte de Lumière de la Cime du Pic d’Or, par laquelle il passe dans le ciel : c’est son lever. Il traverse le ciel de l’Est à l’Ouest par un chemin spécial ; le soir il arrive à une autre montagne, la Montagne où le Ciel Finit, par laquelle il descend : c’est son coucher. La nuit, il revient d’Occident en Orient en roulant sur la terre, en dehors du ciel, par le côté Sud. La lune suit à peu près le même trajet, mais avec ses portes particulières. Les Dames de la Lune doivent non seulement la rouler, mais encore l’emmailloter et la démail­loter suivant les jours, avec une bande d’étoffe, qu’elles enroulent d’un tour chaque jour du sixième au premier de chaque mois, et déroulent du premier au quinzième. Comme les routes, du soleil et de la lune sont proches, quand au commencement de chaque mois la lune fait son trajet de jour, les Seigneurs du Soleil aperçoivent les Dames de la Lune ; ils échangent des chansons et cherchent à se rencontrer ; s’ils y réussissent, ils laissent un moment leur boule et s’ébattent ensemble ; et les jeunes filles, pour qu’on ne les voie pas, tendent des voiles et des nuages autour d’eux : d’où les éclipses de soleil. Les éclipses de lune sont beaucoup plus dangereuses. Il y a dans le ciel une grenouille énorme, la Grenouille qui mange la Lune. Ordinaire­ment le Seigneur de l’Étang Han la tient enchaînée au fond de son étang ; mais quand ce dieu dort, elle réussit parfois à rompre sa chaîne et à s’échapper ; elle se met alors à la recherche de la lune et l’avale. Les Dames de la Lune courent aussitôt éveiller le Seigneur de l’Étang Han ; et, pour les aider, sur terre les jeunes filles frappent le mortier à riz avec le pilon dès que l’éclipse commence : à ce bruit, le dieu endormi se réveille, capture la grenouille, l’oblige à rendre la lune et l’enchaîne à nouveau.

Le Pic d’Or du Bout des Eaux, par où le soleil monte au ciel le matin, est situé à l’extrémité Est du monde, dans la mer Orientale. Les eaux de la mer s’écoulent vers l’Est ; elles entrent dans une grotte au pied de la montagne par une ouverture carrée, et en ressortent au sommet par une ouverture ronde : cette eau est la source de la rivière céleste Nam Te‑tao, qui n’est pas la Voie lactée. A l’entrée de la grotte se tient le Seigneur Si-su du Bout des Eaux qui, aidé d’oiseaux et de crabes géants, empêche les arbres qui descendent le fil de l’eau de pénétrer dans la grotte et d’en obstruer l’entrée. C’est aussi lui qui garde l’Obscurité à l’intérieur de la grotte : chaque soir, il ouvre la Porte de l’Obscurité Céleste, celle‑ci se répand sur la terre et il fait nuit.

Vous avez vu que le soleil passait la nuit en dehors du ciel. Les pays en dehors du ciel ne sont pas connus des Tai-Blancs de Phu‑qui. Mais les Tai-Noirs de Nghia‑lô les connaissent très bien. C’est de « la terre en dehors du ciel » que vinrent au com­mencement du monde les seigneurs Suong et Ngün, ancêtres du clan noble Lo‑kam, et les premiers princes de Müong Müai. « En ce temps‑là, les seigneurs Tao Suong et Tao Ngün man­geaient le müong de Uni, le müong de Ai en dehors du ciel. Le seigneur Tao Ngün organisa alors le müong de Lo le Grand qui est sous le ciel. » C’est dans cette région « en dehors du ciel » que se trouvent les villages qu’habitent l’une des diverses âmes des morts.

Dans le monde ainsi fait, il avait existé à l’origine une com­munication directe entre le ciel et la terre ; malheureusement cette communication fut bientôt coupée. Voici la légende telle qu’elle est racontée chez les Tai-Noirs de Nghia‑lô au début de la prière rituelle qu’on lit aux funérailles de tout mort ayant appartenu au clan noble Lo‑kam :

 

Je me souviens qu’au temps de la création de la terre et des herbes, de la création du ciel pareil à un chapeau de champignon, de la création des sept montagnes de roc, de la création des gouffres d’eau et des sources, de la création des trois blocs de rochers, de la création des sept cours d’eau, de la création des bouches des rivières Te et Tao, en ce temps, le ciel était étroit et très bas, le ciel était plat. Quand on décortiquait le riz, le ciel gênait les pilons ; quand on filait de la soie, le ciel gênait le fuseau ; les bœufs en marchant étaient gênés par le ciel qui touchait leur bosse, les porcs en marchant étaient gênés par le ciel qui touchait leur dos. En ce temps, les grains de riz étaient gros comme des courges ; les tiges des légumes, il fallait des haches pour les fendre. En ce temps, le blé mûr rentrait tout seul au village ; si l’on était paresseux, il rentrait tout seul à la maison.

En ce temps, il y avait une veuve qui n’avait pas de grenier, qui n’avait pas de natte de bambou. Les grains de riz vinrent en voltigeant se poser sur ses oreilles, se poser sur ses yeux. Alors elle se fâcha ; alors elle prit les grains de riz et alla chercher un couteau pour couper, hacher les grains de riz ; alors elle chassa le riz jusqu’à la rizière sèche en disant :

— Attends qu’on vienne te récolter ! 

Elle chassa le riz jus­qu’à la rizière humide en disant :

— Attends qu’on vienne te moissonner, que l’on vienne te prendre pour te rapporter au village ; et si l’on est paresseux pour venir te prendre, ne rentre pas de toi-même à la mai­son !

La veuve alors prit un petit couteau ; avec le couteau elle coupa le lien du ciel, avec le petit couteau elle trancha le lien du ciel. Le lien du ciel coupé, le ciel s’éleva jusqu’au firmament ; il devint le ciel qui remplit la vue.

 

Les Tai-Blancs de Phu‑qui décrivent ainsi cette communication dans la prière aux Dames Célestes :

A l’origine, la terre était petite comme une feuille de poivrier ; le ciel était comme une petite coquille ; la trace des pieds des buffles était comme la trace d’un poulet. En ce temps, il y avait des arbres, et ils n’avaient pas de feuilles ; il y avait des cœurs, et ils ne savaient pas aimer ; il y avait des garçons, et ils ne savaient pas courtiser les filles ; il y avait des sabres, et on ne savait pas tuer ; il y avait des cou­teaux, et on ne savait pas couper ; il y avait des haches, et on ne savait pas abattre ; il y avait des prières, et on ne savait pas les réciter. on allait du côté du ciel demander au Seigneur ; on allait chercher du riz en montant au monde céleste demander au Père Pukam. Le Père céleste alors ordonna à Tak‑ten de descendre porter des plants de riz. Il descendit de ce côté, il descendit commander aux Tai du pays, il planta dix mille plants...

Après quoi le Seigneur céleste, pour n’être plus incommodé par les demandes constantes des hommes montant au ciel, fit couper la communication. on dit aussi que les hommes gênés par la proximité du ciel demandèrent que le ciel s’élevât, et il prit sa place actuelle.

 

Les Chinois anciens ont une légende analogue. En effet, le Chapitre Luxing du Shujing contient cette phrase :

L’Auguste Seigneur chargea Chongli de rompre la communication entre la terre et le ciel afin que cessassent les descentes (des dieux).

Dès l’époque des Zhou, les érudits chinois ont cherché une explication symbolique de ce passage, et le Guoyu (17) contient un long discours de Guan Yifu au roi Zhao de Chu (514‑488) expliquant que, primitivement, le peuple laissait le soin du culte, et, par conséquent, des communications avec les esprits aux fonctionnaires chargés de ce service, mais qu’au temps de Shaohao, les mœurs s’étant corrompues, le peuple se mit à invoquer les esprits et à les faire descendre à tort et à travers, si bien que les rapports entre les hommes et les dieux devinrent désordonnés : c’est ce que Zhuanxu fit cesser en donnant leurs charges à Chong et à Li.

Cette interprétation est ingénieuse dans son évhémérisme un peu naïf. Nous sommes ici en pleine mythologie ; le texte lui­-même le montre. Les Chinois hésitent à savoir si l’Auguste Seigneur (Huangdi) est Zhuanxu, Yao ou Shun ; or le passage est très clair et ne laisse place à aucun doute : il suffit de lire les lignes qui précèdent pour voir qu’il ne s’agit d’aucun empereur terrestre, mais du Seigneur d’En Haut, qui est mentionné expressément :

Les multitudes qui souffraient d’oppression annoncèrent leur inno­cence en haut. Le Seigneur d’En Haut examina le peuple : il n’y avait pas de parfum de vertu s’élevant, mais la puanteur des châtiments s’exhalant. L’Auguste Seigneur eut pitié de la multitude innocente qu’on assassinait... Alors il ordonna à Chongli de rompre la commu­nication entre la terre et le ciel...

Comme dans la légende tai, les grandes lignes de la légende chinoise étaient qu’à l’origine le ciel et la terre communiquaient entre eux, en sorte que les dieux pouvaient descendre du ciel sur la terre. Plus tard, comme les dieux en profitaient pour descendre du ciel opprimer les hommes (chez les Tai, au contraire, ce sont les hommes qui en abusent pour importuner les dieux), le Seigneur d’En Haut ordonna à Chongli de rompre cette communication.

 

La troisième légende dont je voudrais vous parler est relative à l’aménagement de la terre au commencement du monde. Je vous ai dit, dans la première de ces conférences, combien cet aménagement avait été long et pénible, au milieu des difficultés sans nombre que la configuration du terrain opposait aux défricheurs ; il avait fallu élever des digues contre les inonda­tions, creuser des canaux pour drainer et assécher les marais. Tous ces travaux étaient si anciens que le souvenir s’en perdait dans la brume des légendes, et qu’on les attribuait aux héros de la haute antiquité, descendus du ciel aux origines du monde afin de mettre la terre en état d’être habitée par les hommes. Et chaque région de la Chine avait donné un tour particulier à la légende, suivant les traits particuliers de la topographie, de la religion et de la société locales.

Dans le Nord de la grande plaine, la lutte prenait des allures épiques et les dieux y prenaient leur part : la donnée générale était qu’un monstre maître de la terre, Chiyou, s’opposait au héros céleste, mais était finalement vaincu. « Chiyou sortit de la rivière Xiang, il avait huit doigts, huit orteils, la tête hérissée, il monta sur les Neuf Bourbiers pour abattre le Hongsang », disait le Guizang, ouvrage du IVe siècle A.C. aujourd’hui perdu, qui passait pour la recension du Yijing de la dynastie Yin, probablement parce qu’il provenait du pays de Song où régnaient les descendants de cette dynastie. Il chassa l’Empereur Jaune Huangdi, jusqu’à la plaine Zhuolu, où celui-ci lui livra bataille avec une armée d’ours gris, d’ours noirs, de panthères, de tigres et autres fauves. Ensuite, l’Empereur Jaune envoya contre lui le Dragon ailé Yinglong ; celui-ci rassembla les eaux contre Chiyou qu’aidaient le Comte du Vent Fengbo et le Maître de la pluie Yushi : ce fut alors que le monde fut inondé.

 

Alors, dit le Guizang, l’Empereur Jaune fit descendre la Fille céleste appelée Ba, pour arrêter la pluie ; la pluie cessa (Ba est en effet la déesse de la sécheresse (18)). (Le Dragon ailé) poursuivit et tua Chiyou dans la plaine de Jizhou. La déesse Ba ne put remonter au ciel ; par­tout où elle se tenait, il ne pleuvait pas, les plantes et les animaux mouraient. L’Aïeul de l’Agriculture Tianzu, le prince Jun, le fit savoir à l’Empereur Jaune, et celui-ci transporta Ba au Nord de l’Eau Rouge Chishui (qui sépare au Nord le monde habité du désert). Alors l’Empe­reur jaune planta les cent espèces de grains, d’herbes et d’arbres, et le prince Jun, Aïeul de l’Agriculture, enseigna aux hommes à tra­vailler les champs.

 

Plus au Sud, dans la plaine orientale, entre le Tai hangshan, le Taishan et la mer, la légende était presque identique, au moins dans ses grandes lignes ; mais les noms et les détails étaient différents.

La terre était le domaine de Gonggong, monstre que le Guizang décrit comme ayant un corps de serpent, avec un visage d’homme, des cheveux vermillon et des cornes. Le Maître du Feu, Zhuyong, « au corps de bête, au visage d’homme », fut d’abord envoyé contre lui, mais sans succès. Puis Zhuanxu lutta contre lui et le vainquit. Gonggong s’enfuit, et dans sa rage il se précipita sur le mont Buzhou, colonne Nord‑Ouest du ciel, le frappa de ses cornes, et chercha à le renverser :

La colonne du ciel fut brisée, l’attache de la terre fut rompue, le ciel s’affaissa vers le Nord‑Ouest, et le soleil, la lune, les étoiles se déplacèrent (d’Est en Ouest) ; la terre pencha vers le Sud‑Est, les eaux débordèrent de toute part, et la terre fut inondée.

Un fils de Gonggong, Goulong, ne lutta pas contre Zhuanxu ; au contraire, il aménagea sa terre, domaine qu’il avait reçu de son père, pour la culture et, en récompense, il lui fut accordé des sacrifices ; il devint le Souverain Terre Houtu, Grand dieu du Sol Dashe de tout l’empire.

Entre le domaine de ces deux légendes, au Nord du Taishan dans la région de la rivière Ji, la légende présentait encore la même forme de lutte violente, bien que le texte qui nous l’a conservée, le Liezi, attache moins d’importance à cette lutte elle‑même :

Dans les temps très anciens, les quatre points cardinaux étaient hors de place, les Neuf Provinces étaient ouvertes ; le ciel ne couvrait pas entièrement (la terre), la terre ne portait pas entièrement (le ciel) ; le feu brûlait toujours sans s’éteindre, l’eau coulait toujours sans s’arrêter ; les fauves mangeaient le peuple paisible, les oiseaux de proie enlevaient les vieillards et les enfants. Alors Nügua fondit des pierres de cinq couleurs pour compléter le ciel azuré, elle coupa les pattes d’une tortue pour fixer les points cardinaux, elle tua le dragon noir pour sauver le pays de Ji, elle amassa de la cendre de roseaux pour arrêter les eaux qui débordaient... En ce temps‑là tout fut tran­quille, tout fut parfaitement calme.

Et selon le Fengsu tong, ce fut seulement alors que, tout étant en ordre, « Nü Gua tourna de la terre jaune et en fit des hommes ».

Au contraire de ces légendes des plaines chinoises, dans la région occidentale aux vallées étroites, aux défilés resserrés, aux hautes montagnes abruptes, la légende présentait une affabu­lation assez différente. Au lieu que Nügua endiguât le fleuve, que l’Empereur Jaune envoyât la déesse de la sécheresse, c’est en perçant les montagnes que le héros Yu le Grand avait fait écouler les eaux.

« Dans l’antiquité, Longmen n’étant pas encore percé, Lüliang n’étant pas encore creusé, les eaux du fleuve passaient par ­dessus Mengmen. »  En ce temps‑là, dit le Shujin (19), « les vastes eaux assaillaient le ciel ; immenses, elles embrassaient les mon­tagnes, elles dépassaient les collines ». Gun fut chargé de mettre les choses en ordre sur la terre : un épervier et une tortue lui enseignèrent à faire des digues, mais l’eau montait en même temps que celles‑ci. Alors il déroba les terres vivantes du Seigneur d’En Haut qui croissent d’elles‑mêmes, afin de réprimer les vastes eaux. Le Seigneur d’En Haut, dans sa colère, ordonna à Zhuyong, le ministre de la Justice, de tuer Gun : il le mit à mort au mont Yu ; le cadavre resta là exposé trois ans sans se corrompre : alors il fut ouvert d’un coup de sabre wu, et Yu en sortit. Gun se transforma en poisson nai jaune et se jeta dans le Fleuve Jaune.

Le Seigneur chargea alors Yu de mettre en ordre la terre et d’établir les Neuf Provinces. Yu vainquit les nuages et la pluie au Mont des Nuages et de la Pluie. Quant aux eaux, il ne chercha pas à les endiguer, mais travailla à les faire écouler. Ce fut un long travail pendant lequel il se changea en ours. La fille de Tushan, qu’il avait épousée, le vit un jour sous cette forme et eut si peur qu’elle fut transformée en pierre. Elle devait lui apporter sa nourriture chaque jour quand i1 frappait un tambour ; une fois, il fit tomber des rochers qui se choquèrent avec un bruit de tambour ; elle accourut et, voyant un ours, s’enfuit. Yu la poursuivit ; elle courut jusqu’à ce qu’épuisée elle tombât, et fut changée en pierre. Elle était alors enceinte de Qi : la pierre continua de grossir, et au bout de neuf mois Yu, l’ouvrant d’un coup de sabre, en tira son fils Qi. Les travaux de Yu aboutirent à percer une brèche dans les montagnes de Longmen, à ouvrir le défilé de Mengmen, par où les eaux s’écoulèrent. Puis Boyi, le forestier, et, comme tel, chargé du Feu, enseigna aux hommes la chasse par le feu mis à la brousse. Enfin le Souverain Millet, Houji, apprit aux hommes à semer le grain dans la terre défrichée par le feu.

La légende de Yu était la plus célèbre des légendes chinoises occidentales, mais elle n’était pas la seule : le Zuozhuan (pre­mière année de Zhao) nous fait connaître la légende du Shanxi, sur la rivière Fen ; le héros en était Taitai

Autrefois Jintian eut un descendant appelé Mei, qui fut Maître de l’Eau Xuanmingshi. Celui-ci engendra Yunge et Taitai. Taitai fut capable de succéder à l’emploi de son père : il fit couler régulière­ment la Fen et la Tao, il endigua le grand marais, et rendit habitable Taiyuan.

Toutes ces légendes chinoises, malgré les différences d’affabu­lation, sont bâties sur le même thème. Si on les résume en éliminant les traits accessoires, on constate que leur diversité apparente se réduit au fond à des adaptations locales d’un même thème qui est celui-ci.

Le monde étant couvert d’eau, le Seigneur d’En Haut y envoie un héros pour l’aménager. Celui-ci se heurte à des obsta­cles tels qu’il échoue. Le Seigneur envoie alors un deuxième héros qui, après des exploits prodigieux, réussit à rendre la terre habitable. Alors ce héros même, ou d’autres venus l’aider, enseignent aux hommes l’agriculture.

Or sur ce même thème est construite une légende que l’on trouve à peu près sous la même forme chez tous les Tai d’Indo­chine. Je vous en donnerai ici la version que j’ai notée chez les Tai-Blancs de Phu‑qui :

 

Autrefois, en ce monde d’ici-bas, il y avait de l’eau, il y avait de la terre, mais il n’y avait personne pour les mettre en ordre. Le Ciel dit au Seigneur I-t’u et à la dame I-t’üong :

— L’eau, descendez la boire ; la terre, descendez la mettre en ordre !

Et ils descendirent ; ils allèrent abattre les arbres de la forêt pour faire un défrichement et avoir à manger. Quand vint l’époque du riz mûr, les oiseaux et les rats vinrent de partout et le mangèrent tout ; quand les oiseaux eurent mangé, ils allèrent se percher dans un banyan très grand. Le seigneur I‑t’u prit une hache pour abattre l’arbre, mais de quelque façon qu’il coupât l’arbre, il ne s’abattait pas, de quelque façon qu’il frappât l’arbre, il ne tombait pas ; quelle que fut l’époque, il ne pouvait manger. Au bout de cent ans, il retourna au ciel. Le Ciel le vit venir et lui dit :

— Pourquoi remontez‑vous si vite ?

Il répondit :

— Vraiment rester là‑bas est impossible ; après cent ans, je reviens faire rapport au ciel !

Le Ciel dit :

— Si on délaisse l’eau du monde inférieur, il n’y aura per­sonne pour la boire ; si on délaisse la terre, il n’y aura personne pour la mettre en ordre !

 

Le Ciel envoie alors un deuxième héros, qui reste aussi cent ans, mais qui est obligé de rentrer pour la même raison, le récit est exactement le même que celui du premier héros. Puis il s’adresse à un troisième héros, Pu‑yü, et à sa femme Na‑mü, et les envoie.

 

— Or çà ! Pu‑yü et Na‑mü ! descendez boire l’eau, descendez mettre en ordre la terre ! Quand vous l’aurez mise en ordre, vous l’habiterez jusqu’à la fin des générations.

Alors le seigneur Pu‑yü emporta du ciel une hache d’argent, une hache d’or, et descendit pour abattre. Il coupa neuf ans neuf mois, et le banyan tomba ; il frappa neuf ans neuf mois, et l’arbre s’écroula. Quand fut tombé le banyan, les oiseaux et les rats n’eurent plus de lieu de refuge ; les oiseaux s’envolèrent de tous côtés et retournèrent au ciel. Le Seigneur Pu‑yü aussitôt revint au ciel. Le Ciel le vit monter et demanda :

— Pourquoi revenez‑vous si vite ?

Il étendit les mains pour saluer et dit :

— Le Ciel m’a ordonné de descendre défricher le monde inférieur. J’ai fait des champs, j’ai fait des rizières. Voici que la pluie vient et je n’ai pas de bœufs pour faire les champs de semis ; le tonnerre crie et je n’ai pas de buffles pour faire les rizières. Je vous prie que les bœufs descendent labourer les champs de semis, que les buffles descendent labourer les rizières ! 

Le Ciel dit :

—Cheval, tes pattes sont petites, tu ne peux fouler aux pieds les rizières ; tes jambes sont petites, tu ne peux écraser la boue. Cheval, tu porteras la selle pour que les fonctionnaires sur ton dos aillent se promener ! Buffles, votre cuir est épais, descendez porter le joug ! Porcs et chiens, descendez dans le monde inférieur, pour que les hommes quand ils seront malades fassent des sacrifices ! Poulets, descendez pour marquer le temps et chanter au lever du soleil !

Alors le seigneur Pu‑yü, emme­nant les buffles et les chevaux, se rendit en bas. A mi-route, les bœufs et les buffles virent que l’herbe était bonne ; ils coururent entrer dans les montagnes pour manger l’herbe. Le seigneur irrité remonta au ciel :

— Voici que les bœufs et les buffles se sont enfuis ! Tous les ani­maux ont couru dans la montagne manger l’herbe !

Le Ciel dit :

— Je vous donnerai le tigre qui descendra dans la montagne chasser les buffles ! 

Alors le tigre descendit dans la montagne chasser les bœufs et les buffles et tous les animaux. Et ils revinrent au village, et ils entrèrent dans la maison du seigneur Pu‑yü. Quand arriva l’époque des défrichements, le seigneur fit des défrichements. Ce qu’il fit à manger était excellent, ce qu’il fit pour se vêtir était aussi convenable. Il aima l’eau qu’il avait arrangée, il aima le pays qu’il avait créé. Il ne retourna pas au ciel. Il prit l’apparence d’un gros arbre afin que le peuple l’adorât. Quand arrive la fin de l’année, le peuple tai se réunit et lui sacrifie.

 

Il est en effet devenu le dieu du Sol du canton, le fi-müong, dont je vous ai parlé l’autre jour.

Vous voyez que le thème est bien le même que dans les légendes chinoises. Les différences que la légende tai présente avec celle‑ci sont absolument du même ordre que les différences entre les légendes chinoises elles‑mêmes ; comme elles, elle nous montre l’arrangement local, sous l’influence des condi­tions géographiques et sociales locales, d’un même thème que nous retrouvons aussi chez les Lolo. Et chez tous également, c’est la légende des origines, de la mise en ordre du monde par les hommes au commencement du monde ; mais en Chine, quand on commença à essayer de transposer la mythologie en histoire, au temps des Zhou, on prit chacune de ces légendes à part et, de chacune, on fit un récit historique. Heureusement ce travail factice ne suffit pas à masquer complètement la valeur première purement mythologique de ces légendes.

 

J’espère vous avoir montré, par les faits que je vous ai décrits, tant aujourd’hui qu’au cours des conférences précédentes, que la comparaison de la société et de la religion des Tai modernes avec la société et la religion de la Chine antique, pourrait aider à la compréhension de l’une et de l’autre. Toutefois, j’aurais mal accompli la tâche que je m’étais proposée, si je vous avais donné à croire qu’à mon avis la société, la religion et la mytho­logie chinoises antiques peuvent et doivent s’expliquer par celles des Tai modernes. Il va sans dire qu’une idée simpliste est loin de ma pensée.

Je vous ai dit dès le début qu’un travail absolument scienti­fique devrait comporter des comparaisons des Chinois anciens non pas avec les Tai modernes seuls, mais avec toutes les popu­lations méridionales, Lolo, Moso, etc. Malheureusement ces populations sont très mal connues. Pour les Tai mêmes, j’ai dû m’appuyer presque exclusivement sur mes observations personnelles. Mais l’étude des Tai était pour beaucoup de raisons une des plus faciles : d’abord ils forment des groupes compacts en territoire français, et par conséquent je n’ai pas rencontré avec eux les difficultés matérielles que présenterait l’étude des Lolo ou des Moso en territoire chinois. Ensuite les dialectes sont très proches les uns des autres, et on passe aisément de l’un à l’autre ; pour plusieurs il existe des manuels en français ; et d’autre part, les indigènes étant soumis depuis un siècle et plus à la domination annamite, beaucoup d’entre eux parlent annamite, ce qui facilite l’étude de leur langue. Enfin chaque groupe a son écriture, dont la connaissance est généralement répandue ; et on peut obtenir des textes écrits. Et cependant, malgré ces circonstances favorables, il m’a fallu une dizaine d’années pour recueillir assez de textes de prières, de légendes, etc., pour me faire une idée à peu près exacte de trois groupements locaux tai ; encore reste‑t‑il quelques lacunes. L’étude des autres populations, moins facile, sera bien plus longue encore.

Faut‑il s’interdire des comparaisons qui sautent aux yeux ? Ce serait absurde. Certes, la comparaison avec la totalité des populations vaudrait mieux. Mais, comme dit un proverbe français, « le mieux est l’ennemi du bien ». Puisque la comparaison avec toutes les peuplades est pour le moment impossible, la comparaison avec une seule peuplade vaut mieux que pas de comparaison du tout. Pour dépasser la simple constatation de ce que pensaient de leurs cérémonies les Chinois du IIIe ou du IIe siècle A.C. et atteindre au sens profond des faits religieux, la pire méthode serait celle qui consisterait à expliquer unique­ment par une interprétation plus ou moins ingénieuse des textes chinois relativement tardifs des croyances et des rites que nous constatons avoir été communs à de nombreuses populations apparentées, sinon par la race et par la langue, au moins par la culture, et parmi lesquelles les Chinois ne forment qu’un seul groupement entre plusieurs. La comparaison s’impose donc en Chine comme ailleurs. Seulement il faut se garder d’expliquer les uns par les autres, soit les Chinois par les Tai ou les Lolo, soit les Tai ou les Lolo par les Chinois, comme si les uns avaient conservé intact et dans sa forme originelle ce que les autres auraient seuls transformé. Il faut se rappeler constamment que nous avons en réalité, chez les Chinois anciens et chez les Tai actuels, deux formes différentes prises, après une longue évo­lution séparée par un même rite, par une même croyance, par un même fait social, par une même légende, peut‑être même par des rites, des croyances, des faits sociaux, des légendes analogues, mais différenciés dès l’origine.

 

 

 

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V

Les coutumes funéraires chez les Tai-Noirs du Haut-Tonkin

 

Les Tai-Noirs sont un petit groupement tonkinois de ces populations thai, les plus nombreuses parmi les tribus barbares du Sud de la Chine et du Nord de la péninsule indochinoise, dont le domaine s’étend en une large bande Ouest‑Est, de chaque côté de la frontière méridionale de la Chine, depuis le golfe du Bengale où atteignait presque la tribu aujourd’hui éteinte des Ahom, la plus occidentale, dans le bassin du Brahmapoutra, jusqu’au golfe du Tonkin et à l’île de Hainan. Ils habitent la région qui s’étend entre le Fleuve Rouge, la Rivière Noire et le Song Ma, aux confins du Laos, du Tonkin et de l’Annam. C’est un pays très montagneux et assez pauvre, sauf dans quel­ques cuvettes où la plaine est bien irriguée et transformée en rizières, celle de Müong Lo (en annamite Nghia‑lô) près du Fleuve Rouge, celle de Müong Theng (en annamite Diên­biên phu) à la frontière du Laos, etc. Ils forment là des villages importants aux maisons toujours bâties sur pilotis, gouvernés par leurs seigneurs héréditaires, ou du moins pris toujours dans la même famille, la famille Lo‑kam. Grâce aux difficultés de communication, ces tribus ont conservé leur religion et leurs coutumes propres, supplantées chez les Shan de Birmanie et du Yunnan, chez les Siamois et chez les Laotiens par le Boud­dhisme, et fortement influencées par les idées chinoises, soit directement, soit par l’intermédiaire des Annamites, chez les populations du Guangxi, et chez les Tai-Blancs du Nord du Tonkin. Dans la vallée de Nghia‑lô, les Tai-Noirs ne sont pas très anciennement installés : ils sont venus en conquérants, il y a environ un siècle et demi, dans le pays jusque‑là peuplé de Tai-Blancs ; sans chasser ceux‑ci, ils ont fondé leurs propres villages, gardant leur langue, leurs coutumes, leurs fêtes reli­gieuses, leur organisation politique ; et les deux populations vivent encore aujourd’hui côte à côte sans se confondre, mais non sans se mêler par de nombreux mariages.

Les Tai-Noirs de Nghia‑lô, comme d’ailleurs presque tous les Extrême‑Orientaux, ont sur l’âme des vivants et des morts des idées très différentes des idées occidentales. Pour eux, l’homme vivant n’a pas une âme, il en a un très grand nombre. Un sorcier que j’interrogeais m’en a énuméré 81, et il a ajouté qu’il n’était pas très sûr d’avoir tout dit ; un autre m’en a énuméré une tren­taine. De ces âmes les unes sont localisées et commandent un membre, une articulation, une partie du corps : il y a « les âmes des yeux, petites, qui voient clairement », et l’âme du nez, au lieu où l’air entre et sort », et encore « l’âme de la bouche, qui sait parler » ; il y a les âmes des pieds, des mains, etc. D’autres commandent non un lieu réel mais une affection, une qualité, l’âme qui travaille au jardin près de la maison et fait les rizières et « l’âme qui surveille le corps tout entier ». Ces âmes ne tiennent pas très étroitement au corps vivant ; une surprise, une frayeur, un éternuement suffisent à en faire tomber quelques‑unes, et cette perte se traduit généralement par un accès de fièvre. Ou bien c’est une divinité offensée qui se venge en capturant une âme, et produit ainsi une maladie. Quelle que soit l’origine du mal, on doit alors faire venir le sorcier. Celui-ci est un individu qui possède un esprit particulier, fi-mot, grâce auquel il est capable de faire sortir quelques‑unes de ses âmes de son propre corps et de les y faire rentrer ; ce sont elles qui, avec l’esprit familier du sorcier, vont rechercher l’âme qu’a perdue le malade, et promettent au dieu offensé les offrandes propitiatoires qui amèneront la guérison. En envoyant ainsi ses âmes au loin, le sorcier n’est pas sans courir de grands dangers : si elles se per­dent et ne reviennent pas, il meurt ou devient fou. Aussi a‑t‑il grand soin de les rappeler à la fin de sa prière :

O mes âmes ! en redescendant du ciel dans le monde d’ici-bas, ne prenez pas de mauvaises routes ! Ne passez pas par de mauvais sentiers ! Si le chemin est en mauvais état, ô mes âmes, descendez tout doucement ! Mes âmes, ne vous arrêtez pas dans des villages étrangers. Mes âmes, ne vous dispersez pas au milieu de l’espace ! Si vous demeuriez dans le monde céleste, vous deviendriez folles. Si vous vous arrêtiez dans le ciel, vous deviendriez stupides. Si vous restiez dans le monde d’en haut, vous deviendriez idiotes. Descendez dans le monde inférieur, ô mes âmes, revenez à la maison !

A la mort, toutes ces âmes se séparent les unes des autres et forment quatre groupes qui vont vivre dans des lieux séparés comme quatre individus distincts. L’âme du sommet de la tête, avec l’âme des mains, reste à la maison. Ce sont les fi-hün, les esprits de la maison, qui y résident constamment pour protéger leurs descendants. L’âme qui surveille le corps tout entier et celle des os habitent dans la tombe avec le cadavre et y vivent sous les ordres du dieu du village, fi-ban. Enfin l’âme qui travaille à la rizière, l’âme du cœur et de la tête, celles des pieds, celles des yeux, etc., s’en vont très loin ; les unes montent au ciel, dans des villages célestes, les autres s’arrêtent à mi-chemin et vont habiter dans des villages aux confins du ciel et de la terre, là où le ciel et la terre se touchent.

 

Les Tai-Noirs, en effet, se représentent le monde d’une façon encore enfantine. Il est formé de trois étages superposés : en bas, c’est le monde des nains, au milieu, c’est le monde terrestre, en haut, c’est le monde céleste. Le ciel est une sorte de grand plafond fait de pierres bleues ; il est porté tout autour par un pied vertical peu élevé, le Pied du Ciel, qui repose directement sur les hautes montagnes du bout de la terre, aux lieux où le soleil se lève et se couche. Le Pied du Ciel est percé de plu­sieurs portes destinées à laisser passer les dieux, les âmes des morts, les sorciers qui, accompagnés de leurs fi-mot, montent au ciel demander la guérison des malades, et aussi le soleil, la lune, les vents, etc. Car le soleil, après avoir passé la nuit sur terre, monte au ciel à l’orient en gravissant le côté extérieur du Pic d’Or du Bout des Eaux, en dehors du plafond céleste ; c’est une boule d’or que des jeunes gens, les Seigneurs du Soleil, Pu Ngen, roulent devant eux jusqu’au sommet de la montagne ; ils la font passer par la porte de Lumière de la Cime du Pic d’Or, percée dans le Pied du Ciel : et c’est pour les hommes le lever du soleil. Un chemin sous le ciel les mène à l’Ouest, le soir, à la Montagne où le Ciel Finit ; ils y trouvent dans le Pied du Ciel une autre porte par laquelle ils poussent le soleil hors du ciel, et ils le font redescendre sur terre : c’est son coucher ; puis, toute la nuit, ils vont, roulant le soleil d’Occident en Orient, sur la terre, en dehors du ciel (c’est pourquoi les hommes ne le voient pas), du côté méridional. La lune suit là‑haut à peu près le même trajet, poussée par des jeunes filles, les Dames de la Lune, Nang Büon, mais sur terre ; elles la font revenir par le côté septentrional. Les Dames de la Lune ont d’ailleurs plus de travail que les Seigneurs du Soleil. Ce sont elles, en effet, qui emmaillotent et démaillotent la lune tout le long du mois avec une longue bande d’étoffe, l’enroulant d’un tour chaque jour à partir du 16, la déroulant d’un tour du 1er au 15, ce qui produit les phases de la lune. Elles ont aussi à la défendre contre la Grenouille qui Mange la Lune, monstre qui cause les éclipses, lorsque, profitant du sommeil du Seigneur de l’Étang Han, Pu Nong Han, elle s’échappe de l’étang où il la garde liée par une chaîne d’or, et avale la lune d’une seule bouchée ; il faut alors que les Dames de la Lune courent chercher le Seigneur de l’Étang Han, seul capable de faire rendre gorge au monstre, et pour les aider à le réveiller, les jeunes filles terrestres frappent leurs mortiers à riz de leurs pilons.

Entre le ciel et la terre coule une rivière qui conduit au ciel les eaux terrestres (20). Les eaux de la mer, s’écoulant vers l’Est jusqu’au Pic d’Or du Bout des Eaux, pénètrent dans la base de la montagne pour en ressortir par le sommet, et devenir la source de la rivière céleste. A l’entrée de la grotte qui se creuse dans le pied de la montagne, se tient le Seigneur Si-su du Bout des Eaux, qui, aidé d’oiseaux et de crabes géants, empêche les arbres et les cadavres d’animaux de passer (21) ; c’est lui aussi qui garde l’obscurité ; chaque soir, il ouvre la Porte de l’Obscurité Céleste, et la fait sortir pour répandre la nuit sur la terre. En même temps, la Fille aux Étoiles, on‑nang‑dao, ôte le voile qui cache les astres pendant le jour, et les découvre pour les en recouvrir à l’aube.

 

Le monde céleste, qui s’étend au‑dessus du plafond de pierres bleues du firmament, est le domaine des dieux, des esprits et des âmes des morts. Il est gouverné par le Père T’en le Grand. Po‑t’en Luong, le chef suprême des dieux et des hommes, qui y tient sa cour, et qui a sous ses ordres des divinités célestes moins importantes, les Po‑t’en. Chaque famille humaine (22) a été créée par un Po‑t’en, et, après la mort, celles des âmes des gens de cette famille qui montent au ciel vont habiter les villages de ce dieu, tandis que les autres s’arrêtent dans des villages situés encore sur terre, mais en dehors du ciel, au pied des montagnes sur lesquelles le Pied du Ciel vient poser.

 

L’existence, dans le monde des morts, est absolument iden­tique à l’existence terrestre. Les âmes habitent des maisons, font leurs rizières, élèvent leur bétail comme ici-bas ; elles y vivent et elles y meurent. La vie y est seulement bien plus longue qu’en ce monde, elle dure plusieurs centaines d’années. Au bout de ce temps l’âme meurt dans le ciel, on lui fait des funérailles, on la brûle, et on lui élève un tombeau, exactement comme on fait aux cadavres sur terre. Mortes sur la terre, les âmes étaient allées au ciel ; mortes au ciel, elles retournent sur la terre ; mais après cette mort céleste, comme après la mort terrestre, leur association prend fin : chacune des petites âmes séparées reprend son individualité : elles deviennent des che­nilles, puis, quand ces chenilles elles‑mêmes meurent, leurs âmes se transforment en une sorte de mousse qui croît dans les lieux humides. En cet état, elles se rappellent avoir été hommes ; elles regrettent ce temps et sont jalouses des vivants : c’est pour­quoi elles produisent une humidité qui les rend glissantes, afin de faire tomber tous ceux qui passent sur elles et les foulent aux pieds.

Ceci est le sort des hommes du commun. Mais l’égalité n’existe pas, même après la mort, dans la société aristocratique des Tai-Noirs, et ceux qui ont la chance d’appartenir à la famille noble des Lo‑kam sont beaucoup plus heureux. Leurs âmes vont habiter un village à part chez le Po‑t’en Luong, le chef des dieux. Là elles n’ont plus à travailler, le riz pousse tout seul dans les rizières et rentre de lui-même dans les greniers ; les poissons montent d’eux‑mêmes de la rivière se placer dans la marmite. Aussi ces âmes n’ont‑elles qu’à se laisser vivre dans des fêtes et des bombances perpétuelles. Et elles ne meurent pas. C’est que les Lo‑kam ne sont pas des hommes comme les autres — ils ne sont pas, comme les roturiers, sortis de la courge colossale qui poussa sur terre au commencement du monde ; leur ancêtre n’a pas été créé par un des Po‑t’en ; ils sont les descendants d’un fils du Po‑t’en Luong lui-même, qui fut envoyé des villages situés  en dehors du ciel » ici-bas pour gouverner les hommes.

Le chemin qui conduit de la terre au pays des morts est difficile, et les âmes ne le connaissent pas. Aussi leur faut‑il un guide pour la route. C’est le sorcier qui indique à chaque âme ce qu’elle doit faire, et le lieu où elle doit rester : à mesure qu’il récite la longue prière « pour accompagner les esprits des morts », ses âmes conduisent celles du défunt, accomplissent le long trajet, en signalant les passages dangereux, et en ensei­gnant au mort tout ce qu’il doit faire. Par exemple, en appro­chant de la tombe, il dit :

Voilà votre fosse, votre tombe. Que l’âme de la tête passe ! Que l’âme des extrémités reste !

En arrivant au village qui est au pied du ciel il dit de même :

Vous êtes arrivés chez les mânes de Chüong‑kop mangeurs d’of­frandes, chez les mânes de Chüong‑kang mangeurs de sacrifices. Que l’âme de la tête passe ! Que l’âme des extrémités reste ! Mâchez une chique de bétel et passez !

Il leur dit aussi ce qu’elles ont à faire à chaque incident du voyage. A mi-chemin du ciel on rencontre une rivière très large, et le sorcier apprend au mort comment il faut louer une barque :

Vous voici au fleuve Ta Khun, dont les vagues se brisent, au fleuve Ta Khai dont les flots se recourbent. Vous êtes arrivés chez le Seigneur Khun Chüong et chez la dame Züong‑nam. Prenez l’argent enveloppé dans le col de votre habit et louez‑lui une grande barque pour passer, une grande barque pour ramer. Les mauvaises barques transportent les esprits puants ; les vieilles barques transportent les esprits des morts. Prenez‑en une pour passer en ramant à l’autre rive.

Plus loin, c’est une croisée de chemins où il est difficile de faire un choix :

Il y a trente chemins derrière vous ; neuf cent mille chemins conver­gent ; les chemins qui mènent au ciel sont au nombre de trente mille.

Et le sorcier explique longuement les mauvais chemins qu’il ne faut pas prendre.

On comprend que pour un voyage aussi compliqué il soit nécessaire d’avoir un bon guide : aussi le choix du sorcier est‑il une discussion des plus sérieuses dans la famille après un décès.

Quand un homme est mourant, les parents autour de lui, pen­dant les derniers instants de l’agonie, font un dernier effort pour persuader à son âme de rester, et ils crient à plusieurs reprises

O un tel ! ne meurs pas ! reviens à la vie !

Et ils continuent ainsi même après qu’il a rendu le dernier soupir, dans l’espoir que l’âme, qui est encore toute proche, rentrera dans le corps qu’elle vient de quitter.

Aussitôt après la mort, on habille le cadavre de vêtements neufs et on lui attache au cou une petite pièce d’argent en lui disant :

Une pièce de dix sous est enveloppée dans le col de votre habit, pour le moment où vous aurez à louer un bateau, à louer un radeau !

Il s’agit du bac du Ta Khai, dont je viens de parler. Puis on l’enveloppe dans un linceul et on le met dans le cercueil en lui disant :

J’ai trouvé un cercueil pour vous ! Entrez dans le cercueil !

Et pendant qu’on le couche dans la bière, chacun rappelle ses propres âmes, de peur qu’elles ne se laissent enfermer avec celles du mort :

O mes âmes ! revenez à la maison !

Cela fait, le fils aîné offre au mort un repas, et tout le temps que le cercueil restera à la maison, à chaque repas, le fils aîné offrira une part du repas au mort.

 

Généralement, la cérémonie des funérailles commence dès le lendemain et dure deux jours : un jour pour la crémation, car on incinère le cadavre, un jour pour l’inhumation des cendres.

Le matin, le sorcier vient réciter la longue prière « pour con­duire les âmes des morts » ; tout le temps de la lecture, pour se défendre contre les dangers qu’il court pendant le voyage (car ses âmes accompagnent celles du mort, pour les guider, tout le long du chemin), il tient dans chaque main un sabre, l’un la pointe en bas, fichée dans le plancher de la maison, l’autre appuyé sur son épaule la pointe en haut. Puis on descend le cer­cueil de la maison, non par la porte, mais en démolissant une travée du mur : si le mort passait par la porte, il pourrait retrou­ver sa maison, et reviendrait tourmenter ses parents ; on le déroute en le faisant passer par ce chemin, car si par la suite il revient, le mur sera rebâti à l’endroit par où il est sorti. L’âme après la mort, est peu intelligente : elle ne saura pas retrouver la porte.

Le cercueil ainsi descendu, on le conduit lentement et en pro­cession au lieu d’incinération. En tête marche le sorcier, tenant au bout d’une perche la charpie pour allumer le bûcher ; der­rière lui des tambours ; puis le cercueil, suivi de la famille en deuil, les cheveux épars, et vêtue de blanc, et de tous les gens du village. Tout le monde crie, hurle, et fait le plus de bruit possible. Quand on arrive au lieu de l’incinération, on trouve la fosse déjà toute creusée et un grand bûcher dressé au‑dessus d’elle. on dépose le cercueil sur le bûcher, et le sorcier allume le feu : bois, cercueil et cadavre brûlent ensemble, et les cendres tombent pêle‑mêle dans la fosse. Quand tout est consumé, le sorcier éteint le feu en y jetant de l’eau, puis il descend dans la fosse le premier et y ramasse quelques ossements. Après lui le fils aîné, puis les membres de la famille, descendent chacun à son tour ramasser quelques ossements : on les place dans une jarre que le fils aîné rapporte à la maison. En arrivant, il leur fait une offrande. Puis commence un grand repas, auquel prend part tout le village, et qui dure toute la nuit.

C’est le lendemain qu’enfin on construit la tombe. Une nou­velle procession se forme dans le même ordre que la veille, pour porter les cendres à l’endroit où, la veille, a eu lieu l’incinéra­tion : le sorcier marche en tête, suivi du fils aîné, qui porte la jarre funéraire, et de toute la famille. Un petit trou a été creusé à l’avance à côté de la grande fosse de la veille ; la jarre funéraire y est déposée, puis la famille et tous les gens du village élèvent au‑dessus un petit tumulus en terre battue, d’environ 0,30 m de haut. Ils entourent ce tumulus d’une enceinte de petits pieux, puis ils construisent par‑dessus une petite maison en bambous et en paillotes destinée à abriter les âmes qui restent avec le cadavre. C’est une maison tai-noir en miniature, sur de petits pilotis, avec les petites terrasses de devant et de derrière, et un toit en paillotes couvrant le tout, avec un petit escalier du côté du soleil couchant, une porte et une fenêtre. Mais on n’y fait pas de foyer parce que le mort n’a pas à cuire ses aliments, il vit des offrandes qui lui sont faites. Le tout a environ deux mètres à deux mètres cinquante de haut, de la base du tumulus au sommet du toit, sur deux mètres de long et un mètre cinquante de large.

Cette petite maison de l’âme est meublée exactement comme pour un vivant : on y prépare le lit du mort, avec un matelas, une couverture, un oreiller. Près de la fenêtre sont pendus le chapeau du mort et ses souliers s’il en avait ; on place à côté du lit sa pipe avec sa tabatière et un peu de tabac, et même aussi, s’il était fumeur d’opium, sa pipe à opium et sa lampe. Un petit siège en rotin lui permettra de s’asseoir, et près de là un plateau, avec assiettes, bols, tasses, bâtonnets, de manger. Avant d’être dépo­sés dans la maison du mort, les objets sont presque tous brisés, la couverture, le matelas sont crevés à coups de couteau, le tabouret est rompu en pièces : ils doivent tous être morts, eux aussi, pour aller dans l’autre monde servir aux besoins du mort ; s’ils étaient entiers, ils appartiendraient au monde des vivants et ne lui seraient d’aucune utilité. Cependant, on ne pousse pas cette idée à l’extrême, et la vaisselle du mort est généralement laissée intacte.

 

Quand il a été ainsi pourvu aux besoins de celles des âmes qui restent avec le cadavre, on s’occupe de celles qui montent au ciel et on les équipe pour leur voyage. En dehors de la maison ; dans l’enceinte de pieux, du côté où se trouvaient les pieds du mort lors de l’incinération, on dresse une colonne de bois de 3 m à 3,50 m de haut. Sur cette colonne, on place un parasol ouvert, puis à droite et à gauche deux tiges inclinées, portant à leurs extrémités, l’une une grande bande de toile blanche et rouge, et l’autre un petit cheval ailé en bois, « le cheval‑oiseau de la colonne » ; au‑dessous du parasol, un petit paquet de riz comme nourriture du cheval ; enfin, on enfonce dans la colonne, à égale distance l’une de l’autre, cinq petites traverses de bois. Les âmes, en sortant de la maison, grimpent à la colonne par les petites traverses qui servent d’escalier, puis prennent le para­sol pour s’abriter pendant le long voyage, elles montent sur le cheval et s’élèvent ainsi au ciel. La bande d’étoffe blanche et rouge qu’elles doivent aussi emporter est un présent qu’elles offrent au dieu des morts, le Père T’en, probablement pour acheter le droit d’habiter une de ses maisons dans ses domaines célestes.

Quand tout est terminé, avant de partir, le fils lâche dans l’en­ceinte extérieure de la maison funéraire deux petits poussins gros comme le poing. Ils sont donnés au mort pour qu’il les élève. En réalité, ils sont destinés à permettre aux descendants de reconnaître la puissance du mort dans l’autre monde. Si son âme est puissante, elle saura protéger ses poussins, qui resteront vivants dans l’enceinte où ils sont enfermés ; si elle est faible, elle ne pourra rien pour eux, et ils seront mangés par les bêtes sauvages ou mourront de faim. Les descendants savent ainsi quel degré de protection ils doivent eux‑mêmes attendre de leur ancêtre défunt, et cela a un intérêt pratique pour les offrandes à lui faire.

 

 

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N  O  T  E  S

 

(1) Shijing, Guofeng, XV, I, 5.

(2) Ex. dans l’index le caractère chinois jing qui dessine neuf carrés  le carré central cultivé pour le seigneur et les huit carrés périphériques.

(3) Cf. les articles de Maspero sur les régimes fonciers réédités par P. Demiéville dans les Mélanges posthumes sur les Religions et l’histoire de la Chine, vol. III, et Étienne Balazs, La Bureaucratie Céleste, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, pp.139‑195.

(4) Shijing. Xiaoya VI, V, 1.

(5) Yijing, hexagramme XXV (Wou‑wang), 2e ligne.

(6) Shujing, chap.Yi Ji.

(7) Shujing, chap. Shuntian.

(8) Mencius, III, IV, 7.

(9) Shijing, Guofeng, XII, II, 2‑3.

(10) Ibid., VII, XXI, 1-2.

(11) Ibid, VII, VII, 1-2.

(12) Ibid., XII, VII, 1.

(13) Ibid., X, XI.

(14) Granet, Fêtes et Chansons anciennes de la Chine, p. ╓137 .

(14a) Li ki, chap. Tsi fa (trad. Couvreur, t. II, p. ╓265266 ).

(15) Dayanfu, attribué à Song Yu.

(16) Zhongyong : dizai tianfu.

(17) Chuyu, j. 18, Ia.

(18) Shijing, Xiaoya, III, IV, 5.

(19) Shujing, Yiji, trad. Legge, 77. [Couvreur, ╓49 ]

(20) Chez les Tai-Blancs, de la même région, et même chez bien des Tai-Noirs de pays voisins, la rivière est la Voie lactée. Il n’en est pas ainsi chez les Tai-Noirs de Nghia‑lô.

(21) Les Tai-Noirs, qui habitent fort loin de la mer, se la représentent, en plus grand, comme un fleuve de leur pays, charriant aux hautes eaux les cadavres de buffles noyés et les troncs d’arbres arrachés à ses rives : c’est à leur enlèvement que le Seigneur Si-su est préposé.

(22) Il s’agit des grands clans religieux, ayant un nom commun, des tabous communs, etc. ; il semble bien que leur nombre rituel soit de sept. Le plus important est le clan noble des Lo‑kam ; ensuite viennent les clans roturiers des Kuang, des Hun‑vi, etc. on désigne généralement les Po‑t’en par le nom du clan auquel ils président : il y a le Po‑t’en Kuang, le Po‑t’en Vi ; et le chef suprême Po‑t’en Luong est ainsi appelé parfois Po‑t’en Lo, du nom de la famille Lo‑kam.                     

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I.   La vie paysanne. —— II.  Les fêtes du printemps. —— III. La religion officielle.

IV. La mythologie   ——  V.  Les coutumes funéraires chez les Tai-Noirs du Haut-Tonkin.

Notes Table